Lumane Casimir Pionnière de la chanson folklorique haïtienne |
Par Eddy Cavé,
Ottawa, le 26 août 2023
Durant les recherches effectuées en vue de
la rédaction du livre Chanson engagée, sexisme et identité haïtienne, j’ai été
stupéfait par les omissions, erreurs, incohérences et contradictions relevées au
sujet de Lumane Casimir dans les documents consultés. Ne pouvant démêler seul
l’imbroglio dans lequel je me trouvais, j’ai fait appel à trois spécialistes
amis, l’économiste-historien Leslie Péan, le peintre et historien de l’art
Guerdy Préval, l’informaticien converti à la généalogie Jean-Édouard Stam.
Leurs lumières m’ont grandement aidé à clarifier les points qui me paraissaient
les plus obscurs. Pour l’instant, je me contente de faire le point sur les
sujets les plus controversés, réservant les détails pour le livre.
Date et lieu de naissance, état civil
et date du décès
N’ayant pas pu trouver jusqu’ici l’acte de
naissance ni le certificat de baptême de Lumane, je m’en tiens à deux sources très
fiables, même si elles concordent pas tout à fait sur une date : i) un article
très documenté publié dans l’édition du dimanche 4 novembre 1956 de
l’hebdomadaire de langue anglaise Haiti Sun, de Bernard Diederich, au sujet du
défilé d’artistes organisé le dimanche précédent au Théâtre de verdure au
profit de Lumane; ii) le certificat de mariage de Lumane avec un membre du
corps des Garde-Côtes répondant au nom de Jean Bart. On trouve aussi le nom
Léyis Jean-Bart dans divers documents.
L’article donne comme date de naissance de
Lumane le 14 octobre 1922, tandis que l’extrait de l’acte de mariage reproduit
dans le site informatique FamilySearch donne le 4 octobre de la même
année. Bien que cet écart de dix jours ne prête pas à conséquence, il vaut la
peine d’être mentionné. Ce document ne mentionne malheureusement pas le lieu de
la naissance, qui serait Plaisance pour bien des gens, le Cap-Haïtien ou les
Gonaïves pour d’autres. Cependant, il contient deux renseignements peu connus, le
vrai nom de la mariée et l’âge du mari, 19 ans.
Au regard du nom de la mariée, il est
écrit : « Elirose Casimir, dite Lumane Casimir ». Cela donne à
penser que Lumane serait un pseudonyme devenu son prénom usuel, ce qu’on n’a jamais
lu ni entendu ailleurs.
Lumane et le Jazz des Jeunes |
La date du décès est toutefois l’élément le
plus important de la présente mise au point. Selon l’historiographe de
Port-au-Prince, Georges Corvington (tome 7 de Port-au-Prince au cours des ans, tome
VIII, page 214) Lumane est décédée au Sanatorium de cette ville en 1955, tandis
qu’Ed Rainer Sainvil, l’auteur de Tambours frappés, Haïtiens campés (pages 91,
92 et 93), donne comme lieu du décès l’Hôpital Deschapelles, près de Saint-Marc.
Le généalogiste a effectué ses recherches à partir de la date de la
soirée-bénéfice et il a trouvé que Lumane est décédée le 13 juin 1957. C’était
donc en plein dans la fièvre électorale de cette année-là, soit moins de deux
semaines après le début de guerre civile du 25 mai précédent et la veille du
coup d’État militaire contre Daniel Fignolé. Il n’est donc pas très surprenant
que ce décès soit tombé au second plan de l’actualité, mais il est curieux qu’il
n’ait pas laissé de traces dans les journaux.
Une misère atroce à Fò Senklè
Les témoignages abondent encore sur les
mauvais jours passés par Lumane durant sa traversée du désert dans son quartier
d’adoption de Fò Senklè. Le rythme infernal des tournées artistiques, la perte
de ses revenus, les privations de nourriture et la consommation d’alcool avaient
ruiné sa santé. De surcroît, son mari avait disparu du décor quand il se rendit
compte de l’ampleur du drame. Lumane sera d’abord hospitalisée à l’Hôpital
Général, puis au Sanatorium de Port-au-Prince, une fois établi un diagnostic de
tuberculose. Ne pouvant accepter le rigoureux régime d’isolement de cet
établissement, Lumane s’enfuit et se réfugie dans la clandestinité.
