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Tuesday, February 23, 2021

Haiti: la fabrique des "shitholes"

Happée par la spirale de l’indigence, Haïti vient d’accélérer sa chute dans le gouffre de cette indicible médiocrité politique qui s’est déconfinée depuis le tremblement de terre 2010. 35 ans après l’éclaircie du 7 février 1986, c’est un sombre crépuscule qui a ressurgi à l’horizon.

Jeudi 18 février 2021 

Par Erno Renoncourt
Putride, enfumée, la nuit se couche sur Haïti sans que le soleil de la justice ait pu briller. On dirait que le tremblement de terre de janvier 2010 a fait remonter des entrailles de la terre toutes les ordures qui y étaient enfouies. Dans un lieu ayant connu quelque 5 siècles de barbarie en servant comme territoire d’expérimentation des atrocités des puissances occidentales, il ne peut émaner de ces ordures que des effluves répugnants et écœurants. C’est donc logique que les vautours prennent possession de ce lieu déshumanisé. Là où passe l’occident, il ne reste que tribulations et désolation.

Et comme il devait en advenir, le 7 février 2021, d’un tour de main, dictatorialement orienté et diplomatiquement soutenu, l’indigence, prédite depuis longtemps, a foudroyé Haïti. Un seul homme, à lui tout seul, concentre désormais entre ses mains tous les pouvoirs : exécutif, législatif, judiciaire et criminel. En conséquence, les transplants artificiels de la démocratie, dont on nous a vanté les vertus par des projets de restauration de l’État de droit, financés à coup de milliards de dollars, volent en mille fragments pulvérisés. Du seul fait de sa totale servilité aux réseaux financiers mafieux nationaux et internationaux, le « nègre banane », de son nom de code, est investi, de manière absolue, des pleins pouvoirs pour assurer la refondation des institutions totalitaires. Les greffons démocratiques n’ont pas fait long feu.

Ainsi l’ont décidé les diplomates occidentaux, ces éternels fossoyeurs de la dignité des peuples qui ne pensent pas qu’un peuple noir, pauvre et descendant d’esclaves africains puisse être véritablement titulaire de droits humains et disposer d’institutions démocratiques de qualité. Conséquemment, plus besoin de faux semblants, de système judiciaire indépendant, d’organes administratifs transparents, d’institutions de bonne gouvernance. Fini le temps des transplants institutionnels. C’est le temps déconfiné des passe-droits ! Sentant son heure venue, la dictature laisse tomber ses masques. Victoire pour l’indigence !

Et enfin prend forme le rêve du PHTK de garder le pouvoir pour les 50 prochaines années. Plus de doute, la destination finale est enfin connue : retour à la case dictatoriale ! Une percutante reculade dont l’onde de choc violente foudroie comme une hécatombe la communauté ‘‘droit de l’hommiste’’ et les réseaux culturels haïtiens. Une communauté de pleureuses qui, à force de vivre aux dépends de la communauté internationale, n’a plus aucune marge d’autonomie et de dignité pour organiser une riposte intelligente contre cette indigence déconfinée. De fait, la victoire de l’indigence en Haïti n’est que le résultat des failles culturelles et des médiocrités collectives qui ont érodé les fondations de la démocratie. Si la dictature a ressurgi, c’est parce qu’elle a su se frayer un chemin dans le vide laissé par ces failles qui relient les deux piliers de l’édifice national. Au sommet, il y a l’insignifiance et l’indignité des groupes dominants ; et à la base, il y a l’impuissance et la débrouillardise adaptative des masses.

De l’indignité à l’impuissance

En effet, désarmés et pris au piège de leur insignifiance et de leur indignité, les réseaux haïtiens de la culture et de l’intelligence disent leur incompréhension. C’est avec incrédulité que le brillant écrivain Lyonel Trouillot demande : « Comment la représentante du secrétaire général des Nations unies a-t-elle pu avaliser la folie dictatoriale de Jovenel Moïse ? Comment les ambassades et les institutions internationales ont-elles pu accorder leur soutien à cette folie meurtrière[1] ? ».

Violemment secouées par l’onde de choc de la résurgence de la dictature, les élites culturelles haïtiennes, en particulier celles qui se veulent théoriquement progressistes et virtuellement de gauche, se réveillent de leur tranquille inertie. Comme d’étonnants voyageurs, ayant perdus le nord démocratique, ces élites se découvrent orientées dans le sens de l’effondrement. Apeurées, elles lancent des SOS qui résonnent comme des cris d’agonie et des chants de détresse vers un monde[2], pourtant, sinon, méprisant, du moins, indifférent envers la cause haïtienne.

