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Wednesday, September 12, 2018

MES COUPS DE CŒUR DE L’ÉTÉ 2018 - PREMIÈRE PARTIE

I)     Haïti a choisi de devenir un pays pauvre
UN TRÈS BON LIVRE D’ETZER S. ÉMILE


Par Eddy Cavé,

Ottawa, le 1er septembre  2018

Dans la tourmente de l’été 2018, j’ai eu deux coups de cœur : Haïti a choisi de devenir un pays pauvre d’Etzer Émile et Autobiographie de Thomas Madiou, dont la famille a autorisé la publication après plus d’un siècle d’attente. Je commence par le premier livre dont l’intérêt d’actualité est beaucoup plus grand.

Je tiens à préciser ici que mes articles sur les livres que je dévore sont moins un compte rendu de lecture que le point de départ d’une réflexion personnelle sur les sujets traités par l’auteur. En raison de mes réflexes d’auteur engagé dans la préservation de la mémoire, je ne puis m’interdire de faire référence à l’histoire chaque fois que j’aborde un sujet d’importance nationale. J’espère que les lecteurs ne m’en tiendront pas rigueur.


SUR LE LIVRE D’ETZER ÉMILE
Haïti a choisi de devenir un pays pauvre
Première Partie

Le présent article est divisé en trois parties. La première contient des commentaires généraux sur le livre et traite de deux problèmes abordés indirectement par l’auteur : la corruption et l’impunité.  La deuxième traite du mépris des compétences observé dès la proclamation de l’Indépendance. La troisième partie couvre la période l’après-1946 et l’après-1986 et contient la conclusion.

La pauvreté n’étant pas en Haïti un problème en devenir, mais plutôt une maladie chronique, j’aurais préféré un titre du genre : « Haïti a choisi d’être pauvre » ou « Haïti a opté pour la pauvreté ». Toutefois, cette préférence n’atténue en rien l’opinion très favorable que j’ai du livre et de son auteur. Le choix du titre d’un livre n’est-il pas après tout un privilège de l’auteur? Ce bémol mis à part, je considère ce livre comme une réflexion profonde faite d’une plume alerte et éclairée sur les causes profondes de notre sous-développement séculaire. Une dénonciation sévère faite par un analyste dont la formation multidisciplinaire constituait au départ une promesse de taille!

Parmi les auteurs dont Émile s’est inspiré, il y a un qui est allé beaucoup plus loin que lui et dont les conclusions extrêmes l’ont peut-être effrayé. Il s’agit de Jared Diamond, qui n’a pas seulement écrit  « What Makes Countries Rich or Poor  », que cite Émile dans ses comparaisons avec la République Dominicaine. Diamond a également écrit un livre intitulé Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2002) dans lequel il prédit purement et simplement la disparition d’Haïti. Implicitement, l’absorption par la République Dominicaine qui produit déjà pour toute l’île et déverse ses excédents dans nos assiettes. 

L’agronome Jean André Victor a fait une excellente analyse de ce deuxième livre de Diamond dans un article publié en quatre parties dans Le Nouvelliste en janvier 2012. Il cite Diamond, qui écrit d’entrée de jeu dans une comparaison entre Haïti et la République Dominicaine :

« Au regard de Saint-Domingue, Haïti a un avenir sans horizon. […] Le pays le plus pauvre et le plus surpeuplé du Nouveau-Monde, Haïti, a un taux de croissance démographique proche de 3% l’an. […]Le programme USAID a investi en Haïti sept fois ce qu’il a consacré à la République Dominicaine, mais pour des résultats plus maigres, du fait de la déficience du pays en personnes et en organisations capables d’utiliser cette aide.  Une expression revient dans toutes les conversations : sans espoir.» 
La limite de déforestation entre Haïti (à gauche) et la Répu
blique Dominicaine (à droite).                                                 
À l’encontre de Diamond, Etzer Émile ne pense pas qu’Haïti ait  choisi de disparaître. Elle a seulement choisi de devenir pauvre. Au fil des vingt chapitres de son  livre, il examine presque toutes les causes du sous-développement d’Haïti et de sa pauvreté. Dans son raisonnement, les raisons de ce choix vont  de l’adoption d’« un modèle économique axé sur la rente au détriment de la production nationale » à la « peur de réussir ensemble ». Je reviendrai un de ces jours sur ce sujet. Pour l’instant, je me contenterai d’ajouter à ses analyses mes réflexions sur trois grands thèmes qui sous-tendent l’ensemble de son livre et en traversent presque toutes les parties : la corruption, l’impunité et le mépris des compétences.

