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Saturday, February 10, 2018

Haïti - On ne piétine pas deux fois les couilles de l’aveugle

Par Max Dorismond


Plusieurs personnes de partout dans le monde ont une petite idée d’Haïti. Et les mots pour la décrire prennent inconsciemment ou sciemment la dimension de son auteur. Tantôt ils sont enrobés de miel, tantôt de sel ou de fiel avant leur métamorphose qui viendra flatter ou heurter ses fils. Ainsi dans mes écrits, j’ai déjà introduit un sage chinois, un ingénieur polonais, Aimé Césaire, etc… Aujourd’hui, je vous cite Frédérick Douglass, un ancien esclave affranchi et ex-ambassadeur américain en Haïti, de 1891 à 1892. Témoin privilégié des révolutions à répétition de l’époque, à la fois fasciné par la beauté de l’île et exaspéré par l’idiotie des plus éclairés de ses habitants, il eut à déclarer ceci, en 1893 :

« Les gens ordinaires en Haïti sont assez pacifiques. Ils n’ont aucun goût pour les révolutions. La faute ne revient pas au grand nombre d’ignorants mais au petit nombre des éduqués ambitieux. Trop fiers pour travailler et pas disposés à faire du commerce, ils font de la politique l’affaire de leur pays. Gouvernés ni par amour ni par compassion pour leur pays, ils ne se soucient pas des abîmes où ils peuvent plonger. Aucun président, quel que soit son degré de vertu, de sagesse et de patriotisme ne leur convient quand il arrive qu’eux-mêmes n’ont pas le pouvoir 2 ».

Cet extrait d’un très long discours sur Haïti, prononcé par F. Douglass deux ans avant sa mort, traite de tout l’aspect général de l’île, sans omettre certaines tares, tels la corruption, le népotisme, l’égoïsme des gouvernants et la couardise aussi des étrangers qui manipulaient certains perfides et provoquaient les esclandres en soufflant sur la braise de l’intolérance des deux côtés de la palissade, à l’aune de leurs intérêts.

Ce paragraphe prémonitoire, ne le revivons-nous pas aujourd’hui? Où en sommes-nous vraiment? Au fond de l’abîme prophétisé! Si le despotisme est casé dans le compartiment des souvenirs, un autre danger nous guette : la gouvernance à l’aveugle, sans planification, cible la sphère de la subjectivité pendant que la dépravation et la collusion lézardent la confiance des citoyens. 

En effet, pour conforter Frederick Douglass, la politique dans ce pays, est un business. Au XIXèm siècle, c’étaient les plus instruits, 3% sur 1,5 million d’habitants, qui hantaient la nation. De nos jours, c’est la moitié du pays, soit 5,5 millions d’individus qui se prétendent présidentiables. C’en est trop pour cette petite île. Les quelques barons qui, avaient la main sur le gouvernail depuis la deuxième moitié du XXème siècle et jusqu’à présent, nous ont fait voir de toutes les couleurs. Qu’en serait-il de cette masse grouillante de candidats qui piaffe ces jours-ci devant les portes du paradis avec l’élan de l’avidité?

d'universitaires haïtiens                                               
Cuba et Venezuela se sont empressés d’apporter leur pierre à la renaissance de l’ Haïti post-duvaliériste. De 2000 à 2016, Fidel Castro a formé 15400 professionnels de tous les niveaux, dont 1000 médecins, avec la promesse qu’ils seraient tous embauchés à leur retour au pays. Promesse futile! C’est le Chili, le Brésil et le Canada qui ont bénéficié du service de leurs bras et non de leur cerveau. Feu président Chavez, reconnaissant et empathique, avait consenti un prêt de 4,5 milliards de dollars à la nation à 1% d’intérêt3.
Que sont devenus les étudiants haïtiens au Sénégal,
six ans après leur arrivée au lendemain du seime de
2010
 ?
                                                         
L’aide internationale du côté des USA et de l’Europe a été généreuse et assurait sans compter un vrai soutien financier. Devant l’échec de cet assistanat, résultant de la corruption débridée qui régnait sans partage entre les larrons et leurs associés, les donateurs ont choisi d’infantiliser les gouvernements successifs en dérivant la soi-disant aide internationale vers une pléthore d’ONG. Parmi ces bons samaritains, se glissèrent aussi quelques bandits internationaux qui avaient mis le cap sur Haïti, où l’eau  coulait plus frais, dans une cascade de dollars verts.    