Le chroniqueur sportif de Radio
Port-au-Prince et futur maire de Port-au-Prince Antoine Rodolphe Hérard a
raconté qu’il sirotait un jour un rhum soda au bar du Rara Shop quand la
gérante, Mme Bareau, lui parla des déboires de Lumane et de la pauvreté extrême
dans laquelle elle croupissait. En fait, l’artiste avait disparu de la
circulation depuis un certain temps et personne ne savait où elle se trouvait. Cela
se passait au début d’octobre 1956. Le chroniqueur se rend sur les lieux, constate
par lui-même la gravité du cas et lance un appel désespéré à la population. Les
dons commencent à affluer le même jour.
Les premières contributions vont de 10
centimes à 5 gourdes. En une journée, les petites gens de tous âges apportent à
la radio des contributions qui totalisent 305 dollars haïtiens, soit 1525
gourdes. C’est l’équivalent de six mois de salaire d’un professeur débutant et la
moitié du prix d’une bonne voiture d’occasion. Les dons continuant d’affluer, Antoine
Hérard paie les nombreuses petites dettes de Lumane, lui achète ses médicaments
et prend soin d’elle. L’Hôpital Deschapelles accepte de la recevoir en
acceptant l’argument des circonstances particulières. On apprend dans un
premier temps qu’elle récupère, puis ce sera de nouveau le silence, suivi de la
nouvelle du décès.
Les plus récents témoignages écrits disponibles sont ceux du Haiti Sun des 14 octobre et 4 novembre 1956. Le lieu et les circonstances précises du décès ne sont toujours pas connus avec certitude.
Une chanson de Lumane Casimir
La gestion des fonds recueillis
Le pays n’ayant jamais pris l’habitude de
rendre des comptes par écrit, les organisateurs de la collecte choisirent de ne
pas publier de rapports écrits sur les entrées de fonds, préférant faire des comptes
rendus journaliers oraux. Ils annoncèrent tous les jours les noms des donateurs
et les montants reçus, ce qui est également très acceptable. Ces sommes étaient
versées au Fonds Lumane Casimir et étaient gérées par un comité créé à cette
fin.
À
en juger par le succès présumé de l’opération, les fonds recueillis auraient pu
servir à mettre Lumane à l’abri du besoin et à lui garantir une mort digne de
son passé de vedette nationale. Surtout après le défilé d’artistes du 28
octobre qui attira un millier de spectateurs au Théâtre de verdure. De
toute évidence, il y a eu au moins un déficit d’information, car la lumière n’a
jamais été faite sur la vie qu’a menée Lumane entre le moment où les dons ont
commencé à affluer et la date du décès. Le bruit courut à un moment donné qu’Antoine
Hérard avait démissionné du comité d’organisation en signe de protestation
contre de graves irrégularités. Dans la culture de l’oralité qu’est la nôtre,
les témoignages écrits sont généralement assez rares de sorte qu’il est souvent
très difficile de départager les avis contraires.
La triste vérité est qu’on ne connait avec
certitude ni le montant total recueilli, ni l’utilisation qui en a été faite,
ni les conditions dans lesquelles Lumane a fini ses jours.
Les funérailles
Un autre point obscur à clarifier est
celui des funérailles. Ici encore, il y a deux versions un peu contradictoires :
celle d’Émerante de Pradines, octogénaire jouissant d’une excellente réputation
dans le domaine artistique, et celle de Renée Mirault, ancienne chanteuse et
collègue de Lumane dans la Troupe folklorique nationale. Cette dernière a donné
en 2008 à l’ingénieur et animateur de Radio Méga Jacques Borges, de Boston, une
intéressante entrevue dans laquelle elle a longuement parlé des funérailles.
De son côté, Émerante de Pradines raconte, les larmes aux yeux, dans un témoignage pathétique qui ferait davantage autorité si les réalisateurs n’avaient pas situé le décès en 1955, au lieu de 1957 :
« Li mouri nan mizè. Li mouri Sou Ray. M
al nan antèman l. Mwen pote flè. Mwen fè ti sè m yo abiye yo, ale nan antèman,
mache devan Liman. Mwen santi m te dwe l sa… » (Elle est morte dans la
misère… Je suis allée à son enterrement, j’ai apporté des fleurs. J’ai demandé
à mes sœurs de se rendre aux obsèques et d’être en tête du cortège… Je lui
devais cela.)
Mèsi anpil pou ti limyè sila sou lavi dam sila. Se domaj ayisyen pa konn apresye oken valè lakay yo. Lè w wap tande istwa dam sila li fè dlo koule nan jem. Ayisyen .se yon pèp engra, yo konen w lè wap fè kèyo kontan epi aprè yo jete w nan fatra. Po dyab Liman, se te yon gwo atis.
ReplyDeleteCelimene