Par: Eddy Cavé et Louis Carl Saint Jean
PREMIÈRE PARTIE
« La Dessalinienne »
Par les vertus de l’internet, le spectacle
désolant d’un groupe de compatriotes entonnant en chœur « La Dessalinienne
» pendant l’envoi d’un drapeau brésilien a vite fait le tour
du monde. Il a en même temps provoqué une vague de réactions allant de la
complète indifférence à l’indignation intempestive; d’un simple haussement
d’épaules à des cris d’indignation en passant par les « oui, mais » bien
connus et bien commodes par lesquels on condamne et absout du même souffle.
Avant de répondre à ces questions, il convient de rappeler la valeur de symbole de La Dessalinienne et les circonstances dans lesquelles elle a été composée.
Les poussières n’étaient même pas encore
tombées qu’un autre scandale éclatait avec l’interprétation rocambolesque de
l’hymne national qu’une chanteuse sortie d’une boîte à surprises donnait au Champ de Mars à un public
incapable de contenir son étonnement. Cela se passait sous les yeux du couple
présidentiel, visiblement amusé par un spectacle qu’il aurait dû, au moins par
respect pour nos Aïeux, condamner sévèrement. Le clou de cette ronde d’inepties
sera une danse indécente d’une fillette de 6 ans
qui fit un tel effet sur le président de la République qu’il lui donna
immédiatement en cadeau une voiture neuve stationnée à quelques pas du podium.
Que faut-il penser de ces profanations de l’hymne national et de cette
banalisation de l’art haïtien? Et surtout quoi faire à la vue de ces dérapages
et des réactions d’indifférence, d’approbation et de colère qu’ils ont
provoqués?
Avant de répondre à ces questions, il convient de rappeler la valeur de symbole de La Dessalinienne et les circonstances dans lesquelles elle a été composée.
Un important rappel
historique
En dépit de mille et un reproches que l’on
peut adresser au président Pierre Nord Alexis, l’impartialité d’esprit invite à
saluer en lui le chef d’État haïtien qui a doté le pays de son hymne national.
Au terme d’un concours organisé à l’approche des célébrations du premier
centenaire de l’Indépendance, le 1er janvier 1904, Tonton Nò nous léguait
un hymne que nous avons aujourd’hui le devoir d’honorer et de conserver
jalousement. Le texte était de Justin Lhérisson, la musique de Nicolas
Geffrard.
Nord Alexis Justin Lhérisson Nicolas Geffrard (1810-1920) (1872-1907 (1871-1930) |
Et il n’a pas fait que cela, le
général-président. Il a réalisé également le procès de la Consolidation, qui
est une référence incontournable quand on parle de blanchiment d’argent,
de détournements de fonds publics, d’éradication de la corruption au
pays. Il a également créé plusieurs écoles, dont le lycée de Jérémie, qui a été
rebaptisé Lycée François Duvalier en 1963 pour redevenir le Lycée Nord
Alexis en 1986 après la chute du régime.
Dr Rosalvo Bobo (1874 - 1929) |
Il est intéressant de rappeler qu’au
moment où ce petit-fils d’Henri Christophe se préparait à célébrer dans le
faste le premier centenaire de l’Indépendance, le Dr Rosalvo Bobo, lui-même
issu de la noblesse de Faustin 1er et grand musicien, invitait
plutôt la nation à la réflexion et à la méditation. Devant la mauvaise gestion
des affaires publiques au cours de nos 99 ans d’histoire et les menaces d’occupations
étrangères qui pesaient sur nos têtes, le Dr Bobo invitait les Haïtiens,
en novembre 1903, à s’asseoir pour réfléchir sur leur présent et sur leur
avenir de peuple et pour se fixer des objectifs dignes d’une nation libre. Il
les encourageait surtout à se mettre au travail pour pouvoir célébrer dans la
dignité et la prospérité le deuxième centenaire qui serait celui de 2004. On
connaît la suite.
Les occupations, déclarées et non
déclarées, que nous avons connues depuis, ainsi que la catastrophe du 1er
janvier 2004 aux Gonaïves sont là pour nous rappeler la clairvoyance de
l’illustre nationaliste et du martyr qu’a été le Dr Bobo (lire Les
cent-jours de Rosalvo Bobo ou Une mise à mort politique de Roger Gaillard).
