Par Max Dorismond
Max Dorismond |
C’est ainsi qu’au début de juin 2018, l’Association des Aveugles et Amblyopes Haïtiens
du Québec, (A.A.A.H.Q), tenait son rendez-vous annuel. Les habituels amis étaient
présents. Ça faisait du bien de se
revoir. Baron Samedi, en tirant à l’aveuglette dans le tas, cette fois-ci,
avait fait semblant de ne pas trop déranger. C’est une question de temps,
puisque certains, encore à la fleur de l’âge, sont partis sans dire adieu.
Parfois, un AVC1 foudroyant ne leur a laissé aucune chance
de manifester ce dernier désir. Ah, maudit hiver!
Tout
le monde était beau! Tout le monde était gentil! Les chansons du terroir réveillaient les souvenirs.
Le saxophoniste de talent, Marcel Cost, tel un expert-paysagiste, vint arroser
la nostalgie qui nous tenaille, en faisant renaître, du coup, les fleurs de
l’oubli. Du bout des lèvres, on fredonnait en chœur et timidement, ces hits qui
avaient bercé des fragments de notre
jeunesse, pour nous retrouver, par la pensée, les yeux fermés, sur l’île
perdue.
Et soudain au micro, sans entracte, une
voix suave et mélodieuse, rehaussée par la nouvelle saison, entonna :
Nul ne peut ignorComment cela est dur
De vivre loin de son pays
………………………………..
Je m’en vais
Mais un jour je reviendrai…
C’est notre Marc-Yves national. Marc-Yves
Volcy, ce chantre-poète qui, au Ciné-Rex, avait accompagné nos dernières larmes
sur les épaules de l’amour qui s’envolait vers des cieux plus cléments aux fins
d’échapper aux griffes des carnassiers aux dents longues et aux grandes
oreilles, lâchés sans laisse dans la nature par les Duvalier. Ces fauves en « gros bleu », au foulard rouge de sang, objets des cauchemars de nos
mères, ne faisaient pas dans la dentelle au cours de ces périodes détrempées
d’angoisse.
Les carnassiers aux grandes dents |
Soudain, une ribambelle d’idées traverse ma
pensée à la vision de tous ces jeunes retraités présents, à la fois songeurs et
heureux, riches d’expériences qu’Haïti aurait pu utiliser à bon escient. Des
professionnels aguerris, dans la jeune soixantaine, « pleins aux as », qui ne demandent pas mieux que d’aider la
nation à remonter la pente vertigineuse de la mal-gouvernance, qui l’entraîne dans les
abysses de la misère chronique. Nos gouvernants, ne pourraient-ils pas épouser
l’esprit du discours rassembleur et inclusif de Paul Kagamé, le président du
Rwanda : « Notre pays, le Rwanda, sera
une nouvelle porte d'opportunité, de savoir, de technologie et d'innovation
pour tous les enfants Africains et du monde qui désirent apprendre chez nous ou
encore nous apporter leur savoir »?.
Pourquoi
avions-nous renoncé à cette douce promesse chantée par Volcy? -
Et pourtant, nous étions formatés pour
retourner. Nous l’avions bien fredonnée et sincèrement espérée : « Je m’en vais. Mais un jour je reviendrai… ».
Pourquoi sommes-nous encore derrière la porte, alors qu’Haïti réclame notre
aide à cor et à cri? C’est la question à un million. Que sont devenus les rêves
d’antan!
Voyons plus ou moins le contexte. Que d’eau
a coulé sous les ponts depuis notre départ! Les gouvernements passent et
repassent, d’autres générations nous ont succédé. Nos souvenirs se sont estompés
et l’oubli a presqu’accompli son œuvre de sape. Entre autres particularités, au
pays, les flamboyants professionnels de jadis, les génies du verbe, les maîtres-experts
des professions libérales, les parlementaires au panache de feu, les tribuns
des grandes occasions, ces hommes de commerce agréable, ne font plus partie du
décor. C’est le vide sans écho. Mais, pour la génération sur place, ce rappel est
encore un fantasme de grand-père, des souvenirs de poètes frustrés.
Aujourd’hui, nul ne peut se permettre de se
présenter là-bas, en donneur de leçon. On s’est trompé de chapître. Les
paradigmes ont évolué à l’envers de la logique occidentale. La réussite et les
transferts de classe ne puisent plus leur raison d’être dans le travail, les
études, les diplômes et l’effort. Sauf les niais passent encore leur temps à
cirer les bancs des institutions de leur culotte. Avec une guitare, un micro et
quelques « gouyades » bien
balancées, l’affaire est ketchup. On achète quelques votes, et deux jours plus
tard, on prête serment.
