La Vie des Idées : On présente souvent Poutine comme un autocrate à la
fois nostalgique de l’URSS et
soucieux de regagner une puissance perdue depuis la fin du bloc soviétique.
Cette vision n’est-elle pas un peu simplifiée ? N’y a-t-il pas une
doctrine Poutine, qui ne se réduit pas au regret de la gloire passée ?
Michel Eltchaninoff : Poutine est un
héritier du soviétisme. Il a vécu les quarante premières années de son
existence en URSS. Il s’y est
puissamment imprégné de certaines valeurs — patriotisme, militarisme, complexe
de supériorité de la grande puissance. Il a servi ce qu’il considérait comme le
corps d’élite de la nation : le KGB,
devenu FSB après 1991.
En revanche, il semble n’avoir jamais cru au modèle communiste d’une économie
d’État ou d’une société sans classe. Il n’a donc pas voulu, à son arrivée au
pouvoir en 1999, réhabiliter le soviétisme. Il a cependant affirmé vouloir
réconcilier les héritages tsariste et communiste du pays. D’autres strates se
sont déposées sur ce fond soviétique. Durant son premier mandat présidentiel,
de 2000 à 2004, il adopte un profil de libéral. Il cite volontiers Emmanuel
Kant et rappelle l’appartenance de la Russie à l’Europe du droit et de la
démocratie. Il veut que la Russie rejoigne les « standards »
occidentaux. Il se présente comme le dirigeant qui rétablit la stabilité, voire
la prospérité à l’intérieur, et le prestige perdu à l’extérieur. Il faut nuancer
cette strate libérale. Poutine ne prononce pas exactement les mêmes discours
aux Européens et aux représentants des puissances asiatiques, par exemple aux
Chinois, devant qui il s’excuse presque d’avoir eu un portrait de Pierre le
Grand dans son bureau à Saint-Pétersbourg, et face à qui il critique le droit
d’ingérence à l’occidentale. Par ailleurs, sa version de la démocratie est
empreinte de raideur. Enfin, la manière dont il muselle les médias dès son
arrivée à la présidence, dont il mène la guerre en Tchétchénie et met au pas
les oligarques a de quoi alerter les démocrates.
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Vladimir Poutine en 2018 |
À partir de 2004, une série d’événements infléchit ce discours
modernisateur. La tragédie de Beslan, cette prise d’otage dans une école du
Caucase russe qui cause la mort de 346 personnes, dont de nombreux enfants,
après une opération chaotique des forces spéciales, ébranle Poutine.. Il semble
retirer sa confiance aux institutions démocratiques. Deux semaines après
Beslan, il annonce que les gouverneurs des régions seront désormais désignés,
et non plus élus. Il s’appuie de plus en plus ouvertement sur le patriarcat
orthodoxe de Moscou pour « désensauvager » le pays. Il accueille très
mal les révolutions de couleur (Géorgie fin 2003, Ukraine fin 2004) et
l’adhésion des pays baltes à l’OTAN et
à l’Union européenne. Il se persuade que la Russie est en butte à l’hostilité
active des puissances occidentales. Un premier tournant conservateur
s’esquisse. Après l’épisode de la présidence Medvedev, de 2008 à 2012 et son
retour à la présidence, Vladimir Poutine accentue des tendances déjà présentes
dans ses deux premiers mandats : un conservatisme assumé contre un
Occident jugé décadent et coupé de ses racines chrétiennes ; l’affirmation
d’une « voie russe » spécifique qu’il faut défendre coûte que coûte
contre l’hostilité de l’Ouest ; l’accélération du projet d’Union
eurasiatique (effectif depuis début 2015 avec la Biélorussie, le Kazakhstan et
l’Arménie en attendant d’autres adhésions). Ces trois strates sont alimentées
par des citations que Poutine réserve à ses discours les plus solennels.
Il fait régulièrement référence, depuis 2005 et jusqu’en décembre 2014, à
Ivan Ilyine (1883-1954), philosophe russe émigré en Europe, aussi violemment
anticommuniste qu’antidémocrate, admirateur de Franco et Salazar. Il aime
emprunter des formules à Nicolas Berdiaev (1874-1948) ou Constantin Leontiev
(1831-1891) pour appuyer son conservatisme. Il affectionne Lev Goumilev
(1912-1992), qui représente la théorie eurasiste durant la période soviétique.
Il faut donc ajouter au soviétisme originel et au saupoudrage libéral un
conservatisme, une néo-slavophilie à prétention scientifique et l’eurasisme. Le
résultat est une idéologie multiforme, dont les seuls points communs sont
l’idée d’empire et l’hostilité à l’Occident. De quoi servir un président qui
cherche à mobiliser son peuple sans s’enfermer dans un corpus trop
contraignant.
