Rétro-ingénierie : analyse visant à détailler les caractéristiques de nos échecs |
Par Max Dorismond
Tannés d’être la risée ou les souffre-douleur des médias, nos congénères s’interrogent et remuent ciel et terre pour trouver un point d’appui aux fins d’accrocher la nation en perdition dans sa chute vertigineuse vers le néant. Presque tous se sont attelés à la tâche, mais j’adore l’approche de notre ami Eddy Cavé qui a opté de préférence pour la déconstruction de l’histoire, en remontant aux origines à la recherche du roseau manquant. Ce que je qualifie de rétro-ingénierie (ou Reverse-engineering en anglais).
Même si l’expression devient à la mode aujourd’hui, elle n’est pas nouvelle. On la retrouvait au niveau scientifique depuis les débuts de la civilisation. On la rencontrait pour la première fois chez les Romains. Elle se définit par « l’étude d’un produit ou d’un système existant dans le but de déterminer son fonctionnement et la manière dont il a été conçu » (Larousse). Dans notre cas, elle englobe la décomposition de l’histoire en ses éléments.
Par un travail de titan effectué en se référant à plus de 90 auteurs, Cavé a brassé la cage en profondeur pour émerger avec des conclusions fort appréciées, consignées dans son dernier best-seller, paru sous le titre : « Haïti: Extermination des Pères fondateurs et Pratique d'exclusion ».
Il a passé au peigne fin tous les documents. Chaque virgule a été soumise à son analyse. Par exemple, pour toucher du doigt la forme d’ostracisme qui règne dans les mentalités, notre compatriote a bien décortiqué cette expression, retenue dans l’acte de l’indépendance, se référant au « pays qui nous a vus naître ». On percevait déjà, dans ce « nous », l’exclusion de tous ceux qui sont nés en Afrique et désignés sous le pseudonyme de « bossales ». Et pourtant, ces deux entités, bossales et créoles, s’étaient coalisées pour vaincre Napoléon.
Déjà, les signes préjudiciables de l’inimitié collective y étaient greffés. Ces appellations indélicates qui soulignent aux traits rouges la négation radicale d’un frère de combat, dans un monde soumis à une violence inouïe, ne confèrent aucune assurance. En méprisant l’humanité de l’autre par manque de jugement, en foulant au pied sa dignité par imbécillité, comme au temps révolu, les survivants de la géhenne s’étaient donné rendez-vous avec la discorde, au lieu de s’atteler à une dynamique de création.
Dans cet ouvrage arrivé à point nommé, dans une atmosphère de perturbation généralisée, où tous s’interrogent sans trouver la réponse adéquate à leur angoisse, Cavé ne s’est pas contenté de ressasser la petite histoire que le vaincu avait concoctée pour les « negroes ».
À la recherche de la cause de notre naufrage après une si singulière victoire, son flair d’écrivain l’a conduit aux premiers jours de la naissance du pays nouveau, pour déconstruire le narratif connu et remonter la piste des 37 Pères fondateurs (26 mulâtres et 11 noirs), qui avaient porté la jeune nation aux fonts baptismaux. Dans les faits, « la disparition violente (assassinat, empoisonnement, etc.), de 16 des principaux signataires de l’acte de l’indépendance dans les 13 premières années du nouvel État, la scission du Nord, puis du Sud, confirmeront le désenchantement des parties et l’ampleur du malaise » (page 177), qui en disent assez long sur la division chronique laissée en héritage pour le malheur de la collectivité.
D’entrée de jeu, il nous informe sur les ravages de l’exclusion sociale opérée dans le système par des décisions malicieusement élaborées depuis le début et jusqu’à présent. À preuve, il a noté pour nous, les remarques en 2019 de l’envoyé spécial du Brésil en Haïti et ex-chef de bureau de l’OEA à Port-au-Prince, Ricardo Sientenfus, lors d’une importante conférence à Paris sur les facteurs fondamentaux de la crise permanente haïtienne dont l’exclusion est un des freins principaux.
« Si l’ascension sociale, soutient-il, dans toute société a pour facteur déterminant le mariage, l’éducation, le travail, que sais-je, en Haïti, elle est déterminée à l’avance à l’intérieur des cercles très restreints » (page 10).L’analphabétisme demeurait un autre vecteur de subordination. Dans l’arrière-pays, aucune école n’avait été érigée, tandis que le français demeurait la langue officielle. Tout était planifié à dessein. Dans la lorgnette des profiteurs, il fallait vivre en colons et rattacher la horde des noirauds à la terre. Dans les faits, « seule la couleur du maître avait changé ».