Marc Yves Volcy lors de son passage à l'A.A.A.H.Q
Cette diaspora a tant vu au cours de ses
années de galère. Sa progéniture demeure l’orgueil du pays d’accueil et sa
fulgurante progression en est la preuve. Aujourd’hui, les enfants sont partis
et la maison est silencieuse. Elle (la diaspora) a déjà voyagé autour du monde
et en a vu du pays. Fatiguée et satisfaite, elle ne caresse qu’un unique
phantasme : retourner au bercail, avant de finir groggy, comme un vulgaire
numéro, dans un foyer pour personnes âgées. Cet indéfectible amour n’a jamais
failli. Selon les statistiques du FMI, plus de 2,5 milliards de dollars sont
reçus par Haïti, tous les ans, de sa diaspora. Quelle autre preuve veut-on
avoir de ces fils qui ne demandent rien d’autre qu’aider les plus mal pris.
Si le pays avait ouvert la porte avec une
certaine « assurance tous risques »,
leurs millions seraient bénéfiques à la patrie nécessiteuse. Avec ses atouts :
études, diplômes, finances, sensibilité démocratique etc…, la diaspora demeure
un avantage certain pour l’avancement de l’île. Ses retraités représentent une
manne non négligeable que le pays d’accueil n’est pas prêt à « lâcher lousse2 » : connaissances,
expériences, économies, fonds de pension, demeurent un « plus » non négligeable qu’il désire
à tout prix garder chez-lui. « Yo pa
égaré ». Sa progéniture est recherchée sur tous les continents :
l’Amérique, l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Plusieurs pays sont en compétition
pour solliciter les services de nos jeunes. Je peux sans équivoque prendre ma
famille immédiate et de proximité à titre d’exemple.
Les
multiples causes de cette valse hésitation -
Au fil du temps, l’expérience des autres nous
confère le titre de l’adulte pensant et baptisé. Après une première gifle,
quoiqu’en disent les dogmes chrétiens qui nous invitent à tendre l’autre face,
on ne peut jouer au kamikaze. La sagesse
instinctive nous invite à ne pas obéir à ce dieu fonceur et aventurier, et à y aller
mollo. Toutefois, certains hâtifs avaient pris la route du retour, croyant
posséder suffisamment d’atours à offrir au pays, et s’attendant à être reçus à
bras ouverts avec des « Hauts chants »
sur le tapis rouge déroulé pour eux devant la Cathédrale, comme s’ils étaient des
fils prodigues.
En «
péteur de tête » ou en s’illusionnant, si on veut, le revenant ignore
qu’il vient de commencer un deuxième exil. Ne pouvant prendre le train des
nouvelles valeurs, c’est la débandade, la déception sur toute la ligne. L’adaptation
en prend pour son rhume. Certains ont très vite déchanté face à la désorganisation
structurelle, la corruption générale débridée, l’ambiance délétère de
l’insécurité organisée et les violences endémiques qui laminent le tissu
social.
Tout a changé pendant leurs années
d’absence. Déçus et amers, le peu de temps qu’a duré cette immersion n’a fait
qu’épaissir le brouillard. Nos héros, non vaccinés contre la médiocrité,
reviennent à leur point de départ et enfilent à nouveau leur manteau d’hiver,
le cœur meurtri. Sans en avoir l’air, c’est un troisième exil qui s’amorce pour
eux. L’utopie s’est faite pierre sur
laquelle ils essaient de se rééditer au pays d’accueil, en souvenir d’un passé effiloché sur plus de 40
ou 50 années. Parfois, c’est désarmant et triste de voir ces revenants à la
recherche de leurs points de repère.
Qu’est-ce
qui a transmué le congénère et l’incite à bloquer le bon samaritain? –
En premier lieu, un membre de la diaspora
est un homme nouveau. Un personnage avec de multiples valeurs, glanées à gauche
et à droite au cours de ses pérégrinations, ses déplacements à travers le monde,
et durant ses moments de relaxation. Tout, dans ses voyages, l’interpelle
et le ramène vers son pays d’origine. Il ne cesse d’emmagasiner pour pouvoir
offrir à sa terre natale les bienfaits notoires de l’ordre et de la discipline,
de l’intelligence et de la créativité des autres.
