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Friday, August 11, 2023

Mes souvenirs de Ti-Michel Roumer

Ottawa, ce vendredi 11 août 2023

Par Eddy Cavé

Dr Michel Roumer
10 octobre 1945 - 1er août 2023

Fils du poète hors normes Émile Roumer , qui se définissait lui-même comme un anarchiste chrétien, Ti-Michel était porteur d’une fibre qui faisait de lui une compagnie adorable, un charmant camarade: drôle, généreux, imprévisible dans ses actes, ses réparties. Et avec en sourdine un brin de folie romanesque qui va jusqu’à expliquer son « dernier trip » à Jérémie…

Je me rends compte aujourd’hui, avec un recul de près de 30 ans, que c’est à Michel que je dois un des week-ends les plus agréables de mes séjours de travail en Europe. J’étais en effet à La Haye en octobre 1995 pour une affectation de trois mois à la Cour internationale de justice quand, un vendredi soir, je reçus de lui, un appel téléphonique qui bouleversa complètement mon petit train-train de pantouflard. Il venait d’apprendre ma présence en Europe par ma cousine Marlène Séraphin Magloire et il m’appela, tout feu tout flamme, pour rétablir le contact avec moi. Il m’annonce alors tout de go qu’il fête le lendemain son 50e anniversaire et qu’il tient à ce que je sois de la partie.

Abasourdi par cette invitation tardive et tout à fait inattendue, j’essaie tant bien que mal de me défiler, mais sans succès. J’ai mes petites corvées de fin de semaine dans cette ville étrange où tout est fermé quand je termine ma journée de travail en semaine : les banques, les épiceries, les nettoyeurs, les salons de coiffure. Mais Ti-Michel n’en a cure. Il m’attend demain à Francfort, me donne son adresse et me dit avant de raccrocher que je dois seulement me rendre à un guichet de la Lufthansa à l’aéroport Schiphol d’Amsterdam. Un aller-retour prépayé m’y attend. Devant une telle prévenance, je mets bas les armes et j’avance à reculons vers ce qui se révélera un des plus agréables week-ends de ce séjour de trois mois aux Pays-Bas.

Une fois remis de ma surprise, je me mets en mode départ : il faut faire tout de suite les valises, sortir le passeport, les chèques de voyage. Soudain, une idée me traverse l’esprit : si je prends avec moi mon piano électronique pour une animation surprise, cela ajoutera sans doute une touche d’originalité  à la soirée. L’idée se révèlera géniale. Avec des complicités bien placées dans son entourage, j’atterris à Francfort vers midi et nous dissimulons le piano dans un coin isolé de la maison. Nous trouvons  même le temps de monter un petit scénario à la mode nord-américaine avec Marlène et  Jean-Robert Magloire, la docteure Enide Léger et ses deux jeunes filles, Natacha Castera, sa sœur Agathe Roumer.

Quand, sous le coup de minuit, les jeunes filles et les dames entreront dans le salon avec le gâteau coiffé des 50 bougies au son  Happy Birthday Michel, ce sera une explosion de joie… Je garde de cette soirée et du restant de ce séjour à Francfort-sur-le Rhin le plus beau des souvenirs.

Un autre souvenir très spécial que j’ai de Michel remonte à une Saint-Louis extraordinaire passée à Jérémie. C’était en 1978, au cœur de la réconciliation de Jean-Claude Duvalier avec la population de Jérémie, et, Michel et moi, nous nous étions retrouvés là-bas par pure coïncidence. L’économie haïtienne profitait alors d’un boom mondial des matières premières, et la marmite de café se vendait à 16 gourdes. L’argent coulait donc à flots et c’était chaque jour la fête à Jérémie. Ti-Miche et moi étions comme deux larrons en foire, deux vieux amis qui se retrouvaient, après une quinzaine d’années d’exil volontaire, dans cette ville natale qui se remettait des épreuves de l’été sanglant 1964.