En effet, ces pseudos privilégiés n’avaient nullement cessé leur pratique d’exclusion contre la masse, au point d’empoisonner la vie des éléments nouvellement libres. Cette particularité avait fait école et s’était imbriquée dans la culture populaire, depuis le début, et jusqu’à présent. Les formules les plus connues étaient : « l’exclusion des affranchis par les blancs; des noirs par les affranchis ». Après la victoire, elles s’étaient concrétisées avec la mise au rancart « des Bossales par des Créoles et vice-versa; des femmes par les hommes; des protestants et des vaudouisants par les catholiques ». Ce trait socio-culturel, si bien incorporé, a accouché après 1986 du slogan : « Makout pa ladann » et la Constitution de 1987 a flirté avec le refrain : « Dyaspora pa ladann ». Avant 1946, c’était : « Nèg nwè pa ladann » et durant les années terribles de Duvalier : « Milat pa ladann » (page 13). Où cette vanité débridée, cette stupidité démesurée nous a-t-elles conduits? Cherchez l’erreur!
Ainsi, pour contrecarrer ce mal incurable qu’est le mépris érigé en système, le fonctionnement dans l’illégalité devient un art, la corruption, une culture, l’émigration, un dernier recours, et la politique pour s’enrichir le plus vite possible, une passerelle. « D’où la multitude de politiciens, qui s’entredéchirent, et la pléthore de partis politiques sans base populaire que nous connaissons aujourd’hui ». Donc, toutes les nuances d’exclusion, ou presque, ont été accouchées sur ce sombre tableau, pour expliquer les raisons de cette crise innommable et cette haine indicible entre frères de sang.
En conséquence, sans un virage historique à 180 degrés, Haïti ne connaîtra jamais la rédemption. Telle est ma conclusion!
Max Dorismond
C'est tout à fait juste comme analyse.
ReplyDeleteDans l'Histoire de notre pays, chacun cherche la vérité, j'oserais dire, "sa vérité".
ReplyDeleteL'interprétation des événements, et surtout des combats, qui ont façonné notre
indépendance, appartient à celui qui la voit de son point de vue.
Nous payons les erreurs de nos ancêtres qui ne spéculaient que sur l'abolition
de l'esclavage, sans penser à sa suite.
Dessalines lui-même enivré de cette victoire n'a pas vraiment évalué son importance. Peut-être que sa tragique disparition nous a privé de ses gestes à venir.
Seule l'union des Noirs et des Mulâtres nous a libérés de l'esclavage. Mais voici
que la division s'en est mélée. Devenus libres, nos ancêtres s'entredéchirèrent
pour la gloire d'abord et les privilèges ensuite qu'ils voulurent en tirer.
J'ouvre une parahèse pour dire que Dessalines qui était pourtant un illettré a voulu garder tous ceux censés aider ce nouveau pays à évoluer. C'était un homme intelligent qui s'est dit, je pense : nous petits Nègres, il nous faut négocier avec le Blanc. Pour cela, nous devons nous exprimer dans sa langue. Malheureusement, il n'a pas eu le temps de mettre à jour des plans pour ouvrir des écoles dans la grandeur du pays, et je ne crois pas qu'il les aurait créées dans la langue créole, ou peut-être dans les deux.
Nous nous sommes ainsi appropriés la langue du Colon et surprise ! Nous la maîtrisions si bien qu'on disait autrefois : Quand Haïti tousse c'est que la France est grippée.
Lorsque sous la présidence de Jean-Claude Duvalier, j'ai fait un voyage en Haïti, j'entendais la rumeur que le créole allait remplacer le français dans les écoles, je me suis installée devant la galerie de mes beaux parents durant une chaude journée, voulant faire un test sur la question suivante que je posais à tous les marchands(des) que j'interpelais pour leur acheter : des figues, des mandarines, des avocats..etc. Je demandais à chacun, en créole bien entendu : --La rumeur dit que les écoles devront fonctonner bientôt dans la langue créole, qu'en pesez-vous ?
Croyez-moi sur parole, la répone jaillissait spontanément de chacun, invariablement c'était :
--Croyez-vous que je m'exposerais sous ce chaud soliel afin d'envoyer mes enfants à l'école pour qu'ils étudient en créole ? Si je parlais le français, croyez-vous que je ferais ce métier là ?
