Par Eddy Cavé
Ottawa, le 20 mars
2023
Dans la première partie de cet article, j’ai fait un très bref aperçu de l’histoire du Lycée et retracé les circonstances dans lesquelles a été prise la photo qui a inspiré cette série de trois articles. Cette deuxième partie traite de la première rangée de la photo.
LA PHOTO SOUVENIR DU 5 AVRIL 1955
Le corps
professoral de 1955
Pour apporter une touche personnelle à cette évocation d’une tranche de l’histoire de notre ville, je cède volontiers à la tentation de dire quelques mots au sujet de chacun des 15 professeurs figurant sur la photo souvenir. Mais déjà, les visages de deux absents me viennent à l’esprit : ceux de Vicot Samedy, mon premier professeur de latin et celui de professeur suppléant Lys Jérôme, jeune frère de Roger? Vicot était un homme de bien. Excellent pédagogue, proche des élèves de ses classes et visiblement opposé au régime de punitions rigoureuses encore en vigueur au pays. Un professeur consciencieux et compétent. Une personnalité attachante ! Quant à Lys, dont le frère aîné Roger occupait tout l’espace, il passait plutôt inaperçu.
Newton Charles : 1ère rangée,au centre,
vêtu de blanc
D’apparence
austère, mais jovial et bon vivant, Mèt Newton disait souvent à mon père sur un
ton désabusé : « Babal mon cher, dans ce pays, l’homme sérieux est le
farceur qui ne rit pas. »
Mèt Newton était
un intellectuel de haut vol issu d’une famille d’avocats qui a donné plusieurs
professeurs de droit, ainsi que deux bâtonniers, son père Me Louis Charles à
Jérémie, et son fils Gervais Charles à Port-au-Prince. Pharmacien de
profession, il a enseigné la chimie au Lycée Nord Alexis dans les années 1940
et a été appelé à la direction du Lycée en 1952.
Dans la
présentation de mon livre intitulé Le langage clair et simple, un passage
obligé, Gervais a évoqué une conversation au cours de laquelle son père exprimait une vision ultramoderne de la
langue que devraient utiliser les avocats et les juges. Condamnant avec son ironie habituelle la pratique
ridicule du charabia, Mèt Newton lui dit un jour : « Tu vois,
Gervais, il existe deux types de charabia qu’il faut éviter absolument :
le charabia simple et le charabia double. Dans le charabia simple, celui qui
parle sait ce qu’il veut dire, mais ne se soucie pas d’être compris; certains
s’évertuent même à ne pas se faire comprendre. Dans le charabia double, non
seulement l’interlocuteur ne comprend pas ce qu’il entend, mais celui qui parle
ne sait pas non plus ce qu’il dit… Le comble de la bêtise. »
Appliquant dans
sa famille les principes qu’il appliquait au Lycée, Me Newton a légué à la
société haïtienne des chefs de file dans diverses disciplines. Durant mes derniers
séjours en Haïti, j’ai eu l’occasion de voir tour à tour le médecin, René Charles, au poste de président de la Fondation haïtienne du
diabète; l’infirmière, Lucile, à la tête
de l’Association Nationale des Infirmières et Infirmiers licenciés d’Haïti; l’un
de ses deux fils avocats, Gervais, comme bâtonnier de l’Ordre des avocats du
Barreau de Port-au-Prince. Ce n’est pas peu dire…
Mon père et ma mère étaient presque désespérés quand Newton leur annonça en mars 1957 qu’il avait accepté le poste de Secrétaire de la Chambre des députés que son ami, le président provisoire Franck Sylvain, lui avait offert à Port-au-Prince. Lui, par contre était très optimiste, et l’avenir lui a donné raison. Aujourd’hui, je n’ai d’autre choix que de me découvrir devant son courage, sa détermination, sa foi en ses compétences et en son destin.