Le périple à Marfranc

Ma plus grande joie de cette Saint-Louis, ce ne furent ni les soirées des 24 et 25 août à Versailles, ni la grand-messe du matin à la Cathédrale ou la traditionnelle procession de l’après-midi. Ce fut le périple à Marfranc, d’où Ti- Miche, accompagné de sa première épouse Brigitte, devait se rendre à Ravine-à-Charles où vivait son parrain,  un grand don du nom de Jédius. Confortablement  installé sur l’autre versant de la Grand’Anse, ce vieil ami de Mèt Emil  avait pris toutes les dispositions pour recevoir le couple de façon grandiose.

Ma grande surprise en arrivant au maché ce jour-là fut de découvrir que tout le village savait que Ti-Michel, « ti pa Mèt Emil la », était de passage avec son épouse allemande et qu’il allait passer quelques jours avec elle chez son parrain Jédius. Ce grand seigneur avait envoyé, dès le lever du soleil,  un cavalier accompagné de deux superbes chevaux au marché du village avec la mission d’escorter et de lui ramener avec tous les honneurs ses deux invités de marque. Aussi sommes-nous, dès notre arrivée au marché,  entourés d’une meute de curieux qui nous font un accueil tout à fait inattendu.

La grande attraction du moment, c’est Brigitte, une blonde bien bronzée par le soleil d’Haïti et qui s’est frisé les cheveux. Une vraie curiosité pour la population. Des deux côtés de la route qui traverse le marché, tout le monde nous salue avec joie et répète à satiété que ce sont les invités de Jédius, en route vers Ravine-à-Charles. Brigitte suscite une fascination qui s’exprime dans les mots « Gade yon blan cheve pit. Sé Madan Ti-Michel wi, fiyòl Jedius la ». En outre,  les enfants croisés sur la route ne peuvent pas résister à la tentation de la toucher.                Visiblement, cela amuse plutôt Michel qui continue tranquillement sa marche vers « la passe » où l’attendent le guide et  les chevaux.

Pendant ce temps, Michel bavarde avec les uns et les autres, et Brigitte, qui  ne comprend pas trop ce qui se passe, commence à manifester un léger agacement. Visiblement, elle ne comprend pas cette tentation irrésistible de la toucher. Je la rassure et lui donne le bras pour écarter un peu ces gamins que les Québécois ici appellent des « toucheux ». 

Chemin faisant, nous prenons le temps de faire une petite visite aux notables de la place, notamment Lapériè, qui a repris l’ancienne guildive des Cavé à Tessier; Marc Defay, ancien directeur de l’Asile de Marfranc; Mesgar Gauthier dont l’arrivée dans la grosse Chrysler  New Yorker est annoncée par une débauche de décibels qui  secoue tout le marché. La voiture longe la rue principale à pas de tortue pendant que la radiocassette tourne en boucle le dernier grand succès de Coupé Cloué, Map Di. Ti-Miche et moi ne savons pas où donner de la tête. Comme les passants d’ailleurs. Nous découvrons la nouvelle Grand’Anse où  Mesgar Gauthier est le nouveau Nono Lavaud, mais en plus bruyant et moins joufflu.

Les pipirites 

Michel est au comble de la joie  quand il découvre les nouveaux  pipirit, retrouve les anciennes saveurs de son enfance et les fait découvrir à Brigitte : le traditionnel  doukounou enveloppé dans une feuille de bananier; les bananes pesées et les greton  fraichement préparés par les vendeuses ambulantes de fritailles; l’eau de coco; les kachiman,  les kaymit et kalbasi;  les mango sann, yil, kakòn et miska. Après maintes péripéties aussi désopilantes les unes que les autres, nous arrivons au passage où les invités de marque du vieux Jédius récupèrent leurs chevaux et se mettent en selle. Ouf, on dirait les mariés d’une noce champêtre !