Ces réponses furent édifiantes et j'en suis arrivée à la conclusion que nous avions mal "géré" cette indépendance si chèrement acquise par nos ancêtres,
Max nous sommes très en retard ! Comment faire pour aider notre peuple ?
J'en viens à la conclusion que nous devons tous nous tourner vers l'avenir et nous serrer les coudes pour reconstruire de la bonne façon, ce pays si cher à nos coeurs.
Malheureusement, j'écris d'une seule main alors que j'aurais aimé m'étendre sur ce sujet qui m'intéresse profondément.
JRM
Stimulent comme d'habitude cher Max. J'ai lu tout l'article, et il m'encourage à vite aller me procurer le livre de Cavé. Cependant, un virage à 180 degrés ne sera pas un retour vers le futur, mais sera plutôt de reprendre en sens inverse le même chemin vers un ressassement de tous nos errements et erreurs du passé. Et si nous faisions un STOP au lieu d'un virage en U, nous pourrions nous retourner, sans ''kase tèt tounen'' (rebrousser chemin), pour un bilan du passé, et ensemble faire un honnête, sincère et productif remue-méninges consensuel (se la nou pa fo a) pour bien préparer et reprendre le chemin de l'avenir pour son ''meilleur'', et réfléchir à une manière habile (donc intelligente) de mettre le ''pire'' hors d'état de nuire.
ReplyDeleteRod
Les histoires tronquées appuyées sur une autoflagellation irrépressible de bien des intellectuels haïtiens ne nous ferons pas avancer d’un pas tant qu’on sous-estimera le rôle du néocolonialisme dans notre histoire pour éviter un combat difficile demandant du courage et de la détermination. Voir mes livres Haïti histoire état et société; Haïti couleurs préjugés et racismes. À bon entendeur salut
ReplyDeleteDr Serge Rousseau Montréal
Mon cher Max,
ReplyDeleteAprès 59 ans de vie aux Etats-Unis, ta façon de t'exprimer en français m'éblouie d'après ta lexique, ta syntaxe, ton culturalisme, de ton historicité. Mais en tant qu'Haïtiano-Americain tu me fascines par ton intégrité, ta sincérité, ton inclusion, ta vision, ton réalisme, ta franchise, ta tolérance. Depuis très jeune en Haïti j'ai eu l'opportunité avec un père militaire de parcourir toute l'Île. J'ai eu l'opportunité de connaître la paysannerie beaucoup mieux que la masse urbaine. Je n'ai jamais pu comprendre pourquoi on traitait le paysan d'idiot et d'imbécile quand sans lui on ne pourrait pas manger. Il y a des expressions créoles d'exclusion qui me faisaient mal. "Mwen pa Kanmarad ou" voudrait dire pour moi que l'un de nous n'est pas haïtien. "Nèg Mòn" pour inférioriser une personne quand l'urbain riche veut faire ses vacances dans des endroits ruraux. "Depi nan Ginen Nèg pa vle wè Nèg" qui voudrait dire qu'il n'y a jamais eu une unité entre les bossals de 1791 à 1803. "Gwo Zòtèy" voulant dire que si je porte des chaussures je suis supérieur ou suprémaciste? Je ne cesse de réfléchir sur Haïti ce qui parfois me rend fou de constater comment la mauvaise foi, l'injustice, la déshumanisation, et le racisme ont détruit l'idéal haïtien!
Merci du partage,
Ben
Mon cher Max
ReplyDeleteJ’avais oublié de vous donner les adresses où vous pouvez vous procurer mes livres: la librairie du square, le port de tête, la bouquinerie à Montréal et manifest à Toronto . Bonne lecture et après on pourra discuter valablement dans l’intérêt supérieur de notre pays martyrisé. Amicalement
S. Rousseau
Très belle analyse . Il n'est jamais trop tard, Haiti pourrait bénéficier de l'effet soleil du transfert de technologie pour photosynthétiser le progrès et la modernisation. Je pense que nous subissons les conséquences de l'assassinat du père fondateur de la patrie. Il n'y a jamais eu d'union entre les noirs et les mulâtres.c'était juste un accord stratégique. Nous avons besoin d'un élément déclencheur qui servira de catalyseur dans l'aiguisage de cette conscience collective que nous rêvons tous. Le virage est possible mais le prix à payer est fort.
ReplyDeleteA. Dorismond
La réponse à cette crise se trouve dans:
ReplyDelete— la formation immediate d’un Gouvernement de Salut Public
— l’organisation de L’Armée des citoyens soldats à travers le renforcement et l’institutionnalisation de BWA KALE
— la création d’un Tribunal Révolutionnaire pour le renouvellement du système judiciaire du pays.