La Vie des Idées : Poutine semble obsédé par l’unité de la nation et
de la société russes, qu’il oppose à la soi-disant désagrégation des États
démocratiques occidentaux. N’est-ce pas cette obsession qui détermine très
largement sa politique étrangère ?
Michel Eltchaninoff : La question du
rapport entre unité et diversité est depuis des siècles l’une des grandes
questions politique et culturelle de la Russie. S’étant constitué en empire, ce
pays regroupe des peuples très divers. Aujourd’hui, la Fédération de Russie
accueille, outre les « Russes ethniques », des Tatars, des
Tchouvaches, des Bachkirs, des Bouriates, etc., plus de 130 « nationalités ».
Comment assurer l’unité politique sans réprimer les revendications
nationales ? Ce n’est pas un hasard si la philosophie de Leibniz, modèle
de cohabitation des substances individuelles au sein d’un système d’harmonie, a
connu un grand succès dans la philosophie russe de la fin du XIXe siècle. Quant aux
penseurs religieux connus sous le nom de sophiologues (Vladimir Soloviev, Pavel
Florenski ou Serge Boulgakov...), ils élaborent des constructions conceptuelles
complexes visant à saisir le lien existant entre Dieu et l’univers,
c’est-à-dire l’unité du divin et la multiplicité de la création au sein de
l’« uni-totalité ».
Mais ce n’est pas en élève des métaphysiciens que se conduit Vladimir
Poutine. Sur le plan pratique, il a opté, dès son arrivée au pouvoir, pour la
méthode forte : il a voulu faire de la Tchétchénie, « pacifiée »
dans la plus extrême violence, un exemple. Il a rétabli, contre toute velléité
d’autonomie ou de gouvernement local, la « verticale du pouvoir ».
Sur le plan théorique, il alterne l’exaltation de la russité orthodoxe du pays
et l’apologie de son essence multiethnique et multiconfessionnelle. Il vante
l’harmonie existant entre les populations de confession orthodoxe et les 15
millions de musulmans du pays. Rappelons que les théoriciens de l’eurasisme ont
tenté de montrer qu’il existait entre l’Europe et l’Asie un « troisième
continent », une Eurasie cohérente du point de vue du climat, de la
végétation, des langues ou du relief, unissant slaves orthodoxes et turcophones
musulmans ou bouddhistes. Selon le président russe, cette diversité interne ne
peut toutefois se déployer que dans le cadre d’un État fort qui empêche les
tendances centrifuges.
À ces conditions, la Russie peut même représenter un modèle pour le monde.
Comme il le dit dès 2003, « la Russie, comme pays eurasiatique, est un
exemple unique où le dialogue des cultures et des civilisations est
pratiquement devenu une tradition dans la vie de l’État et de la société »
(intervention lors du Conseil pour la culture et l’art, 25 novembre 2003,
Moscou). Symbole de l’harmonie des différences, la Russie est légitime, aux
yeux du président russe, pour prendre la tête de l’Union eurasiatique, qui ne
fait que déployer ce modèle en future superpuissance, « empire de la
terre » respectueux des différences capable de s’opposer à « l’empire
de la mer » euro-atlantique, qui homogénéise toutes les cultures qu’il
conquiert. Mais la condition de ce modèle de coexistence étant, dans l’esprit
du président russe, l’allégeance à Moscou, garant de l’unité, il est fort à
parier que l’Union eurasiatique soit mal engagée, et que les tendances
séparatistes de certaines régions russes ne fassent que s’accroître dans les
prochaines années.
S’il glorifie son modèle eurasiste de coexistence dans une main de fer,
Vladimir Poutine et certains de ses proches considèrent que l’Europe
occidentale est depuis longtemps soumise à des forces de désunion. Dans leur
esprit, l’Union européenne, incapable de tracer des perspectives, de s’affirmer
du point de vue international et d’assurer la prospérité générale, est déjà un
échec. Les États européens sont d’après eux ouverts à toutes les migrations et
incapables d’opposer une résistance au poison islamiste, voire à ce qu’ils
perçoivent comme une invasion musulmane. Quant aux citoyens, ils les voient
comme des consommateurs écervelés et superficiels ayant perdu le sens du
patriotisme et l’aspiration vers de grands idéaux.
La Vie des Idées : Poutine se place résolument contre la modernité.
Sur quels fondements se construit son conservatisme ?
Michel Eltchaninoff : Depuis son
retour à la présidence en 2012, Poutine ne mâche plus ses mots sur l’Occident.