Avant d’entreprendre l’analyse de chacune  de ces trois causes de la pauvreté qui vivent en ménage, je me permettrai de dire un mot au sujet des interrelations existant entre elles et au sujet d'une quatrième cause, la tentation totalitaire. Négligée par l'auteur, cette tentation est devenue au fil des générations un véritable réflexe qui a persisté à des degrés divers, du grand Jean-Jacques Dessalines aux héros d'opérette des dernières décennies. 

Un harmonieux ménage à trois
Haïti : Entre corruption et pauvreté
L’impunité aidant, la corruption s’est déployée dans toutes les sphères d’activité, mais elle a partout et toujours  besoin du soutien d’un pouvoir politique fort pour s’épanouir. Sur le terrain, il ne suffit pas que les crimes de corruption restent impunis pendant un certain temps. Il faut que les professionnels de la fraude et leurs complices puissent compter sur le soutien constant  des détenteurs du pouvoir politique pour jouir en toute quiétude du fruit de leurs forfaits

En prenant très tôt l’habitude d’écarter du pouvoir les administrateurs compétents et intègres, nous avons pavé la voie à la mauvaise gestion des ressources et à la corruption. Cette dernière a besoin de l’impunité pour s’exercer sans contrainte, et les deux ont besoin de la protection d’un pouvoir absolu pratiqué à l’abri des aléas des consultations électorales ou des caprices de l’électorat.

Dans le cas précis d’Haïti, la corruption se nourrit aussi de la tolérance et de la complicité, agissante ou passive, de toutes les couches de la société. Sans parler de la complaisance d’un  appareil judiciaire plus enclin à condamner l’auteur d’un vol de volaille au marché du village que le détournement de millions de dollars du Trésor public : voler l’État n’est pas voler. Tout cela forme un cocktail explosif qui incite à penser que le scénario catastrophique de Jared Diamond est beaucoup plus qu’une simple vue de l’esprit.


Le traditionnel problème de la corruption
Ce sujet est monté ces derniers temps au premier plan de l’actualité avec les manifestations colossales organisées autour du thème « KOTE KOB PETWOKARIBE A ?» et qui ont pris de vitesse toute la classe politique. Dans les jours qui ont suivi les émeutes des 6, 7 et 8 juillet, la révélation surprenante des détournements de biens de l’État faite par un député et le dévoilement des salaires, allocations et privilèges de toutes sortes des parlementaires et du haut personnel politique du pays ont enfoncé le dernier clou. Le lecteur désireux de compléter le portrait de la corruption durant les dix dernières années parcourra avec profit les articles publiés sur ce sujet  dans Le Nouvelliste et les médias sociaux. 
Haïti :de la corruption généralisée à la pauvreté absolue...
Par ailleurs, l’économiste et historien Leslie Péan a consacré une grande partie de sa vie professionnelle à expliquer méthodiquement le problème de la corruption en Haïti, de la colonisation à nos jours.  Il a ainsi écrit plus de 2000 pages réparties en quatre volumes[EC1]  intitulés Haïti, économie politique de la corruption (Maisonneuve & Larose, Paris, France) et un cinquième qui doit paraître dans un proche avenir. Il a en outre crié son  inquiétude sur le gaspillage des ressources financières très limitées du pays dans une quarantaine d’articles sur PetroCaribe publiés  entre 2009 et  avril 2016 dans Alterpresse, Le Nouvelliste et d’autres médias. Après la sortie du  rapport accablant des sénateurs Latortue et Beauplan, la table était prête pour les journées de juillet 2018  et  le mouvement Kot Kòb Petro Karibe A ?

