Par Eddy Cavé
Ottawa, le 24 mars 2025
Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs d’octogénaire choyé, je l’admets, par la Nature ou par la Providence, je retrouve partout où je tourne les yeux le visage et la silhouette de Jean-Claude Samedy. Cet ami avec qui j’ai eu le bonheur de cheminer durant l’enfance, l’adolescence et la prime jeunesse, avant que le mauvais génie qui s’acharne contre Haïti nous projette vers des rives différentes : lui vers l’Argentine, moi vers le Chili d’abord, puis vers le Canada. Nous sommes néanmoins restés en contact jusqu’à ce que la mort nous sépare pour de bon.
Étant du même âge, du même secteur de la
basse-ville et issus tous les deux de familles très proches l’une de l’autre,
nous avons grandi ensemble, fréquenté les mêmes écoles et partagé les mêmes
valeurs. Jean-Claude ayant toujours été d’une droiture exemplaire, c’est avec
son jeune frère Guy que je faisais les folies de l’adolescence pendant que,
lui, ’il était plongé dans les livres d’Alexandre Dumas ou de Saint-Exupéry. Il
ne manquait toutefois pas d’humour et s’amusait plutôt à la pensée que je me sauvais
avec Guy pour aller, à la tombée de la nuit, nous amuser dans des groupes
carnavalesques de renommée douteuse comme Démoli ou La jeunesse.
Déjà à l’école primaire, Jean-Claude se
signalait par son sérieux, sa discipline et son application au travail. Si son cousin germain Ney Jean
Dimanche raflait toutes les médailles et les prix
d’excellence, Jean-Claude le talonnait sans relâche, et nous n’avons jamais eu
le sentiment qu’ils se concurrençaient… même sournoisement.
À la faveur de l’extraordinaire succès obtenu
par le père de Jean, le sculpteur André Dimanche, à l’Exposition internationale
du Bicentenaire de Port-au-Prince, la famille s’installait à la Capitale, laissant
le champ libre à Jean-Claude qui devint automatiquement un premier de classe
incontesté. Resté au Lycée Nord Alexis, pendant que nous allions au Collège
Saint-Louis, un autre Jean-Claude — Jean-Claude Chassagne — prenait la tête de
notre promotion qui se trouvait divisée en deux.
À cette école congréganiste créée en 1954,
l’année du cyclone Hazel, Jean-Claude Samedy
s’affirme comme un leader dans tous les domaines : les salles de classe,
la cour de récréation, les activités parascolaires. Dans le scoutisme, il brule
toutes les étapes pour devenir rapidement routier, chef de brigade, chef de
troupe et un modèle pour tous les jeunes
dont il a la charge.
À l’inauguration, en 1956, des locaux flambants neufs du Collège Saint-Louis à Rochasse, c’est à lui que revient le privilège de prononcer le mot de bienvenue à l’endroit de l’assemblée de notables réunie pour la circonstance, dont : l’évêque des Cayes, Mgr Colignon, le préfet Roger Boncy, le commerçant Pierre Sansaricq, le curé de la ville, le père Perron, le maire, le commandant du district militaire, etc.
Lorsque les scouts traversent la ville
pour leurs excusions périodiques à la campagne, Jean-Claude porte avec fierté
son uniforme et ses décorations pendant que, de mon balcon, je les regarde
passer. Pour avoir mûri prématurément, il se plait déjà à orienter ses jeunes
dans le droit chemin et joue à la perfection un rôle de leader. Par son port
altier, sa belle taille et son sens de l’honneur, plusieurs voient en lui un
futur officier de l’Armée d’Haïti d’avant la dictature.
Ayant toujours été, d’instinct, réfractaire à toutes les formes d’embrigadement, je n’ai pas vécu avec Jean-Claude l’expérience du scoutisme. J’en ai cependant entendu parler toute ma vie d’adulte, notamment par Pierre-Michel (Pèpè) Smith qui est resté attaché à son chef de troupe jusqu’à sa mort. À en juger par les souvenirs des jeunes que Jean-Claude a encadrés durant cette tranche de sa vie bien remplie, le jeune homme était un parfait modèle du chef en herbe : sens du commandement, rectitude morale, capacité d’enseignement dans toutes les facettes de la vie du jeune citoyen en général et du scout en particulier. Jean-Claude avait toutes ces qualités et il les a inculquées à un grand nombre de jeunes qui, aujourd’hui encore, se souviennent de lui et de ses enseignements. Le futur prêtre Eddy Julien était de la même trempe, mais beaucoup moins flamboyant que Jean-Claude.
