Quand la mer
entrouvre ses abysses, nos larmes sont légitimes. La mort semble poursuivre son
intrigue en silence. Trois
écrivains de la même génération sont emportés au même âge sur une cruelle
toile de fond, l’un par une maladie neurologique dégénérative, l’autre par un
cancer et le dernier, enfin, par un infarctus du cœur, au terme d’un long
périple en avion. Peut-être sont-ils morts par empathie l’un pour l’autre. Ils
étaient un même peuple, trois exilés d’une façon ou d’une autre, se
reconnaissaient et se comprenaient quand bien même ils ne se furent jamais
rencontrés auparavant. L’annonce de la mort de trois écrivains haïtiens, un
creusement de l’instant, est une scène dramatique, dans laquelle se conjoignent
la méchanceté d’une tyrannie, la disgrâce de l’exil sublimée par la résistance
d’une génération d’artistes qui avait rêvé d’une narration fragmentaire,
elliptique, allusive mais libre.
La disparition d’un écrivain, de trois
écrivains réunis par leur destinée après la mort, convoque une multitude de
réminiscences involontaires et confuses et peut même être considérée comme une
méditation douloureuse sur la littérature haïtienne et de son rapport avec la
littérature québécoise. En effet, si Serge
Legagneur et Claude
Pierre ont vécu, enseigné, publié au Québec et sont décédés en terre
étrangère, Jean-Claude
Fignolé, après avoir été édité au Seuil, avait fait paraître quelques-uns
de ses livres au CIDHICA et chez Mémoire d’encrier à Montréal. Sous des dehors
de coïncidence de leur mort ou de leur naissance commune à la Grand'Anse,
patrie intime des lettres haïtiennes, nous ressentons obscurément une perte
dont nous ne trouvons pas l’origine. La mort de ces trois écrivains est d’une
évidence poétique, celle de scander la fin d’une épopée littéraire qui ne cessa
d’exposer le manque de beauté dont pâtit le monde, d’en dénoncer la démence et
d’exalter la noblesse de toute vie. « Il y a / que les peuples manquent de
poésie / nous les poètes manquons aux peuples. »
Grâce à une lecture politique de leurs œuvres, écrites dans les affres de
l’exil intérieur, ces égarés de l’Histoire pourront alors redresser la tête
pour s’entendre dire comme le vieux paysan vaincu par le gardien de la nouvelle
de Kafka « Devant la loi » : « Ici nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car
cette entrée n'était faite que pour toi. Maintenant, je m'en vais et je ferme
la porte. »
Quand bien même ces écrivains eurent partagé leur vie avec des lecteurs, pour
leurs proches, la perte est indicible, langage qui précède le langage, d’avant
les mots et d’avant la grammaire, qui est peut-être l’autre nom de la douleur.
Réparer les morts – il incombe au lecteur un travail d’inachèvement – comme si
les émotions, les bribes et les pensées évoquées étaient revécues, restituées
par les sensations d’avoir relu, les yeux fermés, quelques pages de leurs
œuvres. Il n’y aurait donc pas de vie après la mort ? L’honneur d’avoir connu
ces trois poètes, Claude Pierre, Serge Legagneur, Jean-Claude Fignolé, ce n’est
peut-être finalement rien d’autre qu’une vie d’où la littérature, c’est-à-dire
la vie, n’a pas été chassée.
Par Joël Des Rosiers
Montréal, le 18 juillet 2017
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