Hugues
Saint-Fort
Je
voudrais revenir aujourd’hui sur une distinction fondamentale en linguistique
que j’ai mentionnée récemment mais sur laquelle je n’ai pas insisté. C’est une
distinction capitale qui est au cœur d’une branche essentielle de la
linguistique : la distinction entre la phonétique et la phonologie. Dans les
classes d’introduction à la linguistique, les profs consacrent parfois un temps
relativement long à cette distinction car elle est particulièrement importante.
Aussi, quand dernièrement, quelqu’un sur les forums haïtiens s’est mis en tête
de douter qu’il puisse exister une distinction claire et nette entre ces deux
concepts, je dois dire que cela m’a fait de la peine, même si finalement cela
ne m’étonne pas du tout que ce soit cette personne qui ait émis une telle
opinion. Après tout, cette personne est un habitué de ce genre d’affirmations
complètement insensées, hélas !
Prenons
deux exemples clairs, l’un tiré de la langue créole haïtienne (kreyòl), l’autre
tiré de la langue française. Prenons le cas d’un locuteur français natif qui
entend le mot « billet » prononcé avec un « é », (ce qui se transcrirait comme
suit dans l’Alphabet Phonétique International : [bije]). Mais, quelques
instants plus tard, ce même locuteur entend le même mot « billet » prononcé cette
fois avec un « è», ce qui se transcrirait alors comme suit, toujours dans
l’Alphabet Phonétique International [bijɛ]. Vraisemblablement, ce locuteur
français natif ne réagira pas à la différence. En effet, nous savons que les
variations de prononciation enregistrées sur un mot sont généralement ignorées
par les locuteurs tant qu’elles ne constituent pas une barrière à la
compréhension et donc à la communication. Et même si on a appris à ce locuteur
natif que la prononciation normée est la seconde [bijɛ], il hausserait les
épaules car cette norme ne jouerait qu’un rôle secondaire dans la conversation.
Voici
maintenant un second exemple. Supposons qu’un locuteur natif du créole haïtien
entende le mot créole «bwɛ », ce qui se transcrirait comme suit dans l’Alphabet
Phonétique International [ bwɛ] prononcé avec la semi-voyelle ou semi-consonne
[w]. Mais, quelques instants plus tard, ce même locuteur entend le mot « bwɛ »,
prononcé cette fois avec un « r », ce qui se transcrirait comme suit, toujours
dans l’Alphabet Phonétique International [brɛ]. Vraisemblablement, ce locuteur
natif du créole haïtien ne réagira pas à la différence malgré la variation de
prononciation.
Il
en irait tout autrement si l’on remplaçait [a] par [e] dans un mot tel que «
lajè » qui deviendrait alors « lejè ». On serait alors en présence de deux mots
différents et le message serait alors tout à fait différent. C’est en
raisonnant ainsi que le linguiste repère dans une langue donnée un certain
nombre de traits qui possèdent une fonction distinctive et assurent la
compréhension du sens propre au message. Nous sommes ici au cœur de la
distinction centrale entre la phonétique et la phonologie. Chez les linguistes,
la phonétique est la science qui s’occupe de la production du son (articulation),
de l’aspect physique de cette production (acoustique) et de son mode de
réception (audition). Certains linguistes pensent que, à proprement parler, la
phonétique devrait être une science physique. Un linguiste peut faire une
description des voyelles et des consonnes du français par exemple, ou du
créole, sous l’angle de leur articulation. Ce sera alors une étude phonétique.
Par contre, la phonologie étudie le rôle des sons dans le système linguistique,
c’est-à-dire qu’elle s’attache à trouver l’utilité des sons que le phonéticien
a décrits pour le fonctionnement de la langue.
Le
phonologue fait l’inventaire des phonèmes de la langue. Les phonèmes
constituent les sons fonctionnels indispensables à la compréhension
linguistique, c’est-à-dire les voyelles et les consonnes. Puis, le phonologue
définit leurs règles de combinaison, leur fonctionnement dans la langue. Quand
le son est envisagé phonétiquement, il s’écrit entre crochets [ ] mais il sera
mis entre barres obliques / /, s’il s’agit d’un phonème, c’est-à-dire un
son envisagé d’un point de vue linguistique, fonctionnel, en phonologie.
Les
sons sont en nombre élevé dans l’ensemble des langues humaines, mais les
phonèmes d’une langue sont en nombre limité. On a dit que les langues du monde
(il y en a environ entre 6.500 et 7.000) comportent entre 10 et 100 phonèmes
environ, avec une moyenne de 33. Parmi les langues qui sont parlées en Haïti,
le français comporte 36 phonèmes, le créole 32, l’anglais 46, l’espagnol 32. Je
rappelle une fois de plus que, en raison de la correspondance biunivoque dans
l’orthographe du créole haïtien, cela veut dire qu’un son correspond à une
seule lettre et inversement, il y a 32 sons en créole haïtien, et également 32
lettres. On ne trouve pas cette correspondance biunivoque en français où il y a
26 lettres (graphèmes) dans l’alphabet, mais 36 sons (phonèmes).
Dans
l’ouvrage classique de Genouvrier-Peytard « Linguistique et enseignement
du français » (1970), le phonème est défini comme étant « l’unité minimale
pertinente d’une langue donnée ». Cela veut dire que « le phonème est la plus
petite unité de son capable de produire un changement de sens par simple
commutation, sans avoir de sens par lui-même » (p.37).
Pour
terminer, voici comment les professeurs Joaquim Brandao de Carvalho, Noël
Nguyen et Sophie Wauquier, dans leur livre à succès, « Comprendre la phonologie
» (PUF 2010) résument la distinction entre la phonétique et la phonologie :
«
On peut distinguer phonologie et phonétique. Toutes deux ont pour objet l’étude
scientifique des sons du langage. Mais alors que la phonétique va s’attacher à
décrire l’émission des sons (les contraintes neuro-motrices et articulatoires
qui permettent la production des sons de la parole), la perception des sons
(les contraintes psycho-acoustiques qui permettent la perception de la parole)
et la nature physique des sons (les caractéristiques acoustiques qui en font
tel ou tel son de la parole), la phonologie étudie les objets sonores et leurs
comportements en tant qu’ils sont les pièces d’une structure sonore organisée,
« une grammaire », « un système », représentés par une langue donnée, le
français par exemple, dont le locuteur-auditeur doit avoir une connaissance
interne pour pouvoir communiquer » (p.22).
Avant
de conclure, je voudrais signaler l’excellent article sur le même thème,
intitulé « Fonetik pa menm ak fonolojik » écrit il y a 40 ans par l’un des
linguistes haïtiens les plus connus, le regretté Yves Dejean, récemment décédé,
dans la revue Sèl, Jounal Ayisyen aletranje, ane 8, nimewo 48-49, desanm 1980.
Hugues
Saint-Fort
New
York, juin 2021
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