Port-au-Prince, le 25 juillet 2018
Interloqué par la dernière de
ces sorties soudaines, inhabituelles et pertinentes de ma voisine
Chancelie qui nourrit une piètre opinion de la politique et des dirigeants
politiques haïtiens, je rétorquai mollement :
Les carcasses de voitures incendiées lors des violentes manifestations à Port-au-Prince les 6,7 et 8 juillet 2018. |
« Comment ça, nous !
Qui est ce nous-là ? Qu’ai-je donc à voir avec tout ça, Chancelie ! Tu
sais bien que je n’ai pu ni encourager, ni agréer et encore moins commanditer
les violences des 6, 7 et 8 Juillet déclenchées par l’augmentation inacceptable
du prix de l’essence et du coût du transport en commun qui va suivre. »
La discussion s’était
poursuivie sur ce ton sans que personne autour de la table ne change d’avis sur
le sujet. Toujours est-il que, dans la foulée de ces événements, j’ai dû, en
mon for intérieur, admettre que, nous autres intellectuels, cadres
administratifs, dirigeants d’organisations politiques et de la société civile,
nous autres citoyens plus avisés, nous avons l’impérieux devoir
d’opiner sur la question et de faire entendre clairement notre voix.
Et, tout silence ou
atermoiement, toute tergiversation ou ambivalence de notre part risque d’être,
à juste titre, interprété, sinon comme une forme de complicité, mais d’extrême
tolérance. un crime de lèse-citoyenneté.
A l’évidence, cela fait plus
d’une semaine que le pays, particulièrement la zone métropolitaine de
Port-au-Prince, a vécu de nombreuses scènes de violence et que les biens de
centaines de citoyens et d’entreprises ont été vandalisés, ou incendiés.
Sans parler des pertes en vies humaines.
Et, le grand drame dans tout
cela ? Cet air de déjà-vu, ce sentiment d’impuissance et l’intime
conviction que ce déchaînement de passion,cette explosion de violence n’est pas
la meilleure façon de vider nos querelles ou d’engager la patrie dans la voie
du développement économique et de la modernité politique.
L'annonce de la décision a suscité de vives protestations et de violences meurtrières. |
En fait, nous avons suivi
cette voie tout au long de notre histoire, et la nation ne se porte pas mieux
pour autant. Depuis quelque temps, elle est même pratiquement devenue un pays
en lambeaux, un pays où les jeunes délaissent la campagne et émigrent par
vagues successives.
Huit ans après Goudougoudou,
le terrible tremblement de terre de janvier 2010, qui a causé d’irréparables
dégâts, fait près de 300,000 morts et déclenché un sursaut de solidarité
internationale sans précédent dans nos annales, il est navrant de constater,
que non seulement le pays n’a pas avancé d’un pouce, mais qu’il s’est mis à
reculer.
En effet, des milliers de gens
vivent jusqu’à présent sous des tentes, le palais national, le Parlement, le
palais de justice et tant d’autres édifices publics n’ont pas pas été
reconstruits.
Dans l’intervalle, l’économie
patine, elle fait du sur-place et es services de base sont de mauvaise qualité
et quasi inaccessibles. La population s’appauvrit davantage au fil des jours,
la déprime s’est installée au sein des foyers, l’insécurité habite les
esprits et l’environnement se dégrade à vitesse grand V. En résumé, plus rien
ne va.
Le centre de la capitale haïtienne, notamment la zone de Delmas a été le théâtre des actes de pillage. |
C’est dans ce contexte
particulièrement morose que se sont déroulées les journées mouvementées de ce
début de mois, qui devraient servir de piqûre de rappel et nous inciter à
questionner nos actions, engagements, attitudes, comportements, rôles et
responsabilités dans le cadre de l’évolution de notre société. Afin d’en tirer
des enseignements susceptibles de faciliter un dialogue franc et serein,
d’établir et de renforcer des rapports harmonieux entre nos élites et la
population.
Et il est indéniable que le
pays va mal, et les récents soubresauts qui ont secoué la nation ont clairement
fait ressortir le désarroi de la grande majorité de nos concitoyens.
L’observation objective et
l’analyse judicieuse des derniers événements nous révèlent les points suivants
:
1) L’existence d’une large
fracture sociale et l’urgente nécessité d’élaborer et d’appliquer des
politiques publiques orientées, entre autres choses, vers la réduction de la
pauvreté et du chômage, la création d’emplois et de richesses, la formation
professionnelle, la protection sociale...
2) La violence, et non le
dialogue social et politique, est, historiquement, et encore une fois, le mode
d’expression généralement utilisé pour manifester nos frustrations,
insatisfactions, colères, mécontentements ou ras-le-bol ;ou encore les carences
de l'État en matière de gouvernance.