Ces gifles à notre fierté de peuple libre soulignent aussi l’inanité d’un hymne
national quand il est chanté seulement du bout des lèvres et en l’absence d’un
civisme inculqué à l’école et à la maison.
Avant
de terminer ce survol de l’histoire de La Dessalinienne, il
y a lieu de souligner ici qu’avant son adoption
comme hymne national, plusieurs autres chants patriotiques ont
joué ce rôle. L’un des premiers a été « La Marseillaise », introduite à Saint-Domingue dans les années 1790 comme
chant révolutionnaire et que les soldats prirent l’habitude de chanter quand
ils défilaient ou luttaient sous les ordres de Toussaint Louverture, de
Dessalines, etc. Un tournant décisif sera franchi avec la création de l’Armée
indigène, l’adoption du bicolore au Congrès de l’Arcahaïe, en mai 1803, et
l’adoption de « Grenadiers à l’assaut » comme principal chant de
ralliement et de guerre. Thomas Madiou rapporte que, dans presque toutes les
batailles livrées contre l’armée expéditionnaire en 1803, les soldats des deux
camps portèrent le même drapeau, le tricolore, et entonnèrent le même chant, La Marseillaise. L’histoire
rapporte aussi que, même durant la marche triomphale de Sylvain Salnave sur
Port-au-Prince en juin 1867, ses partisans enflammés entonnaient La
Marseillaise et d’autres chants patriotiques.
Dans un désir
de doter le pays d’un hymne national à la fin du 19e siècle, les
poètes Robert Geffrard (1860-1894) et Oswald Durand (1840-1906) composèrent respectivement les sublimes poèmes « 1804 » et « Quand nos aïeux brisèrent
leurs entraves». Le premier texte a été mis en musique par l’auteur
lui-même en 1890, le second, en 1893 par Occide Jeanty ( de son vrai nom
Occilius Jeanty). Dix années plus tard, La Dessalinienne les éclipsait pour
devenir officiellement notre chant national. Quant au chef d’œuvre conjoint
Durand- Jeanty il deviendra l’hymne présidentiel à la fin de l’occupation
américaine. À noter que la proposition du chant « 1804 » avait été
rejeté par le président Florvil Hyppolite qui en trouvait les strophes trop
violentes ( Histoire de la musique en
Haïti, Constantin Dumervé, p. 122),
De son côté,
« Grenadiers à l’assaut », que l’on chantait déjà à Vertières et qui n’a jamais
bénéficié d’un statut officiel, demeure un chant très populaire et très
appropriés aux combats politiques. Il a
fait l’objet d’une adaptation magistrale du musicien américain Louis Moreau Gottschalt,
« Le bananier, chanson nègre », qu’on peut écouter sur Youtube et
qui a été reprise par d’excellents pianistes.
Qu’y a-t-il de
tellement sacré dans cette chanson et pourquoi faut-il la vénérer et la
préserver à tout prix?
On a souvent entendu, en particulier dans les écoles
congréganistes de l’ancien clergé breton, que La Dessalinienne tenait plus des
hymnes de guerre que des chants patriotiques et qu’il y avait même lieu de
remplacer le « Dans nos rangs point de traîtres » par une consigne moins
belliqueuse, mais plus humaniste et plus inclusive. Ce type de remarques repose
sur l’hypothèse que le texte faisait allusion à la France et aux guerres
gagnées par l’Armée indigène sur le corps expéditionnaire de Napoléon. Il y a
là une double fausseté : Haïti avait racheté son indépendance avec
l’ordonnance de Charles X depuis 1822 et indemnisé les anciens propriétaires
d’esclaves. Elle n’était donc plus en guerre avec la France. Mais elle
était en guerre avec les puissances
colonialistes et impérialistes du monde entier, dont elle menaçait l’hégémonie,
ce qui était encore plus grave.
Écrite dans un style qui rappelle beaucoup le discours
farouchement nationaliste de Boisrond Tonnerre, La Dessalinienne porte la marque des circonstances dans lesquelles elle a été créée, ainsi que celle
des humiliations infligées à Haïti au cours des décennies précédentes, soit en
1872, en 1897 et en 1902.