Comme le souligne Leslie Péan dans ses écrits et ses conférences, la corruption s’est  perfectionnée et transformée en Haïti au fil de nos deux siècles d’histoire au point de devenir un mal chronique qu’on ne voit même plus dans certains domaines. Pour illustrer cette idée, prenons l’exemple des contributions  aux caisses électorales. Elles font partie intégrante du fonctionnement des régimes démocratiques du monde entier, mais elles sont pratiquées en Haïti d’une manière qui les dénature pour en faire une forme à peine visible de la corruption. Ainsi, lorsqu’un même entrepreneur finance les candidats de toutes les allégeances politiques  aux élections présidentielles, législatives ou municipales,  il n’aide en rien la cause de la démocratie. Il pose plutôt un acte de corruption, car il le fait en général, contre promesse, explicite ou implicite, de retours d’ascenseur qui sont, par nature, contraires à l’intérêt national. Cette pratique représente une perversion d’autant plus grave du système électoral que sa généralisation conduit à la longue à l’instauration de « gouvernements de doublure » à tous les niveaux de l’administration.

De l’occupant du Palais national à l’humble hoqueton d’un service public qui réclame un pourboire quand il vous accompagne au bureau d’un chef de service; du directeur général d’un service public à son chauffeur, qui lui tient lieu d’homme de confiance et de courtier, la  corruption se pratique allègrement contre les formes de rémunération les plus variées : surfacturation; participation au capital social d’entreprises en cours de création; pourcentage des bénéfices, pots-de-vin en billets verts ou en hyppolites (nouveau nom populaire des nouveaux billets de 1000 gourdes), faveurs sexuelles, etc.  On y trouve de tout et partout, et la consigne générale est bien connue : 10 %, 20 %, 30 % selon l’ampleur des montants en cause. Et la justification  de la commission exigée est bien connue et généralement acceptée : Kalalou pa manje ak yon sèl dwèt! Dégaje pa peche!

L’impunité, corollaire de la corruption
L’impunité est un réel fléau en Haïti.
Dans une série de documentaires consacrés à l’impunité en Haïti, le cinéaste Arnold Antonin  a dressé un bilan presque exhaustif des abus de pouvoir, des persécutions politiques, des tortures et des assassinats  dont la dictature des Duvalier s’est rendue coupable au cours de ses 29 ans de pouvoir. Abstraction faite des condamnations verbales des victimes, des adversaires du régime et de certaines associations politiques indépendantes, rien n’a été fait pour mettre fin à ces abus et châtier les coupables.  Ni pour punir les auteurs intellectuels et les exécutants des crimes politiques et autres visant à assurer la pérennité du régime.

Sous le parapluie de l’impunité, la tentation totalitaire, pour emprunter une expression et un  concept chers à Jean-François Revel, s’est déployée en Haïti avec une telle aisance qu’elle semble s’être aujourd’hui incrustée rapidement et définitivement dans nos mœurs. Il en est de même de la corruption qu’elle contribue à entretenir et qui se nourrit aussi de la tolérance et de la complicité, agissante ou passive, de toutes les couches de la société. Sans parler de la complaisance d’un appareil judiciaire plus enclin à condamner l’auteur d’un vol de volaille au marché du village que le détournement de millions de dollars du Trésor public.

En réclamant à cor et à cri une véritable enquête sur le scandale PetroCaribe et le châtiment  des coupables, les militants de la cause anti-corruption ont clairement indiqué que la  société haïtienne a atteint son seuil de tolérance et que dorénavant les choses doivent absolument changer. Pour le meilleur ou pour le pire!






Avec les dénonciations quotidiennes d’animateurs déterminés comme Liliane Pierre-Paul, Jean Monard Métellus, Valéry Numa, les dossiers que monte inlassablement Pierre Espérance , les révélations fracassantes comme celles que faisait Janin Léonidas au micro de Valéry Numa le mercredi 1er septembre en cours, la sensibilisation du public sur le thème de la corruption est sur la bonne voie. Arnold Antonin a ajouté sa voix cette semaine aux dénonciations de la corruption, mais cela ne suffit pas. Il faut maintenant un documentaire sur la corruption, l’impunité, les immunités de fait et de beaucoup trop nombreuses au pays. La levée générale de boucliers nécessaire pour éradiquer ce mal qui nous conduit droit à l’effondrement viendra ensuite. Un tel document servira de pièce à conviction quand viendra le temps d’entreprendre une action judiciaire devant une instance internationale compétente en la matière. Continuez ici...

Eddy Cavé, eddycave@hotmail.com
Auteur, conseiller en édition


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