Deux ans plus tard, en 1980, je ne cesserai pas de penser à cette journée mémorable en visionnant la désopilante comédie Les dieux sont tombés sur la tête. Arrivée presque par hasard dans un village de bushmen au Botswana, une blonde qui me fait penser à Brigitte dirige, mitrailleuse à la main, la résistance d’un petit groupe d’écoliers noirs attaqués par un commando lourdement armé. Je ne puis m’empêcher d’imaginer mon héros Ti-Michel coordonnant une opération de ce genre après s’être abrité derrière un mur de béton… À l’époque où Mèt Emil écrivait Le Caïman étoilé, il m’a dit un jour qu’il rêvait de finir dans la peau d’un gouverneur de la  Louisiane après le démembrement de l’Empire étoilé. 

Le retour à Jérémie aurait été très morne si je n’étais pas accompagné de Francis Antoine, médecin du New Jersey également de passage, qui comme Michel et moi redécouvrait les merveilles et les joies de l’enfance. La traversée de la source de Tessier, aujourd’hui disparue, fut une joie immense. Un souvenir d’une période révolue… Francis me dira plus tard que sa grande joie était d’avoir utilisé durant ce séjour à Jérémie tous les moyens de déplacement de son enfance : l’automobile, la moto, la bicyclette, le cheval, le canot. Et surtout ses jambes.

la source Tessier, avant dernière escale de la route conduisant chez le parrain Jédius

Si le souvenir de ces rencontres avec Ti-Michel en Allemagne et à Jérémie  est particulièrement agréable, cela ne signifie nullement qu’il n’y en pas eu d’autres. Cet enfant gâté de Jérémie visitait régulièrement sa famille au Canada et passait toujours quelques jours chez Philippa et Serge Jabouin ici à Ottawa. C’étaient chaque fois des retrouvailles extrêmement agréables. Mais il y a aussi et surtout les longues conversations que nous avons eues  au sujet des drames de notre ville natale, de la nation commune piétinée et trahie tous les jours par ses propres fils. Un autre sujet de préoccupation était l’obligation  que nous avions de retourner un jour au pays pour contribuer à la reconstruction qui se fait toujours attendre… Et les années ont passé. Notre jeunesse aussi…

Michel Roumer

Le titre « Voir Jérémie et mourir» choisi par Jean-Robert Léonidas pour coiffer  son éloge funèbre résume à merveille la profondeur du drame qui a porté Ti-Miche à entreprendre  ce dangereux pèlerinage en murmurant sans doute avec sa détermination habituelle : «  Va où tu veux, meurs où tu dois. » Et pourtant, il avait recréé à Francfort, où Mèt Emil est mort dans ses bras, son quartier du Mòn Goudwon où sévissait Boyo Madan Antilus et où la chanson Ayida Wèdo faisait les délices des amis. Avec son fils Bohio, d’un côté, et sa fille Aïda, de l’autre, Michel n’avait donc pas à prendre l’avion pour retrouver le petit monde de son adolescence. Mais cela ne lui suffisait manifestement pas…

Michel rêvait toujours de ciels d’un bleu d’azur, d’une cour plantée en cocotiers et en arbres fruitiers; de forêts de bambou, de jardins parfumés par des ilan-ilan;  de baignades quotidiennes dans les eaux chaudes de La Voldrogue et de l’Anse d’azur; de l’amitié chaleureuse de voisins élevés comme lui dans les traditions des konbit et du partage. Il rêvait des visages les plus pittoresques de notre jeunesse : de Majolenn Kodenn, d’Amerik-la-folle, du débardeur Bouriko, du coiffeur ambulant Fanfoulio, de Kalisia, la marchande de poissons, de pisquettes et de cyriques . Il est passé tout près de ces beautés, mais le destin ne lui a pas donné le bonheur  de les confisquer…