Jean Laforest, censeur des études en 1955
Me Jean Laforest Censeur des études en 1955 |
Troisième à partir de la gauche, donc à la
droite du directeur, Jean Laforest combine alors les fonctions de préfet de
discipline, de professeur de mathématiques et d’adjoint au directeur. D’une
énergie débordante, il parle haut et fort, use encore de la férule et est à la
fois aimé, respecté et redouté des
élèves, même des turbulents. Fils de l’ancien directeur Clérié Laforest, Mèt Koy,
il aura la sagesse d’attendre patiemment
son tour pour accéder à la direction du lycée après le départ de Gilbeau Robert.
Après avoir grimpé tous les échelons de la hiérarchie de l’établissement, pour passer d’un poste de professeur suppléant à celui de directeur, Jean Laforest a laissé un immense capital de sympathie. L‘homme aimait son métier, le pratiquait avec toute son énergie et il s’est éteint en 2011 au terme d’une fructueuse carrière d’enseignant. Invité par la famille à faire un témoignage à la messe de requiem chantée à Ottawa à l’occasion de son décès, je m’acquittai de ce devoir avec empressement. Et surtout avec le sentiment que je parlais au nom d’une génération complète de Grand’Anselais. Merci aussi de nous avoir légué cette photo par l’entremise de ta fille Finette.
Clément
Beaugé, professeur vedette d’anglais
Clément Beaugé Professeur vedette d'anglais |
Premier à partir
de la gauche, Clément Amiclé Beaugé est un pédagogue né qui a adapté la méthode
Berlitz pour faire de vrais miracles à Jérémie dans l’enseignement de l’anglais
langue seconde. Sévère à l’extrême, ne
reculant jamais devant les châtiments corporels, il a formé des cohortes de
professeurs d’anglais et préparé des centaines d’élèves pour une adaptation
relativement facile aux États-Unis.
Installé à Ottawa
à la fin des années 1960, Mèt Beaugé se recycle comme professeur de français langue
seconde à la Commission scolaire des écoles catholiques d’Ottawa. Sa classe
devient alors une sorte de vitrine où la coordonnatrice amène les jeunes
professeurs observer les méthodes d’animation et d’enseignement d’un professeur
qualifié de « Super Teacher ». Élégant, théâtral même, pointilleux au
plus haut point sur la discipline, Amiclé n’acceptait, depuis l’époque du Lycée
de Jérémie, aucun écart de conduite ni
la moindre minute d’inattention quand il entrait en classe. Parmi les futurs
professeurs d’anglais sortis de sa pépinière, il faut citer Joseph René, Gérard
Gilles, Windsor Joseph, Gabriel Antoine, etc.
Les Jérémiens de diverses villes d’Amérique du Nord défilèrent en grand nombre à ses funérailles qui ont été chantées à Ottawa en 1995. J’avais alors une affectation à la Cour internationale de justice à La Haye, et c’est de là que j’ai eu connaissance des témoignages de reconnaissance auxquels ses funérailles ont donné lieu. À mon retour à mon port d’attache, tous les Jérémiens rencontrés en parlaient encore. Il ne reste plus de sa progéniture que sa fille Juliette. Clément, tu as bien mérité de la Patrie. Un grand merci!
Antoine Martineau, professeur de latin
Antoine Martineau |
Deuxième à partir de la gauche, Mèt Tatanne
était un citoyen d’une douceur infinie. On ne lui connaissait ni fredaines en
dehors du lycée ni conflits avec les élèves ou leurs parents. Il faisait son
boulot à la satisfaction de tous et
repartait sur la pointe des pieds.
Il m’est
impossible de parler de son enseignement, ayant quitté le lycée avant d’arriver
à ses classes.Je me souviens que Mèt
Tatann surveillait une salle d’examens de passage où l’on avait mis ensemble
des élèves de différentes classes pour réduire les risques de copiage. J’étais
assis à côté d’un élève de 4e, même si j’étais en 5e et je me hasardai à poser
quelques questions à ce voisin de table pour me dépanner. Tatanne était debout
dans mon dos et j’eus une peur bleue quand le bonhomme commença à me répondre à
haute voix. Pendant que je m’évertue à lui dire « Trop fort, trop fort »,
il me répond calmement : « Ou pa bezwen pè. Li pa tende.» (Aucune
crainte. Il n’entend presque pas.) Vraiment, la jeunesse est sans pitié !