Ému et attristé, lors du terrible seisme de 2010, le monde entier a ouvert ses portefeuilles et les milliards pleuvaient sur l’île estropiée. Au niveau des pays membres des Nation-Unies, 9,9 milliards de dollars ont été promis. Seulement 5,3 ont été dégagés et remis au pays 2 ans après4. Face aux résultats décevants de la reconstruction, après 4 années d’hésitation et d’améliorations bâtardes, la moitié des pays signataires ont enlevé leurs billes, et les promesses se sont converties en courant d’air. Faut souligner aussi que les ONG étrangers en avaient profité pour beurrer épais.

Vue partielle de Malecon à Saint-Domingue
Jamais, le mot milliard de dollars US n’avait figuré dans les budgets de la République. Ce simple mot a donné le tournis aux gouvernants et, le gaspillage, la concupiscence, le vol organisé, la non-transparence, la convoitise étaient un buffet d’options offertes aux petits amis. Les comptes off-shore dans les paradis fiscaux s’ouvraient comme par enchantement. Les acquisitions de biens immobiliers en cash à Saint-Domingue et ailleurs fleurissaient à vue d’œil. Des châteaux, de nouveaux hôtels, des pavillons secondaires s’élevaient dans le ciel comme par magie, etc... Ainsi, pendant que la corruption, ce cancer dont les métastases sont passées à la vitesse grand V, fleurissait, les sinistrés du séisme dévastateur ne savaient à quel saint se vouer pour sortir sous les tentes où ils étaient confinés. Les hôpitaux criaient famine. Par carence de soins, les malades remis à leurs parents sont abandonnés à leur sort dans la cour des institutions. Les prisons débordaient. Le chacun pour soi, Dieu pour tous faisait office de loi. L’insécurité galopante était devenue la norme. La prévarication systémique avait fini par gruger la résilience du petit peuple.

Au niveau des dirigeants, les résidents du Parlement, sénateurs, députés avaient la part belle. Étant les contrôleurs légaux de l’exécutif, remarquant le bel appétit de ce dernier, qui mangeait goulûment, ils le faisaient chanter à hauteur de carnaval. Chaque élu avait ses propres ministères ou organismes dédiés et rançonnait les directeurs ou ministres nommés. Parlementaires aujourd’hui, millionnaires demain, c’était le rite de passage, le serment d’office. Sans faire preuve de sensibilité et de jugement, ils se sont votés des salaires astronomiques, des frais de fonction mirobolants, des privilèges de roi qui attisent l’envie de la nation entière. Ignorants et analphabètes, ces abrutis viennent de prouver aux plus instruits leur erreur d’avoir emprunté le chemin du savoir. Et l’histoire a parfois un curieux sens de l’ironie. La formule « Nou pa egare » a été propulsée dans le milieu pour satisfaire leur ego et prouver que la formule des plus bêtes est toujours la meilleure. L’ignorance triomphale opère à visière levée. Ainsi va la médiocratie.  

Dans cet orchestre de virtuoses, cet état de fait, confirmé par le « Rapport Petro Caribe », ne tarda pas à apporter de l’eau au moulin des prédateurs invétérés, et galvaniser les paresseux patentés. Plus personne ne veut travailler. C’est trop dur, trop lent, trop impersonnel pour atteindre l’Eldorado. La voie politicienne mène tout droit au paradis. Quatre ou cinq années de pouvoir, c’est la vie de château assurée pour une certaine éternité, c’est vivre par procuration une vie fabuleuse.