La remise de l'ultimatum allemand au gouvernement Sam durant l'affaire Lüders en 1872. |
La première de ces humiliations avait eu lieu sous le
gouvernement de Nissage Saget qui capitula devant les menaces de deux frégates
allemandes exigeant le versement d’une
somme de 15 000 dollars à deux commerçants allemands dont les biens
avaient été saccagés sous Salnave et Geffrard. La deuxième humiliation nous avait
été infligée sous Tirésias Simon Sam dans le cadre de l’affaire Lüders, du
nom d’un ressortissant allemand condamné par la justice haïtienne pour voies de
fait sur la personne d’un agent de police. Malgré son bon droit, le gouvernement
dut se plier à l’ultimatum de deux canonnières allemandes qui lui réclamèrent le
paiement d’une indemnité de 20 000 dollars, une lettre d’excuses au
gouvernement de Berlin, un salut de 21 coups de canon au drapeau allemand.
L’ultimatum était assorti d’un délai de 4 heures seulement accordé au
gouvernement pour faire connaître sa décision.
À l’expiration du délai, un drapeau blanc était hissé au mât du palais
présidentiel.
Anténor Firmin Amiral Hammerton Killick (1850 - 1911) (1856 - 1902) |
La troisième agression s’était produite dans
la rade des Gonaïves sous le gouvernement provisoire qui prit la relève du
gouvernement Sam. Il s’agissait en fait d’une
tentative d’arraisonnement de l’aviso de guerre Crète à Pierrot par une canonnière allemande agissant à la demande
du gouvernement haïtien pour faire échec aux troupes fidèles à Anténor Firmin. Le
sacrifice de l’amiral Killick qui, au lieu de se rendre ce 6
septembre 1902, s’enveloppa du drapeau
national et feu sur la poudrière de son navire, enflammait encore les esprits
au moment du concours de La Dessalinienne.
Au vu des considérations précédentes, on
comprend aisément que La Dessalinienne ne
soit pas un chant ordinaire qu’on peut
se permettre de tourner en dérision quand on veut et comme on veut. C’est au
contraire un hymne qui doit être vénéré, respecté et honoré continuellement.
Notre perception du
problème
Nous comprenons parfaitement l’indignation provoquée
au pays et dans la diaspora par le spectacle carrément burlesque de l’envoi du
drapeau brésilien au son de La Dessalinienne par un groupe de concitoyens fort mal avisés.
Cette grossièreté inqualifiable, faite la semaine dernière dans un lieu non
identifié et diffusée partout dans le monde, nous invite à une profonde
réflexion pour essayer calmement, mais fermement, de la comprendre et de
l’expliquer. Les choses vont décidément trop loin et semblent même s’approcher
du point de non-retour.
Une première
tentative d’explication
Parmi les raisons qui semblent expliquer cet acte pour
le moins irréfléchi, il y a, outre la soif de
minutes de célébrité gratuite garanties par Youtube et Whatsap, une méconnaissance
ou une ignorance grave de l’histoire du pays chez les acteurs de ce spectacle
de mauvais goût; un mépris de nos valeurs traditionnelles; une incompréhension profonde
du texte de l’hymne national. Nous n’avons pas de données susceptibles de nous
renseigner sur les véritables intentions de ces passionnés du ballon rond et de
ces admirateurs aveugles de la sélection nationale du Brésil. Nous voulons
seulement croire qu’ils ont posé ce geste insensé sans trop réfléchir et en se
réfugiant dans le défoulement et la folie passagère de la Coupe du monde.
Ils sont d’ailleurs loin d’être les seuls!
Quelques
considérations économiques, politiques et culturelles
Occide Jeanty (1860 - 1936 ) |
Compte tenu de la misère dans laquelle croupit le
peuple haïtien, le loisir devrait, dans notre échelle de valeurs, occuper une
place secondaire dans les priorités de tout gouvernement moindrement soucieux
de ses responsabilités. Loin derrière l’éducation, la santé, l’investissement
dans la production, Si les actuels dirigeants croient nécessaire de consacrer
des millions à l’achat de téléviseurs dans le seul but d’anesthésier la
population pendant quelques semaines et que cela passe comme une lettre à la
poste, comment peut-on attendre un comportement
rationnel d’une population peu instruite et fanatisée par les matches de
foot, seuls spectacles dignes de ce nom qu'on met à sa portée?