Octave Petit, professeur d’histoire, de droit romain et de latin
Octave Petit Prof. d'histoire et de latin |
Troisième à partir de la gauche sur la photo
de groupe, Mèt Petit était un professeur carrément atypique. Fils de
l’ancien imprimeur Pétion Petit, érudit et intellectuel d’un très bon calibre,
il n’a jamais été apprécié à sa juste valeur par les gamins que nous étions. Il
n’en avait cure d’ailleurs. À Ti-Michel Fignolé qui chuchotait un jour pour le
taquiner : « Mèt Petit pa met chosèt ! », il répondit avec son
calme habituel : « Fignolé, mwen gen chosèt nan tèt mwen. M pa bezwen nan
pye m.» L’homme était d’une modestie exemplaire, se contentait de peu, faisait
lui-même ses courses au marché et ne se plaignait jamais…
J’ai découvert en
faisant des recherches pour la rédaction de mon livre sur l’extermination des
Pères fondateurs que « ce petit professeur de province » avait été dans sa jeunesse un historien reconnu qui
donnait des conférences dans les cercles littéraires et publiait dans la jeune Revue
de la Société haïtienne d’histoire et de géographie. Sa conférence sur
Dédé Bazile, dite Défilé-la-folle,
est encore disponible dans la collection Gallica de la Bibliothèque Nationale
de France.
Le cofondateur de
l’hebdomadaire new-yorkais Haïti Observateur, Léo Joseph, qui a fait une partie
de ses études secondaires à Jérémie, m’a longuement parlé cette semaine des
relations privilégiées qu’il a eues avec Mèt Octave. Intéressé très jeune à
l’imprimerie, il était le seul de tous les élèves à qui ce grand solitaire
ouvrait ses portes. Léo a beaucoup appris avec lui et en a gardé un très
agréable souvenir.
J’ai eu, quant à moi, des relations un peu chaotiques avec lui. D’abord, parce que je n’aimais pas l’école, ensuite parce que j’avais l’impression qu’il ne m’aimait pas. Je me suis rendu compte à l’âge adulte que je m’étais complètement fourvoyé à son sujet. Mèt Petit méritait beaucoup plus que le régime de privations et d’austérité que le destin lui a imposé. Paix à son âme !
Roger Jérôme, flamboyant professeur d’histoire
Roger Jérôme Professeur d'histoire |
Deuxième à partir de la droite sur la photo de
groupe, Mèt Jérôme est sans doute le professeur le plus pittoresque de toute
l’histoire de ce lycée. Et aussi l’un des plus brillants. Célibataire endurci,
petit de taille, éloquent, énergique et
doté d’une verve intarissable, on ne le voyait jamais dans les soirées
mondaines. Les mauvaises langues le disaient amateur de « baka », ces
« bandes à pieds » qui, durant la saison du carnaval, parcouraient les
rues de la ville à la tombée de la nuit et où certains notables allaient se
dévoyer dans l’anonymat complet. C’était probablement une farce de lycéen, mais on le disait pour
bien des professeurs. À Port-au-Prince également, d’ailleurs.
On prétend aussi
que, dans la rivalité que Roger Jérômel entretenait comme professeur d’histoire
avec Octave Petit, son aîné, et Antoine Jean-Charles, son cadet, il gardait chez lui les livres d’histoire de
la Collection du lycée pour s’approprier en quelque sorte le monopole des plus récentes publications.
Cela créait évidemment des frictions et Ti- Jéròm s’en fichait éperdument. J’ai
assisté le jour du Cinquantenaire à une discussion orageuse au cours de
laquelle Antoine Jean-Charles et lui faillirent en venir aux poings. Je reviens
sur cette scène dans la troisième tranche de cet article. Aux funérailles de
l’ancien directeur Georges Séraphin, décédé en 1956, Mèt Jéròm prononça, tout
de suite après Lucien Balmir, un hommage funèbre qui est resté longtemps gravé dans la mémoire
des Jérémiens.