Et comme toujours, c’est la base qui encaisse le plus violemment le choc. Impuissante face à un destin continûment défaillant, toute une population, majoritairement noire et pauvre, se retrouve désespérée, désengagée et spectatrice de son effondrement. Pour cause, on ne lui a pas appris à exiger mieux. On a même encouragé sa débrouillardise adaptative comme une résilience alors qu’elle tue son intelligence collective. Et au final, aveuglée par l’enfumage de ceux qui sont au-dessus d’elle dans la hiérarchie sociale, empêtrée dans une chute vertigineuse, la population haïtienne bascule insouciante vers sa déshumanisation. Puisque l’obscurité aveuglante empêche ceux qui tiennent les projecteurs de repérer les nœuds des fils qui forment le boulet plombant l’évolution de la population, une grande partie de celle-ci se résigne à danser sur le thème de son agonie plutôt que de comprendre ce qu’il lui arrive. Mpa konn kilè la fin du mond, kitem pran plezi mwen[3].
De la culture en folie à la folie dictatoriale
Comment pourrait-il en être autrement ? On a tant vanté la patience du peuple haïtien qu’on a inventé pour lui la résilience comme intelligence adaptative. Ainsi, la talentueuse écrivaine Yanick Lahens pense que l’adaptation du peuple haïtien à ses malheurs est due à son « infinie patience[4] ». Énoncé avec un tel lyrisme, difficile de ne pas voir dans ce postulat une vertu à magnifier. Une célébration d’autant plus irresponsable et dangereuse qu’elle se greffe sur une immense faille culturelle profondément ancrée dans la mémoire collective et portée comme un hymne à la survie, même au péril de la dignité : Pito nou lèd nou la[5]. Et c’est cette indolente tranquillité dans la laideur que les stratèges de la défaillance ont transformé en porte dérobée pour entretenir l’errance du collectif haïtien. C’est donc, sous le poids de sa propre errance et de son auto-aveuglément qu’Haïti maintient sa trajectoire de défaillance.

D’une pierre, les malins ont fait deux coups : Enfumer la conscience des élites locales par les subventions, les gratifications et la corruption et pervertir le leadership national. En livrant le pays à une économie criminalisée, en amadouant les élites culturelles avec des prix littéraires, en transformant les élites socioprofessionnelles en portefaix des agences internationales et laquais des ONG, les stratèges du chaos ont réduit les capacités cognitives du peuple haïtien en augmentant son inertie. Il en résulte cette impuissance qui a permis à la médiocrité politique de triompher.

N’est-ce pas l’inertie qui explique la chute des corps ? N’est-ce pas la lenteur (lourdeur) de la pensée qui empêche à l’esprit d’être suffisamment vif et tranchant pour déjouer les pièges de la gravité ? N’est-ce pas la tranquillité de la conscience qui fossilise les supports mémoriels (capacité de s’indigner) de l’intelligence collective et empêche à un peuple de libérer la charge « enthalpique » (énergie interne) de sa dignité ?
Pour alerter sur ces faiblesses culturelles, certains ont tenté depuis des années de mettre l’errance haïtienne en équation. Des centaines de réflexions et d’analyses ont été produites et partagées pour faire ressortir les variables qu’il fallait surveiller et sur lesquelles il fallait agir pour inverser la trajectoire de la défaillance. Mais, on a préféré étouffer les mots de cette insolence qui rappelaient la pesanteur des maux de l’indigence. Ici, les gens de culture sont des gens de voyage. Ils n’ont de disponibilité que pour voguer dans les contrées peuplées d’errances et de légendes d’ailleurs pour mieux dire « les contes de la folie ordinaire ». Ils ne vivent que d’évasion, d’abstraction, d’aliénation et de subventions. Leur monde ne connait pas les revendications pour la justice, les coups de gueule contre les médiatisations irresponsables des projets douteux d’innovation technologique, les colères contre les arnaques des projets foireux en éducation.

Quand les colères de la rue montent en contre bas pour dénoncer les tourments d’un quotidien miséreux, il y a toujours la chorale, constituée des intellectuels faussaires, des éditorialistes subventionnés, des voix centenaires, des génies littéraires, qui répond en contre haut, dans les salons culturels, avec leurs mots heureux, mais combien creux : PAP Jazz, Festival des fleurs, Carnaval, TechSummit, Livres en folie, Rara en folie, Tafia en folie, Rabòday en folie.