Les pilleurs ont vandalisé et incendié des magasins dans la capitale haïtienne durant les 3 jours de manifestation. |
3) Qu’il s’agisse des actes,
conséquences, réactions ou déclarations suscités lors de ces événements, nous
faisons tout dans la démesure. Et, au lieu de se déclarer consternés, attristés
meurtris, scandalisés ou indignés par les dégâts et méfaits des premiers jours
du mois, certains, sans souci de la grave atteinte portée à l’image
nationale, n’hésitent pas, au nom d’une quelconque réprobation des injustices
et inégalités sociales historiquement subies par nos déracinés et déshérités du
sort, à chercher des justifications ou des excuses au comportement des
émeutiers, ainsi qu’aux dysfonctionnements de notre structure sociale.
4) Sauf de rares exceptions,
en lieu et place de réflexions et propositions constructives destinées à éviter
d’éventuelles rééditions de cette situation catastrophique, la grande
majorité des protagonistes, victimes, observateurs et responsables d'organisations
de tous genres, ont préféré accuser, dénoncer critiquer, invectiver les
casseurs et présumés auteurs intellectuels de ces actes de brigandage qui ont
une fois de plus encore contribué à démolir notre environnement urbain.
5) Nous avons une sainte
horreur de la pondération et du discernement; et ceci transparaît
dans les déclarations, écrits, propos, explications, opinions et commentaires
émis en marge de ces trois journées de troubles.
Dans un tel contexte, est-il
donc nécessaire de signaler que pareil penchant, pareille attitude, au lieu
d’apaiser les esprits, ne sert qu’à exacerber les clivages, qu’à attiser les
passions et paralyser le fonctionnement de nos institutions. Sans pour autant
faciliter les conditions d’un dialogue empreint de franchise, de sérénité et de
respect mutuel.
À cet égard, il convient,
néanmoins, de souligner le caractère et le contenu hautement positifs du
Communiqué de presse du Core Group et de la seconde note de presse du Forum
Économique du Secteur Privé.
6) L’Exécutif souffre d’un
énorme déficit de légitimité et ne doit aucunement rester sourd et aveugle aux
revendications populaires. D’où l’impérieuse obligation d’initier, d'appliquer
un large éventail de mesures sociales destinées à soulager les couches
de la population vivant en situation d’extrême précarité; et d’enclencher une
lutte sans répit contre la corruption, la contrebande, la fraude fiscale, la
gabegie administrative et l’allocation injustifiée d’avantages financiers indus
à des entreprises, des parlementaires et des grands commis de l’État.
Vol et pillage durant les violences des 6,7 et 8 juillet en Haïti |
Dans cette optique,
l’élimination des dépenses somptuaires, ainsi que l’assainissement et le rééquilibrage du budget national au
bénéfice de secteurs-clés comme l’agriculture, l’éducation, la santé, l'économie,
les affaires sociales et les travaux publics, devraient figurer au premier rang
des priorités de l’agenda national. Et ce train de réformes et de mesures
contribuerait à laver l'exécutif et le parlement des accusations
de népotisme, de clientélisme et de mauvaise gestion et d’irresponsabilité
financière trop souvent portées contre eux.
En dernier lieu, la Présidence
a, pour l’instant, tout intérêt à engager un dialogue franc et serein avec tous
les secteurs de la nation ; ce, afin d’élaborer une feuille de route
consensuelle et de convenir de la formation d’un gouvernement appliquant des
politiques publiques orientées ver la stabilité des institutions, la
paix sociale et le développement économique national.
Conséquemment, il nous faut,
par-delà nos clivages politiques, économiques, sociaux ou intergénérationnels,
mettre une sourdine à nos récriminations pour galvaniser nos
énergies, mettre à contribution nos ressources et initiatives, et faire face,
de façon unifiée, unitaire à la grave crise actuelle et aux nombreux défis
qu’elle charrie.
En d’autres mots, inspirés de
l’esprit de sacrifice, des leçons d’abnégation et de discernement de nos aïeux,
et fortement animés des valeurs à la base de la glorieuse épopée de 1804, nous
devrons évacuer nos querelles politiques et nous affranchir de nos clans et
chapelles politiques. Motivés par la ferme détermination de répondre à
l’interpellation de l’Histoire et armés d’un véritable projet de société, nous
pourrons ainsi engager résolument le pays dans le délicat et difficile
processus de construction nationale de socialisation politique, de réforme
institutionnelle et de développement durable qui nous attend.
Branly OGÉ
Politologue, Consultant
Politique
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