Lina Mathon Blanchet (1902 - 1993) |
Les budgets faramineux et l'énergie énorme consacrés
chaque année au carnaval et au rara sont des pertes sèches que peu de gens ont
le courage de dénoncer. En outre, le carnaval, les « mascarons » et
surtout le rara sont en train
de perdre lentement, mais sûrement, leurs dimensions culturelles
traditionnelles pour devenir des divertissements insipides et des occasions de détournement
des fonds publics. Nous pensons qu’il serait de loin préférable d’investir les
sommes élevées qui y sont consacrées dans un type de festivités populaires plus
dignes et plus conformes aux valeurs traditionnelles de la nation haïtienne.
Pris dans la souricière d’un quotidien sans issue, le bon peuple d’Haïti n’a malheureusement que très
peu de choix : s’adonner, le ventre vide, aux anciens « ludi », ces jeux
du cirque qui faisaient les délices des Romains du temps de Néron; s’expatrier
en masse sous le regard indifférent de ses élites; mourir de faim et de
désespoir dans l’ennui!
Nos dirigeants ont bien compris qu’ils doivent
détourner périodiquement l’attention de la population des misères du quotidien
pour réduire les risques d’une explosion sociale dans les milieux défavorisés
ou dans les zones de non-droit comme Grande Ravine, Cité de Dieu, Sous
Dalles, etc. Dans ce contexte, le mouvement politique Konekte, qui
préconise une alliance entre les quartiers défavorisés de Port-au-Prince et qui
faisait récemment les manchettes à Matin
Débats, n’a rien de rassurant pour les défenseurs du statu quo.
Micheline Laudun Denis (1929) - |
Si nous comprenons le comportement
irréfléchi des compatriotes qui ont
choisi de vénérer « La Seleção » au son de La Dessalinienne, nous devons
craindre que ces admirateurs du Brésil ou de l’Argentine n’aillent un jour
jusqu’à hisser notre bicolore en entonnant l’ Hino Nacional Brasileiro ou de l’Himno Nacional Argentino. Cette souillure n’aurait d’égale que les
humiliations des affaires Batsch, Lüders et Killick mentionnées précédemment. On notera, pour clore cette
section, que c’est l’affaire Lüders qui a
inspiré à Occide Jeanty le joyau musical justement intitulé « Les vautours du
6 décembre ».
DEUXIÈME
PARTIE
L’apport de la
musique dans la formation de l’âme nationale
Ludovic Lamothe (1882 - 1953 ) |
La seule mention du nom d’Occide Jeanty nous amène à
souligner que seule une infime minorité de notre jeunesse, sans repères et abandonnée à elle-même, est consciente de la
valeur de symbole de notre bicolore, du sens profond de « La Dessalinienne
». Il faut dire à sa décharge qu’on ne lui a pas inculqué l’admiration ni le
respect que méritent les auteurs, compositeurs et interprètes qui ont contribué
à la formation de l’âme nationale. Des musiciens hors pair comme Occide Jeanty,
Justin Elie, Ludovic Lamothe, Théramène Ménès, Sara Schomberg Bobo (la femme du
Dr Rosalvo Bobo), Carmen Brouard, Augustin Bruno, pour ne citer que ceux-là,
sont complètement inconnus des moins de 50 ans. Or, Dieu seul sait combien
de piètres et de grossiers personnages notre pays a déifiés depuis la fin
de « La Belle Époque (1946-1956).
Micheline Laudun Denis à l'oeuvre...