Je partage avec toute sa famille et ses proches la tristesse que cause cette disparition soudaine : sa veuve Andrea et leurs enfants Aïda et Raguel Émile; son ex-épouse Brigitte et leur fils Bohio. Ses nombreux sœurs, nièces, neveux et leurs familles, notamment : Philippa Roumer, Serge Jabouin et leurs enfants Philippa, Priscilla et Émilie; Sary Roumer Bastien et Carl-Frédérick, Raynald, Patrick et Judith; Simone Roumer Debrosse et Diandra et Dean Betty Roumer, Cassandre, Taïna, Katiana et Saradgine;  Agathe Roumer et Wolfgang Krust.

Parmi les cousins et cousines qui lui étaient très proches, il y a aussi : Léopold Roumer, Palanka et Noëliah; Mileva Roumer, la fille de Don Maximo que j’ai  rencontrée pour la première fois le mois dernier; Guy Roumer,  Cynthia, Camilo et Manuel; Valérie Roumer Pierre,  Karenine et Benoit; Pepita Roumer Adonis, Tamara et Stéphane; Michelle Roumer Condé, Régine, Chantale, René et Jean-Michel; Mathé Roumer et Serge Fourcand, ainsi que leurs enfants Patricia et Françoise.

Quant aux collègues médecins de la promotion 1971 et aux grandes amitiés des terres de l’exil volontaire, c’est un fait bien connu qu’ils faisaient partie d’une famille élargie et que Michel les confondaient toutes et toutes dans un amour sans bornes.

Faisons enfin une grande chaîne d’amour et d’amitié pour l’accompagner dans sa dernière demeure et chanter en chœur avec  lui : « Ce n’est qu’un au revoir Ti-Miche!»

Eddy Cavé

3 comments:

  1. Really well written brother! Eric.

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  2. Souvenirs, souvenirs, étends tes ailes!
    Mon vieux, tu as trouvé les mots justes pour ramener Michel dans le décor. Un peu plus, on lui tend la main, on l'enlace pour ne pas le laisser partir. Homme discret et chaleureux avec un léger sourire au coin des lèvres, Michel peut facilement passer inaperçu. Ce n'est pas dans ses manières de faire des vagues. Jérémie vient de perdre une perle.
    Mon dernier contact avec Michel, fut un commentaire qu'il m'avait fait parvenir à propos des articles que j'avais écrits sur Jérémie et ses drames. Au gré des échanges, il m'apprenait qu'il venait souvent à Ottawa voir sa mère qui y résidait.
    Nous demeurons avec le sentiment qu'il est parti prématurément, car l'environnement qu'il avait choisi en laissant l'Allemagne : la verdure, la sainte paix, l'air pur de la Grand-Anse, devraient lui conférer un p'tit plus dans l'horloge du temps, même si nous ne faisons que passer. Mais Hélas, le ciel en a décidé autrement. Que sa volonté soit faite.
    Adieu Michel! Resquiescat in pace.
    MaxD

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  3. Définitivement Eddy Cavé ,tu es le préservateur par excellence de la mémoire de nos congénères. Tu es toujours à la hauteur de ton histoire. Non seulement tu nous a fait revivre les beaux souvenirs de notre cité à travers ton livre de《 Mémoire de Jérémien 》. Mon vieux, tu as l'art de reconstituer l'atmosphère de notre Jérémie d'antan. Tu remets dans le décor quelqu'un qui était jeté dans les tiroirs de l'oubli. On peut même avancer que notre cité renaît à travers ta mémoire épisodique.
    Quand je constate la dégénérescence vertigineuse de notre coin natal et le départ de ses fils authentiqies . Parfois, je me plonge dans ton bouquin qui est l'un des livres de mon chevet, pour atténuer mon chagrin et ma nostalgie. Une fois de plus, je n'ai qu' à te féliciter et continuer de prier pour toi, afin que tu puisses continuer à nous pondre davantage d'oeuvres florissantes.

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