Ici, les gens cultivés n’ont pas de déboires. Ce sont des gens de bien, heureux ils vivent toutes les saisons en transit. Entre ambivalence et jouissance, ils n’ont pas le temps pour les engagements sociétaux, politiques et éthiques. Ils sont trop couverts de subventions étrangères pour s’intéresser pleinement aux institutions haïtiennes. Massifs et ‘‘pansifs’’ par le soutien de leurs réseaux d’accointances, ils ne peuvent plus penser dans la dignité ni même militer pour une effective efficacité. D’ailleurs chacun trouvant son intérêt dans ce système inégalitaire, il n’y a pas lieu de le remettre en question. Et tant qu’à faire, mieux vaut disséminer l’aliénation pour mieux augmenter l’impuissance. Une aliénation qui a pleinement transpiré dans les aberrations des diners en blanc où le beau monde d’Haiti sortait ses habits blancs de laine ou de soie pour se restaurer en plein air, au coude à coude avec les ordures.

N’en déplaise à monsieur Trouillot, il est temps de faire le bilan de ce que ces activités culturelles ont apporté à l’apprentissage démocratique haïtien. En quoi ont-elles rendu plus exigeant le peuple haïtien dans la défense de ses droits et de sa dignité ?  En quoi la culture, si expressivement épanouie, pendant ces 34 dernières années, a-t-elle renforcé les institutions démocratiques haïtiennes ?  Avons-nous appris à travailler avec plus de rigueur et de méthode ? Avons-nous fait une plus grande place pour la vérité, le courage et l’intégrité ? Avons-nous veillé sur les intérêts nationaux en sachant résister aux financements internationaux qui ont permis à certains de réussir si bien leur progression sociale ?

N’est-il pas malencontreux de ne pas pouvoir trouver, pendant cette même période, où toute la culture a été en folie, une seule faculté de droit, un seul organisme de droits humains, une seule association socioprofessionnelle, une seule association culturelle, un seul parti politique qui s’est mis debout pour exiger un audit indépendant sur les projets d’assistance internationale ? notamment ceux du renforcement de l’État de droit qui ont si bien fait errer la stratégie nationale de gouvernance. Pourtant des citoyens compétents et intègres ont cherché à mobiliser une partie de la société sur les dysfonctionnements judiciaires haitiens. Hélas, leurs alertes ont été ignorées, puisque leur démarche n’a pas été subventionnée et dictée par le blanc.

Qu’il est douloureux de voir monsieur Trouillot s’embourber dans une lecture romanesque de la démocratie haïtienne en demandant comment les étrangers ont-ils pu avaliser une telle folie dictatoriale ? Une question d’une puérilité déconcertante. Puisqu’en 2015 déjà, un article paru sous le titre Haïti a besoin de nouvelles élites laissait voir l’issue fatale que monsieur Trouillot dénonce aujourd’hui. L’auteur de l’article écrivait « qu’en imposant à Haïti Michel J. Martelly en 2010, les tuteurs et les élites économiques d’Haïti ont envoyé un message facilement décodable à Haïti : si les conditions économiques le permettent et le rendent nécessaires, ils seront prêts à rétablir l‘esclavage pour maintenir […] leurs intérêts[6] ». 

Hélas, cette alerte n’avait pas été prise au sérieux. Pour cause, en Haïti c’est la parole du blanc ou celle qu’elle subventionne, pour ses succès, qui est médiatisée et qui est relayée. En effet, tandis que monsieur Trouillot déversait, dans les colonnes du Nouvelliste, son lyrisme touchant, certes à fleur d’indignation contre les velléités dictatoriales du PHTK, le même journal, dans lequel il est un des rédacteurs, ne ratait pas une occasion pour célébrer l’idolâtrie que voue la jeunesse haïtienne à Martelly[7], louer les talents managériaux de Jovenel[8]. Et pis encore, le journal a eu le culot de célébrer en 2015 le succès de 29 ans de démocratie par la seule tenue des élections[9]. Si l’ONU ordonne aujourd’hui qu’il faut aller aux élections sous le contrôle des gangs, avec un conseil électoral de vendus et de malfrats, avec une justice corrompue et sous tutelle, c’est parce que les grands médias haitiens ont réduit l’exercice de la démocratie à son minimum indigent : changer le personnel politique sans rien changer.

