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Tuesday, August 7, 2018

La gourde sur la pente de 100 pour 1?



Par Eddy Cavé 

Ottawa, le 1er août 2018

Dans la masse des articles et commentaires diffusés dans les médias depuis l’éclatement de la crise actuelle, il y a sans doute beaucoup d’inepties et d’idées farfelues, mais il y a aussi et surtout d’excellentes observations. Les éditoriaux de Frantz Duval et de Roberson Alphonse par exemple, ainsi que les articles comme ceux d’Erno Renoncourt (« Un État fossoyeur jusqu'au bout de l'indigence») sont la preuve qu’il y a au chevet du malade un grand nombre de médecins dont le diagnostic est sûr, mais qui n’ont aucun pouvoir de décision. Le drame est qu’ils sont comme des voisins accourus à la nouvelle d’une agonie et qui ont seulement un droit de parole.

À cet égard, le courriel anonyme suivant, que j’ai reçu récemment en anglais et que je me suis permis de faire traduire, est un modèle de perspicacité. Dans la brutalité du commentaire et la simplicité du raisonnement, l’auteur écrit :

« Trop de véhicules qui se déplacent pour rien. Arrêtez le financement sans mise de fonds qu’offrent de nombreux concessionnaires automobiles. Trop d'articles de luxe dans ce pays pauvre, ce qui ne fait qu'augmenter la consommation de carburant et nos importations de pétrole. […].

Les Haïtiens veulent s'identifier à la valeur de leurs véhicules, du linge qu'ils portent, au lieu d'essayer de mettre sur pied des industries. Bill Gates conduit une voiture américaine et ne la change pas chaque année. Il est temps pour les Haïtiens d'adopter des comportements intelligents et de faire travailler leurs méninges. […] Il existe des moyens de mettre fin à ces absurdités.

Tout le pays paie le prix du comportement des petits idiots riches qui sont suivis par d'autres stupides à la recherche d'une identité et d'un statut social inconnus. Nous voulons consommer les marques chères produites dans le monde, tandis que nous n'avons même pas un emploi. […].

Faisons comme les Chinois, avec notre main d'œuvre abondante et bon marché et lançons-nous dans les échanges internationaux. Nous sommes à la porte de certains des plus grands marchés du monde et, Dieu merci, la Nature nous a pris sous ses ailes. Mais, l'État central a le devoir de donner le ton. Sinon, le bateau coulera avec nous tous. Il est grand temps pour nous de prendre nos responsabilités. »

Ces observations faites, l’auteur conclut sur le ton sentencieux du spécialiste qui parle avec autorité :

« Bloquez pendant un certain temps l'importation de certains articles non nécessaires comme les véhicules automobiles et comme le riz [qui entre au pays sous un régime concurrentiel mortel pour la production locale]. Vous verrez comment le taux de change du dollar va diminuer ».

La sonnette d’alarme est tirée et elle appelle à une prise de conscience radicale. Pas moyen d’écarter du revers de la main un tel diagnostic,  pourtant très incomplet. Malheureusement, les choses sont beaucoup plus compliquées qu’elles ne paraissent, et les solutions sont sur plusieurs fronts.

D’abord, la bataille de la gourde est l’affaire de tous : les autorités monétaires, l’ensemble des secteurs public et privé, la société civile, les syndicats,  les intellectuels, la presse, etc. Ensuite, elle ne peut être gagnée si l’on ne s’attaque en même temps à la corruption, la mauvaise gouvernance, l’instrument de propagande que sont devenus les carnavals, le rara, la diffusion des matches de football, l’utilisation des postes diplomatiques comme arme de négociation avec les parlementaires ; bref, la vision la plus malsaine qui soit de l’État-providence.

En outre, il y a tout le volet des politiques fiscale et budgétaire qu’il faut maîtriser et mettre à contribution dans une optique de transparence,  d’efficience, de justice sociale. Autant de conditions impossibles à réaliser tant que persistera la conception haïtienne séculaire de l’État vache à lait, dispensateur de privilèges allant maintenant de l’octroi de cartes d’appels téléphoniques à l’accès aux sources de crédit du secteur public (ONA, BNC) en passant par le trafic d’influence, les franchises d’importation, etc.

Donc, pas de solutions miracles à un problème de fond bien compris par l’auteur de cette note anonyme.  Dans le passé, la stabilité du taux de change et le pouvoir d’achat de la gourde ont contribué à brouiller le paysage de sorte qu’on n’en a jamais discuté sur la place publique. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui se produit, et le Dr Raulin L. Cadet a bien résumé le drame en concluant par ces mots un article paru dans Le Nouvelliste du 30 juillet en cours : « Lorsque la faiblesse de la production et l’instabilité politique se tiennent la main, il est difficile de stabiliser les prix. »  À quoi j’ajouterais : « ainsi que le taux de change ».
                                                ****
Le taux de change a atteint les 50 % 
en 2015.                                          
Pour avoir produit les statistiques bancaires et monétaires d’Haïti à la fin des années 1960 au département de la Statistique et des Études économiques de la Banque nationale (BNRH), je sais que le problème ne date pas d’hier. Déjà, les réserves de change du pays étaient épuisées et devenues négatives, et nos dirigeants avaient opté pour la politique de l’autruche (« Les problèmes de la gourde haïtienne dans la mémoire du Jérémien », Le Nouvelliste, 7 mars 2018; Haiti Connexion Culture, (14 mars 2018).

La disparition de François Duvalier de la scène politique ayant levé les principaux obstacles à l’aide internationale au pays, les entrées de devises ont augmenté à partir de 1971, tandis que se produisait le début d’industrialisation que l’on a qualifié de taïwanisation  de l’économie haïtienne. Et quand la décote de quelques points de pourcentage est apparue au début des années 1980, les habitudes d’insouciance tranquille des autorités monétaires (que les spécialistes américains du domaine appellent le « benign neglect » étaient suffisamment bien enracinées pour que personne ne sonne l’alerte. Plus grave encore, tous les agents économiques ont participé à la concrétisation du désastre annoncé. Le taux de change est ainsi passé en douceur de 5 à 70 gourdes pour 1 $ en moins de 40 ans.


Taux de dépréciation de la gourde par rapport au USD en %.
 ( entre 1992 et 2005)
D'autres informations statistiques complémentaires seront mises à jour bientôt

Aujourd’hui que le mal est consommé, il incombe à chacun d’entre nous d’accepter le fait accompli et de se serrer la ceinture. L’objectif est maintenant de contrecarrer la poursuite de la dégringolade de la gourde pour empêcher que ne se réalise dans un proche avenir la prédiction apocalyptique  du taux de change de 100 pour 1.


Eddy Cavé edddynold@gmail.com

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