Nous ne sous-estimons la contribution d’aucun
musicien, ni dans le registre classique ni dans le populaire. Qu’il s’agisse,
dans la première catégorie, de personnalités comme Othello Bayard,
Justin Élie (1883 - 1931 ) |
Mais si l’on demande à des gens qui connaissent la
musique et l’histoire multiséculaire de la musique haïtienne et sont dépourvus
de tout esprit de fanatisme quel
musicien mériterait d’avoir une statue sur une place publique de la
Capitale ou d’une grande ville de province, il y a de bonnes chances qu’ils
répondent Occide Jeanty, qui a fait chez nous ce que Chopin a fait en Pologne
et Béla Bartók, en Hongrie. Il se pourrait également que d’autres mentionnent aussi le nom de Nicolas Geffrard, l’auteur de
la partition musicale de La Dessalinienne. Ces deux auteurs, nationalistes
jusqu’à la moelle, auraient d’autant plus mérité cet honneur qu’ils ont excellé
également dans la musique populaire. En témoignent les merveilleux
« zizipan », « polkas
créoles » et les « mereng
demonte moulen » que nous a laissés Occide Jeanty. Ces genres allaient
plus tard inspirer des compositeurs comme Augustin Bruno, Luc Jean-Baptiste,
Ipharès Blain, Charles Paul Ménard, etc.
Carmen Brouard Frantz Casséus Guy Durosier (1909 - 2005 ) (1915 - 1993) (1931 - 1999) |
Nous avons immortalisé des artistes vulgaires et
misogynes, tandis que les noms de gloires nationales comme Lumane Casimir, Matha
Jean-Claude, Ti Roro, Frantz Casséus, Antalcidas Murat, Werner Jaegerhuber,
Lina Mathon Blanchet, Emerante de Pradines Morse, etc., qui ont tellement travaillé pour la
promotion de la culture haïtienne, ont disparu de la mémoire collective. Rien
de surprenant donc qu’à 72 heures d’intervalle, notre hymne national ait été
profané trois fois la semaine dernière. Cela nous fait penser à cette devise
d’un journal haïtien: « Lè pa gen gid, pèp la gaye ». Et la Bible de nous
dire mieux dans le livre d’Osée : « Mon peuple périt faute de
connaissances. »
Une deuxième tentative d’explication
Les raisons pour lesquelles les jeunes du
pays affichent depuis un certain temps un mépris total pour les choses de
l'esprit sont nombreuses et assez faciles à cerner. Certes, l’instinct de la
facilité, tout comme la loi du moindre effort, a toujours existé, mais l’argent
facile, les diplômes au rabais et les raccourcis qui mènent à la réussite
économique et à la reconnaissance sociale sont des réalités relativement
récentes dans notre société. Il suffit d’entendre prononcer le slogan « Nou
pa egare » pour savoir à quelle enseigne loge votre interlocuteur.
Plus besoin de s’armer d’un laborieux bagage intellectuel, de
potasser un tas de manuels d’économie, d’histoire, d’ethnologie,
d'anthropologie culturelle, de sociologie pour réussir dans la vie.
Inutile
aussi de passer des soirées entières à étudier sous les lampadaires ou de
passer ses fins de semaine à la bibliothèque de la Faculté. « Nou pas egare! »!
Et, de nos jours, les réseaux sociaux, surtout « Facebook », ont métamorphosé Bouki en héros national, en professeur.
N’importe qui s’exprime avec autorité sur la culture haïtienne et il ou elle
trouvera toujours malheureusement un auditoire attentif ou complaisant. Au
moment où l’on s’y attendra le moins, on entendra un excentrique habillé à la
fine pointe d’une mode d’un goût douteux mettre fin à une discussion en disant
« Nou pa egare! »
Pradel Pompilus Marcel Gilbert Max Chancy (1914 - 2000) (1926 - 2001) 1928 - 2002) |
En outre, nous vivons une époque dominée
par un laisser-aller dangereux. Il y a trois ou quatre décennies, ceux et
celles qui parlaient de la culture haïtienne dans nos stations de radio et qui
prononçaient des conférences sur ce sujet à l’Institut Français, dans nos
lycées ou ailleurs, s’appelaient Pradel Pompilus, Lamartinière Honorat, René
Piquion, Ulysse Pierre-Louis, Franckétienne, Hubert de Ronceray, etc. Dans nos
journaux, on se régalait des écrits de Gérald Merceron, de Webert Lahens, de
Carlo Désinor, de Wilhem Roméus, etc. Longtemps avant ces derniers, ceux qui
dissertaient sur ce sujet délicat s’appelaient Jean Price Mars, Louis Mars,
Lorimer Denis, Mme Suzanne Comhaire-Sylvain, Leslie Manigat, Marcel Gilbert,
Max Chancy, Jean Brierre, René Depestre, Mme Yvonne Hakim-Rimpel, Jacques
Stephen Alexis, Jacques Roumain, Émile Roumer, etc.