Il déplore le « refus de leurs racines, notamment chrétiennes, fondement
de la civilisation occidentale », de la part de « nombreux pays
euro-atlantiques. Ces pays, d’après lui, « refusent les principes éthiques
et l’identité traditionnelle : nationale, culturelle, religieuse ou même
sexuelle. On mène une politique mettant au même niveau une famille avec de
nombreux enfants et un partenariat du même sexe, la foi en Dieu et la foi en
Satan. Les excès du politiquement correct conduisent à ce qu’on envisage
sérieusement d’autoriser un parti ayant comme but la propagande pédophile. Les
gens, dans de nombreux pays européens, ont honte et craignent de parler de leur
appartenance religieuse » — ce qui ne manquera pas de mener à une
« crise démographique et morale » (Intervention au Club Valdaï, 19 Septembre
2013, Région de Novgorod).
Quelques semaines plus tard, devant tous les représentants de la nation, il
reprend sur le même thème : « Aujourd’hui dans de nombreux pays les
normes de la morale et des mœurs sont réexaminées, les traditions nationales
sont effacées, ainsi que les distinctions entre les nations et les cultures. La
société ne réclame plus uniquement la reconnaissance directe du droit de chacun
à la liberté de conscience, des opinions politiques et de la vie privée, mais
la reconnaissance obligatoire de l’équivalence, quelque étrange que cela puisse
paraître, du bien et du mal, qui sont opposés dans leur essence » (Adresse
au Conseil de la fédération, 12 décembre 2013). Contre le relativisme, le
déclin culturel, l’invasion d’internet, le politiquement correct, l’amnésie, le
masochisme démocratique, la faiblesse face aux minorités, Vladimir Poutine
promeut une éducation morale fondée sur les valeurs chrétiennes, la culture
classique et livresque, le patriotisme, le militarisme et le respect de la
hiérarchie.
Selon lui, au fond, l’Europe est entrée en décadence, tandis que la Russie
se situe dans une phase ascendante de son histoire. Il s’appuie sur le schéma
pseudo-scientifique d’un Constantin Leontiev, dont il arrive à Vladimir Poutine
de citer l’un des concepts les plus célèbres, celui de « complexité
florissante ». Selon le philosophe russe, ardent anti-européen et
anti-bourgeois, toute civilisation, après une époque de simplicité originelle,
connaît son apogée dans une ère de complexité florissante, avant de s’étioler
en une époque de simplification et de confusion. Pour Leontiev, l’Europe,
depuis la Renaissance, ne donne plus naissance à des saints et des génies, mais
à des ingénieurs, des députés et des professeurs de morale. Elle uniformise,
dans son mode de développement et son conformisme. Mais elle est aussi confuse.
Ses habitants sont perdus et ne savent donner un sens à leur vie. Ils se
montrent incapables de reconnaître un principe supérieur enthousiasmant. On
imagine combien ce tableau de l’Europe a dû paraître juste aux conseillers de
Vladimir Poutine. Mais pour ce dernier, la floraison et la complexité ne sont
envisageables que sous la direction attentive d’un État qui mobilise et unifie
ces forces vives.
La Vie des Idées : Qui influence Poutine ? Comment se construit
la doctrine Poutine ?
Michel Eltchaninoff : Poutine n’est pas
lui-même un intellectuel. Mais, fidèle à la tradition russe et soviétique, il
aime parsemer ses déclarations de références à la culture et à la pensée. Outre
les conseillers qui rédigent ses discours, il a dans son entourage quelques
personnes qui prétendent au titre d’idéologues. Le plus impliqué dans la pensée
russe et une vision ultra-conservatrice du monde est Vladimir Yakounine.
Titulaire d’un doctorat en science politique, président de la société de
chemins de fers russes, très proche du président, il organise à grands frais
des rencontres intellectuelles autour du « Dialogue des
civilisations ». Il défend des positions violemment anti-occidentales.
S’affichant très croyant, il se rend à Jérusalem chaque année, à l’office de
Pâques, afin d’en rapporter la flamme du « feu sacré » qui y
apparaîtrait miraculeusement. Il finance et organise des « tournées »
de reliques en Russie. Il se veut donc un des fers de lance d’une renaissance
religieuse et morale de la Russie. Enfin, s’ils ne sont pas des politiques,
deux autres hommes influencent la réflexion président russe. Le célèbre
cinéaste Nikita Mikhalkov, depuis deux décennies, prétend incarner un renouveau
d’une « Russie blanche » après la chute du communisme. Il explore
inlassablement la figure du philosophe « blanc » Ivan Ilyine.
Enfin, Poutine aurait un confesseur, le Père Tikhone Chevkounov. Cet ancien
étudiant de l’école de cinéma de Moscou est maintenant supérieur du Monastère
de la Rencontre de l’icône de la Vierge de Vladimir dans le centre de Moscou.
Il est puissant et craint. On lui prête une réelle influence [1].