Roger n’a jamais
été mon professeur, mais j’ai écouté la plupart de ses conférences, de ses
oraisons funèbres. C’est donc en connaissance de cause que j’atteste qu’il
était brillant. Exubérant de nature, il
jouissait de la sympathie de tous et était réputé pour ses talents d’orateur, sa
grande culture et pour sa générosité. Par ailleurs, il était au centre de la
plupart des blagues des lycéens de la ville. Je n’ai jamais entendu dire qu’il
aurait recalé un élève par méchanceté ou
par rancune.uxième à partir de la droite sur la photo de
groupe, Mèt Jérôme est sans doute le professeur le plus pittoresque de toute
l’histoire de ce lycée. Et aussi l’un des plus brillants. Célibataire endurci,
petit de taille, éloquent, énergique et
doté d’une verve intarissable, on ne le voyait jamais dans les soirées
mondaines. Les mauvaises langues le disaient amateur de « baka », ces
« bandes à pieds » qui, durant la saison du carnaval, parcouraient les
rues de la ville à la tombée de la nuit et où certains notables allaient se
dévoyer dans l’anonymat complet. C’était probablement une farce de lycéen, mais on le disait pour
bien des professeurs. À Port-au-Prince également, d’ailleurs.
On prétend aussi
que, dans la rivalité que Roger Jérômel entretenait comme professeur d’histoire
avec Octave Petit, son aîné, et Antoine Jean-Charles, son cadet, il gardait chez lui les livres d’histoire de
la Collection du lycée pour s’approprier en quelque sorte le monopole des plus récentes publications.
Cela créait évidemment des frictions et Ti- Jéròm s’en fichait éperdument. J’ai
assisté le jour du Cinquantenaire à une discussion orageuse au cours de
laquelle Antoine Jean-Charles et lui faillirent en venir aux poings. Je reviens
sur cette scène dans la troisième tranche de cet article. Aux funérailles de
l’ancien directeur Georges Séraphin, décédé en 1956, Mèt Jéròm prononça, tout
de suite après Lucien Balmir, un hommage funèbre qui est resté longtemps gravé dans la mémoire
des Jérémiens.
Roger n’a jamais
été mon professeur, mais j’ai écouté la plupart de ses conférences, de ses
oraisons funèbres. C’est donc en connaissance de cause que j’atteste qu’il
était brillant. Exubérant de nature, il
jouissait de la sympathie de tous et était réputé pour ses talents d’orateur, sa
grande culture et pour sa générosité. Par ailleurs, il était au centre de la
plupart des blagues des lycéens de la ville. Je n’ai jamais entendu dire qu’il
aurait recalé un élève par méchanceté ou par rancune.
Émile Alexis,
professeur de mathématiques et de sciences
Me Émile Alexis |
Première à partir de la droite sur la photo de
groupe, Émile Alexis attire tous les regards par son élégance, son nœud
papillon, sa belle stature. J’avais déjà quitté le lycée quand il y est arrivé
de sorte que je ne suis pas en mesure de parler de ses relations avec ses
élèves, ses collègues, de ses
compétences, etc. À l’âge adulte, j’ai fait partie de son cercle d’amis et je garde de lui de très bons souvenirs.
Les anciens élèves s’accordent pour dire qu’il était compétent, juste et impartial dans ses évaluations. Il a
quitté l’enseignement assez tôt pour se lancer dans la politique. C’est ainsi
qu’on le retrouvera ainsi comme
parlementaire à la Chambre des députés sous le gouvernement de Jean-Claude
Duvalier.
Il ne semble pas
qu’il ait marqué son passage au Parlement par des réalisations concrètes ni par
des interventions remarquées.
Voilà pour la première rangée de photos de ce superbe souvenir de notre Jérémie des années 1950. Nous examinons la deuxième rangée dans la troisième et dernière partie de l’article.
— FIN DE LA DEUXIEME PARTIE —
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