Ainsi, au dernier décompte de l’élection 2014-2016, 107 organisations politiques étaient opérationnelles dans le pays. 58 d’entre elles ont été habilités, fin 2017, à recevoir la part du lion du budget alloué, soit 572 millions de gourdes ou 10 millions US, pour éponger les dettes encourues5.

Les 56 Candidats à la présidence de 2016
Gaspillage de fonds publics. Ce mot est naturellement faible pour décrire cette gabegie. 58 partis politiques. Y-a-t-il quelqu’un à la barre? Aucun intelligent ne se lève pour réclamer une forme de coalition souveraine pour simplifier la mise et ramener ces pugilistes au nombre de 3, 4, ou au maximum 5 partis officiels seulement? Mais non! Qui oserait enlever l’os de la bouche du carnassier?

Au rythme où cela se déroule, demain, nous aurons en face, un million de partis. Après une éventuelle élection, il nous faudra un ordinateur ultra-puissant pour départager les gagnants et 25 années pour aplanir les contestations, tant les récalcitrants ne voudront point lâcher l’os si près de leur gueule.

Et l’aide internationale dans tout cela? Déjà, l’aide se raréfie. La vanne est presque fermée. Haïti roule à crédit. C’est le cadet des soucis des magouilleurs. Pour eux, il y aura toujours, toujours et toujours des dollars verts à voler.

58 étudiants haïtiens gradués en médecine
à l'université ELAM de Venezuela en 2017. 
Le Venezuela est en quasi faillite. Le moindrement, si le gouvernement Moïse était doté d’un certain sens moral, il aurait envoyé ces 10 millions de dollars à Maduro, le successeur de Chavez, pour honorer la dette, même symboliquement. Sur 4,5 milliards, ce n’est rien. Mais en terme de marketing, c’est beaucoup. Le monde entier serait ravi du geste. Et plusieurs auraient dit qu’Haïti n’est pas vraiment le pays de merde chanté par l’autre. Elle a du cœur au ventre! Hélas! « Pito ou lèd, nou riche! ».

Voilà l’état de la situation. Le monde entier, du coin de l’œil, nous regarde aller et nous épie. Les chevaliers aux doigts longs sont dans la mire des enquêteurs internationaux. Ils ne paient rien pour attendre. « Nou pa egaré, se vre ». Mais s’il devait survenir, demain, un autre séisme majeur, ce que nul ne souhaite, c’est à ce moment qu’on verra de quel bois se chauffe la compassion humaine. Au rythme où se déroule la course de la corruption, chez-nous, je pense qu’aucun « aveugle ne laissera personne piétiner ses couilles une deuxième fois ». Le monde, troublé dans son âme et conscience, a déjà fait sa part, qui s’est convertie en rapines. Il réfléchira profondément avant de se laisser encore embarquer dans cette galère de vampires assoiffés de dollars verts. 

Souhaitons bonne chance à Haïti.

Max Dorismond
 Timeline

Note 1 – Proverbe africain originant du Burkina-Faso
Note 2- Discours prononcé le 2 janvier 1893, par Frédéric Douglas, à l’occasion de l’inauguration du pavillon haïtien à la Foire Internationale de Chicago 1. Ceremonies delivered at the World’s fair, in Jackson Park, Chicago, Jan. 2d, 1893. : By the Hon. Frederick Douglass. Introductory by Prof. David Swing. Response of the Director-General Geo. R. Davis, Chicago.
Note 3 - Sources Le National : « Petro Caribe : trois milliards de dollars gaspillés »
Note 4 – Sources : Le Figaro.fr du 1-4-2010 « Dix milliards de dollars pour la reconstruction d’Haïti ».

Note 5 – Sources : Le Nouvelliste du 29 janv 2018.

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