Le changement s’installera à travers la coordination de ces institutions de transition.
Toute force étrangère foulant le territoire national haïtien est un acte et une déclaration de guerre auxquels la nation entière répondra dans toute l’étendue de leur Droit de Légitime Défense. L’ONU est un repaire de démons et d’injustice qui ne jouit d’aucun droit d’ingérence dans la gestion politique haïtienne.
Dr Keny Bastien
Merci, Max, du partage. Tout est clair, fidèle à tes habitudes dans l'art d'écrire. Bravo et bonne continuation !
ReplyDeleteAmitiés,
Lenous
Bonjour mon frère,
ReplyDeleteJe viens de lire le texte de Max Dorismond. Je regrette de ne pas l'avoir lu avant. Je l'aurais félicité lorsque je lui ai parlé hier. Texte bien écrit, oh oui! Mais pour ma part, il a conclu trop vite.
E. Clément
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Salut Max...je suis en train de lire l'oeuvre de M. Cavé...et tout le système haïtien calqué sur un modèle français ne nous aurait conduit à une réussite post indépendance. Et c'est aussi l'erreur de nombreux pays africains. La tâche est tellement colossale que, juste à y penser, tout bon administrateur atteint le vertige, illico. Nous avons vraiment besoin de nous unir plus que jamais pour combattre la gangrène qui détruit les organes vitaux de notre pays : l'éducation, l'économie, l'agriculture, le tourisme...qui font rouler ces pays géographiquequement logés dans le bassin des caraibes. Il faut commencer par un vrai ménage, car la cour est très sale.
ReplyDeleteJ’ai lu avec beaucoup d’intérêt ce très bel et encourageant article que Max Dorismond a publié sur mon dernier livre et qu’il a intitulé « La rétro-ingénierie de l’Histoire d’Haïti ». Fidèle à ses bonnes habitudes, MaxD a décortiqué l’ensemble du livre de manière méthodique et avec toute la maîtrise que confèrent sa grande érudition et sa vaste connaissance des sujets abordés. Il a ainsi fait une savante synthèse qui incite à lire le livre. C’est à mon tour de lui retourner le compliment pour le féliciter de la profondeur et la finesse de son analyse.
ReplyDeleteJe tiens toutefois à avouer que le titre de l’article m’avait un peu dérouté au départ, car je n’imaginais pas que j’étais allé si loin dans l’exploration des méthodes de recherche en histoire. En ayant à l’esprit l’amitié et la collaboration de MaxD avec le recteur Samuel Pierre, je pensais qu’il allait annoncer sous ce titre l’ajout de la rétro-ingénierie aux programmes d’enseignement technique de l’ISTEAH en Haïti. Double erreur, il allait parler de mon livre et, ce faisant, me faire découvrir des aspects de mes travaux dont je n’étais pas pleinement conscient.
N’étant historien ni de formation ni de métier, comme je le dis souvent, j’ai écrit ce livre de manière un peu intuitive, appliquant et testant des méthodes de travail apprises dans des disciplines autres que l’histoire. Je ne pouvais donc nullement imaginer qu’en agissant de la sorte, je tentais d’effectuer une entrée par effraction dans le domaine de pointe qu’est la rétro-ingénierie. À en croire MaxD, j’ai gagné mon pari et je ne peux que m’en réjouir. En toute humilité et en toute franchise, je dois cependant ajouter qu’en lisant la dernière ligne du texte, j’ai eu le sentiment d’avoir agi à la manière de Monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir.
Merci mon ami pour cet article grammaticalement bien écrit par Dorismond. Il a le mérite de bien décrire une situation qui perdure depuis 1804. Nous la connaissons dans ces multiples facettes historiques. Nous sommes passés maîtres dans l'analyse et dans la description des manquements, des dérives, des carrefours ratés, des occasions que nous n'avions pas saisies pour construire ce pays. Aujourd'hui, après 219 ans, il serait utile de commencer avec les propositions de sortie de crise. Commencer à se poser les vraies questions : qu'est-ce qui n'a pas marché? Quelle est l'offre que nous pouvons faire pour sortir de ce labyrinthe infernal? Bazin, Lula du Brésil et votre serviteur ne cessent de dire que le salut d'Haïti passe par son développement. Peux-tu me dire si ce sujet est dans le discours de nos penseurs? En tout cas, la conclusion demande encore du temps avant d'être écrite.
ReplyDeletePrends soin de toi.
JB