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Avec l'ancien condisciple, le père Eddy Julien et Pèpè Smith à Montréal en 1978 |
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Le wharf de notre enfance |
L’ami que je retrouve à Montréal à l’été
1970 est celui dont je rêvais depuis longtemps. Un professionnel de gros
calibre, un intellectuel qui était allé jusqu’au bout de ses convictions
idéologiques qui avait aligné son
quotidien sur sa formation théorique. Un érudit d’une curiosité sans bornes,
mais qui avait tendance à trop se fier à l’efficacité des modèles argentins
dont les lacunes étaient bien connues. Dans ma vision à moi, ce médecin doublé
d’un sociologue était exactement le genre de cadre qui aurait pu servir le pays
à la fois dans les hautes fonctions de l’administration publique et sur le terrain, là où se livrent les
véritables combats contre la corruption, l’incompétence et le laisser-grennen.
Notre rencontre à Montréal fut
relativement brève, car il retourna précipitamment en Argentine où il avait
laissé sa famille. Par la suite, nous
nous sommes revus à chacun de ses voyages à Montréal où vivaient Tante Annette,
sa mère, et sa sœur Guerda. C’était
chaque fois un vrai régal de discuter avec lui des problèmes de société
d’Amérique latine, des choix stratégiques de l’Argentine ou du Chili, de
l’avenir d’Haïti et de la responsabilité des intellectuels du Tiers-Monde.
Au printemps 2004, l’année du bicentenaire
de l’Indépendance, Pèpè Smith, lui et moi prenions rendez-vous pour passer la
Saint-Louis entre nous à Jérémie. En toute franchise, je n’ai été convaincu que
le projet était réalisable que lorsque les trois nous nous sommes retrouvés ensemble à Buvette, sur
la superbe propriété de Jean-Claude Tabuteau. Comble de bonheur, Donald
Ferdinand était rentré de New York; Claude Pierre, de Port-au-Prince; Bobisson
Large, de New York après un détour à Jacmel.
Le soir, tout le groupe se retrouvait à la
résidence des époux Edwin Magloire à Calas d’où, assis au bord de la piscine, nous
regardions les lumières de Jérémie, tout en remémorant les belles années de
notre enfance. Dans la soirée du 24, soit la veille de la Saint-Louis, c’était
au tour du couple Mimose et Ernso Jérôme de le recevoir dans leur
résidence de Bordes. Ce fut une soirée mémorable de retrouvailles où
Jean-Claude était véritablement le centre d’intérêt. Mais le sociologue en lui
voulait aussi voir les rues de la ville et ses night-clubs après 40 ans
d’absence et je partageais cette curiosité, car ma dernière Saint-Louis à
Jérémie remontait à 1964. On se souviendra que les festivités de cette année-là
avaient avaient eu pour toile de fond l’invasion des Treize de Jeune Haïti et
les massacres qui s’ensuivirent.
J’avais bien entendu dire et observé que
la ville avait beaucoup changé depuis, mais l’idée que je m’en faisais n’avait
aucune commune mesure avec la réalité que j’allais découvrir. Mes amis Brunel
Pierre et Guiton Dorimain, qui étaient de la partie, acceptèrent de bonne grâce
de nous faire découvrir non seulement la nouvelle Saint-Louis, mais aussi les
aspects les plus surprenants de la nouvelle ville.
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Place Dumas durant la Saint-Louis en 2004 |
Sitôt dit, sitôt fait. Nous remercions nos hôtes après le dessert et nous embarquons dans la luxueuse Lexus de Brunel, cap sur le carré La Place. À peine avons-nous passé le quartier de Jubilé que nous entrons dans un véritable carnaval de motos allant dans tous les sens. Une première question me vient à l’esprit : « D’où viennent-ils, tous ces véhicules ? » Puis une seconde : « Et où vont-ils ? » Pour nos deux amis convertis en cicérones, la réponse est simple : Ils viennent des nouveaux quartiers et vont vers les nouvelles boîtes de nuit. De Caracoli, Sainte-Hélène, Dèyè Kazèn, Déyè Izin Elektrik, etc.
Comme moi, Jean-Claude regarde bouche-bée
la voiture avancer pas à pas en direction de l’ancienne École industrielle et
dans un vacarme étourdissant. Des deux côtés du sentier que nous longeons, des étals de fritay,
des marchands ambulants de pâté, de fresco. Brusquement, le bruit familier d’un
gros moteur au gazoil : Ça, ça doit être l’usine électrique, s’exclame
Jean-Claude !» Il a bien raison.