C’est bien un patron de presse qui avait écrit sur Twitter que si les médias haitiens ne sont pas aussi critiques envers le PHTK en 2018 qu’ils l’étaient avec Lavalas en 2004, c’est parce que le contexte n’est pas le même et que chaque média se réserve l’opportunité de critiquer ou pas un gouvernement. Entre les lignes, vous aurez compris le message : la presse haïtienne ne défend réellement aucune valeur démocratique. C’est seulement dans les contextes politiques effervescents et de déstabilisation créés par le blanc que les médias puisent la tonalité critique de leur stratégie éditoriale. Une critique qui, du reste, n’est jamais gratuite puisqu’elle s’inscrit comme opportunité d’affaires. Voilà qui nous pousse à la question qui fâche : comment les gens de gauche et les progressistes qui ont occupé, de 1987 à 2020, presque toutes les avenues de la culture, de l’éducation, des organismes de droits humains, des médias, des associations de médias, ont-ils pu laisser ressurgir la dictature sous sa forme la plus médiocre ?

Ensemencer la dignité pour reconquérir la souveraineté
Sans avoir la prétention de détenir toutes les réponses à cette question, je peux néanmoins proposer des pistes en lien avec la culture. De toute évidence, l’effectivité des valeurs démocratiques dans un pays ne dépend pas de la bonne volonté de l’assistance et de la diplomatie étrangères. Un pays ne peut atteindre son rayonnement démocratique que si ses réseaux éducatifs et ses foyers culturels, dans leur rayonnement, font une large place à la promotion de ces valeurs. Or, le rayonnement culturel haïtien a été obscurci par une lourde indigence pendant ces 34 dernières années. Sous le leadership des gens de gauche et des progressistes, dans les universités, dans les réseaux culturels, dans les organismes de droits humains, dans les médias, dans les projets de développement, il n’y a pas eu de grande disponibilité pour l’intelligence, le courage, l’intégrité et la vérité. Tout a été dévoyé par un clientélisme malsain, lequel a favorisé copinage, coquinage, accointances, allégeances, redevances, opportunisme et marronage. Autant de ferments culturels corrosifs incompatibles avec la démocratie. Autant de vecteurs d’indigence qui ont nourri la corruption et servi de passerelles pour refonder cet Etat de passe-droit aujourd’hui triomphant.

Tous ceux et toutes celles qui ont essayé de faire vivre la dissidence de la pensée critique ont été désignés comme des hérétiques à abattre. On les a traités de conflictuels, on a vu en eux des gens qui voulaient paraitre, on a pris ombrage de leurs efforts de production, on les a traités d’aigris parce qu’ils ont dénoncé les succès précaires qui menacent la cohésion nationale, on a accueilli leurs analyses avec mépris et indifférence, leurs réflexions ont été désignées comme  « intellectualistes » parce qu’intégrant l’intelligence et l’humanisme comme supports d’une PoÉthique capable de remettre sur pied la dignité par la provocation.

Voilà le contexte culturel qu’Haïti doit, avec courage, diagnostiquer, restructurer, pour faire germer l’écologie des valeurs démocratiques sans avoir à suppléer la communauté internationale. Voilà qui nous permet de dire à Monsieur Frederic Thomas qu’il y a d’autres moyens de faire partir Jovenel Moise que par la pression de la communauté internationale : Si Haïti, dans cette majorité écrasante, qui semble rejeter la dictature, se met debout pour résister, désobéir, s’insoumettre et enflammer de colères intelligentes les foyers obscurs qui soutiennent l’indigence, ce n’est pas seulement Jovenel Moise qui partira. Car, pour peu que cette flamme allumée continue d’irradier l’horizon du shithole, ce sera l’aube d’une saison de dignité ensemencée pour reconquérir la souveraineté nationale. Et c’est sans doute ce que craignent et veulent empêcher ceux qui veulent que ce soit le blanc qui intervienne pour faire partir Jovenel Moise et imposer du même coup un autre nègre de service plus sympathique sur les mêmes structures indigentes.

N’en déplaisent aux talents haïtiens qui vivent dans les paradis occidentaux et se contentent d’utiliser leur aura d’immortel pour vendre l’exil comme unique utopie du succès dans un shithole, Haïti n’est pas un pays sans chapeau. Ce n’est qu’un pays où les têtes qui portent les chapeaux n’ont ni la verticalité pour se tenir debout ni la dignité pour bien les porter.
Erno Renoncourt

17/02/201

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