Cri du coeur d'une jeunesse exaspérée (Vidéo)
En second lieu, Haïti s’est métamorphosée.
C’est l’individualisme à outrance. C’est le sauve-qui-peut. « Naje pou soti », avait répété un
président. L’insécurité galopante est le dernier lot qui façonne leur
hésitation. Le kidnapping de certains revenants a laissé un arrière-goût amer
dans le subconscient de tous les futurs candidats, au point de ramollir leur
désir tant caressé. De là à se méfier de tous les compatriotes, il n’y a qu’un
pas. Et la paranoïa finit par ébranler sa foi au point de croire que tout est cyniquement
organisé pour empêcher ce retour tant souhaité.
Pour supporter cette démonstration, nous
pouvons apporter cet exemple anecdotique, conté par plusieurs pour conforter
leur crainte. Pensant bien agir, certains médecins de la diaspora retournent au
pays pour les vacances et écoulent leur quinzaine à offrir soins et médicaments
gratuits à beaucoup de malades, tout en invitant quelques collègues et anciens
camarades de promotion de la place, à titre d’accompagnateurs. Au premier
voyage, ce fut merveilleux. Mais aux suivants, on voit le touriste comme un
envahisseur, un empêcheur de danser en rond, un trop riche confrère de l’étranger
qui vient fragiliser le malingre marché.
À la perception de ces plaintes furtives
écoutées dans l’entrebâillement des portes, ils ont vite établi la différence
entre tourisme versus résidence. Donc, la fuite sur la pointe des pieds demeure
l’unique exutoire à ne pas dédaigner. Ce
qui nous porte à répéter avec Jean Berton, dans La Hantise de l’exil dans l’œuvre de Iain Crichton Smith : « L’exil est associé à la séparation, à
l’abandon, à la perte. Le
retour est lié à la restitution, la revendication, la reprise, même partielle ».
En ce qui concerne cette
restitution, « c’est le Poinn fè pa »
Nous pourrons la confirmer avec une réflexion de Pierre-Yves Roy (mars
2017), qui attire notre attention sur
« la compétitivité des haïtiens de l’intérieur qui
s’évertuent à bloquer systématiquement ceux de l’extérieur en promulguant des
législations contraignantes pour leur barrer l’accès aux urnes et les empêcher
de jouir de leurs droits naturels, en inspirant la peur ».
Est-ce
un problème insoluble, vu les besoins de la nation? -
Bien sûr que non! Un retour organisé, tant
par le pays que par les intéressés, pourrait s’avérer salutaire si toutes les
conditions de sécurité, de salubrité étaient réunies en conséquence. Toutefois,
il faut que Haïti le veuille en son âme et conscience, en annihilant toutes les
épines au pied du rapatrié. Imaginons la gouvernance éradiquer le spectacle
débridé de l’étalage des fortunes mal acquises des nouveaux riches :
Sénateurs. Députés et autres…, consolider la confiance dans sa police et ses
tribunaux. Imaginons l’État haïtien adopter des concepts modernes d’investissements,
simplifier les formalités non contraignantes pour la création d’entreprises,
sans les bakchich ou les pots-de-vin coutumiers, promouvoir un tourisme
patriotique et fiable, à l’instar de Stéphanie Balmir, offrant toutes les
garanties de confort, de services et de sécurité. Si oui, des milliers
d’expatriés, rassurés et convaincus, se feraient un plaisir d’effectuer le
voyage de retour souhaité.
Néanmoins, un retour individuel, sans un
dénominateur représentatif, ne sera en réalité que la fantaisie d’un touriste fêtard, amoureux de la dive
bouteille, oublié par erreur sur le quai. Son unique voix ne comptera jamais,
tant que règne l’obscurantisme. Seule la détermination et le dynamisme d’une
masse critique de revenants pourrait immanquablement infléchir le rapport de
force et faire valoir leur contribution au dépannage du pays en carence de
cerveaux, en carence de tout.
Note 1 – AVC :
Accident vasculaire cérébral : Un AVC survient brusquement quand une
partie ou une autre du cerveau rencontre un obstacle. Src : internet
Note 2 – « Lâcher lousse » Terme langagier du
Québec, signifiant démarrer un peu, donner de la corde à un animal, par
exemple. Couramment : donner une certaine liberté
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