En effet, la piste d’atterrissage de notre
enfance et qu’on appelait Dèyè Kazèn avait été prise d’assaut par une multitude
de nouveaux arrivants et convertie en moins de deux générations en un vrai bidonville : «
Un véritable cours de sociologie pratique, ajoute Jean-Claude au bout d’un long
silence. Muchas gracias amigos ! »
De là, nous avons fait le tour de la ville
qui nous a vus grandir, revoyant les maisons que nous avons habitées, les
cinémas que nous avons fréquentés, nos anciennes écoles, etc. Puis, nous sommes revenus à la maison des Jérôme où
j’avais laissé la voiture de ma sœur en allant faire cette visite guidée. Mauvaise surprise, le portail était fermé à
clé et Brunel était reparti. Nous décidons donc de remonter à pied et de faire
une bonne marche. Je découvre alors que Jean-Claude était dans une forme
physique exécrable. L’ancien sportif que j’avais connu et qui nous battait tous
à la natation, au canotage, aux exercices de poids et haltères avait toutes les
misères du monde à monter à un rythme normal la côte conduisant à notre maison.
Le
lendemain, pendant que toute la famille était réunie pour le
petit-déjeuner, mon beau-frère Jean Martineau, médecin et ancien fumeur
comme lui, pensa le taquiner en parlant de ses Gitanes, ces affreuses
cigarettes françaises de tabac noir, et de son mode de vie par trop sédentaire.
Avec son aplomb habituel et sans la moindre hésitation, il répondit :
« L’abandon de la cigarette et la marche sont sans aucun doute de bonnes
choses. C’est ce que je recommande à mes patients. » Autrement dit, fais
ce que je vous dis, pas ce que je fais. Ça, c’était Jean-Claude. Un homme d’une
sincérité désarmante qui n’a jamais cherché de faux-fuyants.
Avec un recul de 20 ans exactement, le
décès de Jean-Claude des suites d’un emphysème pulmonaire ne manque pas de
rappeler celui du fumeur invétéré qu’était le célèbre acteur américain Yul
Brynner. Après avoir appris à 63 ans qu’il souffrait d’un cancer du poumon
et qu’il était inopérable, l’acteur déclara plusieurs fois en 1985 qu'il
souhaitait laisser une campagne anti-tabac en héritage à l’humanité. Quatre
mois après son décès, survenu la même année, l'American Cancer Society lançait contre
ce fléau une campagne tous azimuts se résumant en trois mots prononcés d’une
voix rauque par cette célébrité : « DO NOT SMOKE. »
Je me souviens également avoir reproché
des dizaines de fois à Jean-Claude de n’avoir jamais appris à utiliser un
ordinateur pour sa correspondance et la rédaction de ses textes. La réponse
était un peu la même : « Oui, c’est très utile, mais c’est ma
secrétaire qui s’en occupe. » Ça encore, c’était Jean-Claude. Un ancien
chef scout qui répartissait les tâches au sein de sa troupe, selon le grade,
l’ancienneté ou les compétences.
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Au restaurant La fourchette créole de Raymonde Bourdeau,à Montréal, entre Jacques Dugué Némorin, moi-même et Serge Pierre en 2015 |
Voilà donc le compagnon de route, l’ami de
toujours, le frère que je ne reverrai plus et que je pleure aujourd’hui. Le
plus triste pour moi, c’est que je n’ai aucun espoir de pouvoir aller un jour me
prosterner devant sa tombe et de pouvoir lui dire :
« Routier Jean-Claude Samedy, Jérémie se souvient de toi… Lève-toi et vole à la rencontre des tiens. Vole vers Jérémie où repose Tonton Tony. Vole vers Saint-François Xavier, au Québec, où nous tous t’avons suivi pour accompagner Tante Annette. Vole vers Port-au-Prince où Guy, ton frère de sang et mon frère de baptême, a été fauché en plein vol en février 1986 dans la tourmente de la fin du règne qui nous a tous contraints à une forme ou une autre de l’exil.
Routier, si ta dépouille mortelle demeure et demeurera dans ta patrie d’adoption, ton souvenir, quant à lui, restera vivace dans toutes les villes du monde où l’incompétence, la mauvaise foi et l’obsession du pouvoir absolu ont forcé un jour tes proches, toi et moi-même à déposer pour de bon nos valises de pèlerin fatigué. Et à devenir par la même occasion des citoyens de partout et de nulle part…
QUE TON ÂME
REPOSE EN PAIX ! »
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Jérémie vue de Bordes, avec son port, sa mer d'un bleu d'azur, sa cathédrale aujourd'hui démolie et le cimetière où reposent nos parents et grands-parents. Jérémie de nos amours, ADIEU |