Les choses ont changé en un clin d’œil! De
nos jours, qui est-ce qui contribue à la formation de la jeunesse? Des gens qui
sont loin d’être à la hauteur de cette tâche combien importante et délicate. Il
suffit que l’un d’eux soit l’ami d'un haut placé qui le couvre de dollars, le
fait « sucer un os », le place sous
la mamelle, presque sèche, de la vache. Mais, on oublie qu’« à vouloir traire
une mamelle sèche, on obtient souvent un coup de sabot en plein visage ».
Retour sur la profanation de La Dessalinienne
Haïtiens entonnant la Dessali nienne pendant l'envoi du dra peau du Brésil. |
Autrefois, les parents interdisaient aux
enfants de s’amuser à chanter « Soulye peyi chire chosèt/ Machann diri, machann diri », cette
pittoresque et innocente déformation des vers « Pour le pays, pour les
ancêtres/ Marchons-unis, marchons unis » de ce beau poème de Justin
Lhérisson. Nos professeurs nous encourageaient à maitriser les notions de civisme
enseignées dans le cours d’instruction civique et morale. L’envoi des couleurs
chaque matin dans nos écoles inspirait l’amour et le respect de notre drapeau
et de notre chant national. Tous ceux et celles qui ont fait leurs études
primaires avant les années 1980 connaissent encore par cœur les cinq
versets de La Dessalinienne. Cela a été assez facile, car, chaque jour, à la
montée du drapeau, il fallait en chanter un.
À cette étape de notre réflexion, il y a
lieu de rappeler un phénomène qu’ont bien connu les gens qui ont vécu en Haïti
sous François Duvalier. Quand, pour impressionner les Américains, ce dernier a
commencé à exploiter le symbole du drapeau et les fêtes nationales, il a fait un
tort immense à la conscience nationale. Jusqu’au milieu des années 1950, les
Haïtiens arboraient spontanément les couleurs nationales à l’occasion de ces
fêtes et ils participaient dans la joie à toutes les manifestations populaires.
On l’a vu à l’époque du bicentenaire de Port-au-Prince sous Estimé et jusqu’au
renversement de Paul Magloire en 1956.
Il y a une quinzaine de jours, le psychothérapeute Georges Bossous, Jr. racontait à l’un de nous comment, vers le début des années 1980, ses camarades et lui, dans leur Limbé natal, se rendaient tous les après-midis à la caserne de la ville pour assister à la descente du drapeau, au son de La Dessalinienne! Voilà que moins de quatre décennies plus tard, ce chant sacré est utilisé à des fins nettement antinationales!
Loin de nous l’idée que les gens de
notre génération soient de plus ardents patriotes que les jeunes d’aujourd’hui.
Par instinct et par conviction, l’Haïtien, toutes générations confondues,
qu’il se trouve au pays ou à l’étranger, est un fol amoureux de sa terre
natale. Tout simplement, nous avons bénéficié, jusque dans les années 1970,
grâce à nos anciens professeurs, de la connaissance de certains aspects de
notre histoire et de notre culture. Ceux-ci nous auraient interdit de hisser un
drapeau étranger, fût-il brésilien, au son de notre chant national. Même dans
les moments d’effervescence extrême!
Nous avons toujours été un peuple très
hospitalier. Par exemple, en février 1971, nous accueillions royalement les
joueurs de l’équipe brésilienne « Santos Futebol Clube » qui venait se mesurer à notre onze national. C’était le
délire! En quittant le pays le 19 février 1971, le roi Pelé avait déclaré: «
J’ai beaucoup voyagé à travers le monde, mais j’ai rarement vu un peuple aussi
chaleureux, aussi sympathique que l’Haïtien… Je suis un nouveau fils d’Haïti… Je
pars en laissant une moitié de mon cœur ici… » (Le Nouveau Monde, vendredi 20 février 1971, page 1).