Outre ce cercle de proches, il faut noter que les idées circulent entre le
Kremlin et la société. De nombreuses personnalités politiques et médiatiques
aiment se référer aux penseurs cités par Vladimir Poutine. Un site internet
comme « L’Idée russe », animé par un philosophe de l’Université de
Moscou, Boris Mejouev, également rédacteur en chef adjoint du quotidien
Izvestia, proche du pouvoir, relaie le message conservateur du président. Le
philosophe Ivan Ilyine apparaît fréquemment dans les programmes d’examens. Mais
le mouvement se fait également dans le sens inverse. Des idéologues
ultraréactionnaires voient leurs discours repris par le Kremlin. Un seul
exemple : il y a quelques années, un idéologue mêlant héritage eurasiste
et références d’extrême droite, le sulfureux Alexandre Douguine, proche de la
nouvelle droite française et d’Alain Soral, passait pour un original.
Aujourd’hui, sans être un proche de Poutine, il faut constater que ses idées
sont reprises au plus haut niveau. N’avait-il pas, dès 2009, écrit dans un de
ses ouvrages : « Nous ne pouvons exclure d’avoir à mener une bataille
pour la Crimée et pour l’Ukraine orientale » (La Quatrième Théorie
politique, trad. Ars Magna, 2012) ? Désormais, il passe pour un
prophète...
La Vie des Idées : Quelle est la réception, dans la société russe, de
cette doctrine ? Fait-elle l’unanimité ?
Michel Eltchaninoff : Vladimir Poutine est revenu à la présidence dans
des conditions difficiles, après des manifestations de protestation contre les
fraudes aux élections législatives de décembre 2011. S’il veut être réélu en
2018, rester au pouvoir jusqu’en 2024 et choisir un successeur docile jusqu’en
2030, il doit mobiliser son peuple. Il tente donc de faire naître deux affects
chez ses concitoyens : la fierté de la grande Russie retrouvée qui annexe
la Crimée au nez et à la barbe du droit international ; le sentiment de
forteresse assiégée.
Il mêle les deux motifs lors du discours où il célèbre l’annexion de la
Crimée, le 18 mars 2014 : « la politique d’endiguement de la
Russie, qui a continué au XVIIIe,
au XIXe et
au XXe siècle,
se poursuit aujourd’hui. On essaie toujours de nous repousser dans un coin
parce que nous avons une position indépendante, parce que nous la défendons,
parce que nous appelons les choses par leur nom et ne jouons pas aux
hypocrites. Mais il y a des limites. Et en ce qui concerne l’Ukraine nos
partenaires occidentaux ont franchi la ligne jaune. Ils se sont comportés de
manière grossière, irresponsable et non professionnelle ». Cette politique
de « l’enthousiasme discipliné », pour reprendre un concept de
Nicolas Danilevski (1822-1875), philosophe slavophile et panslaviste, auteur
de La Russie et l’Europe, apprécié des cercles du pouvoir,
porte-t-elle ses fruits ? Si l’on en croit les sondages de l’institut
indépendant Levada, c’est plutôt le cas, mais de manière fragile. Fin janvier
2015, 81 % des sondés ont une opinion plutôt ou très mauvaise des
États-Unis. Ils étaient moins de 40 % trois ans plus tôt. 71% ont une
mauvaise opinion de l’Union européenne. Au même moment, 84% des sondés
soutiennent l’annexion de la Crimée à la Russie. C’est à peine moins que les
88% de mars 2014. Quant à l’action de Vladimir Poutine, toujours à la fin de
janvier 2015, elle est approuvée par 85 % des sondés — contre 62% en
janvier 2013.
Une écrasante majorité semble approuver le discours anti-occidental et
expansionniste du président. Cependant, en période d’instabilité, l’opinion est
volatile. D’autres sondages réalisés par Levada donnent ainsi à réfléchir.
Lorsque l’on demande aux sondés, en décembre 2014, s’ils sont prêts à assumer
une baisse substantielle du niveau de vie de leur famille à cause des sanctions
occidentales, 30% répondent par l’affirmative, mais 62% par la négative. Enfin,
64% des sondés soutiennent l’idée d’une Ukraine indépendante et entretenant des
relations de bon voisinage avec la Russie, contre 22 % souhaitant une
Ukraine sous le contrôle économique et politique de la Russie. On voit donc que
l’opinion demeure tributaire de la propagande anti-occidentale massivement
diffusée par la télévision russe — et qui présente la situation en Ukraine
orientale et méridionale comme un massacre, voire un génocide, des russophones
par la « junte fasciste de Kiev ».. Toute la question est de savoir
jusqu’à quand le discours belliqueux de Vladimir Poutine séduira des Russes qui
vont subir durement, en 2015, la crise liée à la chute des prix du pétrole et,
dans une moindre mesure, aux sanctions occidentales.
A suivre...