Dans nos écoles, on en parlait, on était fous de joie. Mais on n’aurait jamais
pensé à hisser le drapeau brésilien en entonnant « La
Dessalinienne ».
Eddy Cavé et Hakime Altiné appuyant la sélection na tionale haïtienne de football à Munich en 1974 durant le match mémorable (Haïti-Italie) |
Nous pouvons prendre également comme exemples
les joueurs de l’équipe nationale de Trinidad-Tobago. Le
14 décembre 1973, dans le cadre du championnat de la CONCACAF 1973 organisé en
Haïti, cette équipe bat celle du Mexique sur le score de 4 à 0. Cette victoire
garantit alors la participation de notre pays à la Coupe du Monde de Football
1974 qui se tiendra en Allemagne de l’Ouest. C’est l’explosion de joie à
travers la République! À la Capitale, « Mini Minuit du Bel Air »,
« Le Peuple s’amuse » et d’autres bandes à pied gagnent les rues.
Dans la première, les fêtards manifestent leur joie en brandissant notre
bicolore d’alors et en entonnant des morceaux populaires du pays. Le seul
refrain dans lequel était cité le nom d’un étranger était: « Archibal O!
Gade sa ou fè Meksik O! Kat a zewo O! Kat a zewo sa-a ap mennen pitit Desalin
yo Minik! Warren Archibal toup pou yo! » Nous n’avions ni chanté « The Love
of Liberty », l’hymne national de Trinidad-Tobago, ni hissé le drapeau de ce
pays frère! Donc, par où sommes-nous passés pour tomber si bas?
Notre ami l’économiste et historien Leslie Péan a apporté un premier élément de
réponse à cette question dans un ouvrage à paraître intitulé Essais sur
le blocage du développement en Haïti. S’inspirant des théories exposées par
le philosophe canadien Alain Deneault dans La
médiocratie, Leslie Péan s’insurge contre les populismes de gauche et de
droite qui ont parachevé en Haïti l’institution de la bêtise et de la
médiocrité commencée avec le régime des Duvalier. « Nous assistons,
écrit-il, aux conséquences néfastes, aujourd’hui et pour l’avenir, d’une
posture qui consiste à refuser de stigmatiser la bêtise. Avec réserves et
retenues, nous avons passé sous silence les manipulations de la médiocrité à un
tel point qu’il faut maintenant se demander si une modification du comportement
populiste est encore possible. »
En guise de conclusion
Outre la formation dispensée dans les
bonnes écoles du monde entier, la jeunesse du pays a grandement besoin de cours
sur l’histoire du pays, ses musiques, ses danses, sa peinture, sa sculpture,
etc. Mais cela doit être fait par des gens qui maîtrisent le sujet et leur
métier d’enseignant, en plus d’être convaincus de l’importance du savoir dans
le vivre ensemble. Il ne servirait à rien de laisser une tâche si importante à
des professeurs improvisés ou motivés par des considérations autres que le bien
commun et l’amour de la patrie.
Il y a péril en la demeure, et nous ne le
savons que trop bien! En aucun cas, nous ne saurions prétendre que les choses
vont bien. Si personne ne dénonce la corruption et la médiocrité, ce sera
encore pire dans les prochaines décennies. Il est temps que nous tous, au nom
de nos Aïeux, fassions le nécessaire pour empêcher de nouvelles
profanations de La Dessalinienne . Tous ensemble, comme
nous l’avait si justement suggéré Dr Clément Lanier, « nous devons honorer la
mémoire de Justin Lhérisson dont le patriotisme fervent a su trouver les
paroles en qui s’incarne l’âme nationale et celle de Nicolas Geffrard dont
l’inspiration musicale par des accents appropriés s’est intimement liée à ces
paroles. »
Auteurs : Eddy Cavé, Louis Carl Saint-Jean
Illustrations : HCC
Illustrations : HCC
Eddy Cavé, Louis Carl Saint Jean
Ottawa New York
Ottawa New York
Ottawa/New
York, le 3 juillet 2018
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