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Saturday, February 24, 2018

GISÈLE MAYAS : UNE VIE AU SERVICE DES AUTRES

GISÈLE MAYAS  (2016)

Par Eddy Cavé,

Ottawa, le 23 février 2018

Il est des êtres qui entrent dans votre vie et qui en sortent en laissant derrière eux un souvenir qui s’estompe dès qu’ils ont tourné le dos.  Il s’agit là d’une catégorie de gens qui vivent pour eux-mêmes et pour leur famille et qui, en général, se soucient très peu du bien commun. À part les caractéristiques physiques qui influencent considérablement les souvenirs, la mémoire collective ne retient généralement que très peu de choses à leur sujet.

En revanche, certains autres survivent dans les mémoires collectives et individuelles très longtemps après leur départ pour une autre destination ou pour l’éternité. La particularité première de cette catégorie de gens, c’est leur amour pour les autres, leur désir constant de servir et la place qu’ils réservent pour les autres dans leur vie.  C’est à cette catégorie très spéciale qu’appartenait Gisèle Mayas. Une fois propagée la nouvelle de son décès, les appels téléphoniques, les courriels et autres témoignages de sympathie ont commencé à arriver de tous les coins du monde où elle avait des amitiés, et cela n’a pas cessé depuis.  

La raison du désarroi que ce départ complètement inattendu a provoqué parmi nous, c’est que Tate Gi  était un être très spécial. Une femme « grand format », qui vivait pour les autres et qui s’était fixé pour mission de combler tous les vides que les décès, l’émigration, les persécutions politiques créaient dans son entourage. Le genre de personnes qui entrent dans votre vie comme un voyageur inconnu que vous hébergez pour une nuit et qui s’installe avec tant de grâce dans votre quotidien que, vous-mêmes, vous refusez de le laisser partir. En plus de constituer une compagnie agréable, cet inconnu sait tout faire dans une maison, du jardinage à la vaisselle, en passant par le bricolage, les courses habituelles, etc. Et quand soudain ses obligations personnelles l’obligent à tirer sa révérence, c’est dans le déchirement que vous le voyez partir. Tate Gi était un de ces voyageurs qui laissent dans le deuil tous les foyers où il a mis les pieds; dans toutes les familles où il partagé son ardent désir d’aimer, d’aider, de servir; toutes les paroisses où il s’est agenouillé pour prier pour sa famille, ses proches, sa communauté, sa patrie en détresse. Ces personnes-là, on ne les rencontre pas à chaque coin de rue, surtout depuis que l’individualisme et le chacun-pour-soi se sont implantés dans nos sociétés pour faire de notre monde un véritable champ de bataille.

Gisèle, dans la trentaine
Octogénaire, Tate Gi nous a quittés à un bel âge, mais tous ceux et celles qui l’ont connue attendaient encore tellement de choses d’elle qu’elle semble avoir traversé leurs vies à la manière d’un météore. C’est le sentiment que j’ai ressenti ce mardi 13 février quand je me suis assis pour apaiser le violent vertige provoqué chez moi par ce coup de massue que la nouvelle de son départ a été pour moi. Et la machine des souvenirs s’est mise en branle, traversant  de seconde en seconde tous les quartiers, les villages, les villes, grandes et petites, où nous avons séjourné : Fond Augustin, Nan Goudwon, Mòn Goudwon, Anse d'Azur, La Voldrogue, Tessier, Marfranc, dans la région de Jérémie, Delmas, ruelle Jérémie, Canapé Vert, où est né Réginald, Bourdon, à Port-au-Prince. Enfin, à l’étranger, Ottawa, Montréal, New York, Paris, etc.

Dans cette cascade de souvenirs, je fais un arrêt sur image, comme si je visionnais un film. C’est le jour des funérailles de Georges Séraphin père à Jérémie, en mai 1956. Gisèle n’a pas encore 20 ans. Je la vois vêtue de noir, une longue mantille noire recouvrant son visage en larmes, majestueuse dans la douleur, désespérée devant l’ampleur du drame. Georges vient de disparaître dans la jeune trentaine, laissant une jeune veuve, Jeanine, et deux fillettes en bas âge, Marlène et Nilsa…  Dans un éloge funèbre qui retentit encore à mes oreilles, le professeur de sciences sociales Roger Jérôme s’exclame : « Le météore a passé. Georges Séraphin n’est plus! » Quand, quelques années plus tard, en 1964, Jeanine optait pour des études au Pérou et l’exil volontaire, l’espèce de prémonition qui a fait tant pleurer Tate Gi aux funérailles de Georges se réalisera. Après un mariage qui n’aura pas duré, elle deviendra par procuration la mère de ses deux adorables nièces.

Il est rigoureusement vrai que Georges Séraphin est passé comme un météore. Mais dans l’esprit de Réginald, de Marlène et de Nilsa, des Philogène et des nombreux membres de la fratrie des Mayas, des Cavé et des Martineau, la comparaison conserve toute sa pertinence : Tate Gi est passée comme un météore. Elle avait encore tant de projets pour chacun d’entre nous, tant d’amour à donner et tant à faire pour ses amis, protégés, parents et alliés et pour sa paroisse qu’il lui faudrait encore une autre vie pour achever sa mission. Avec cette œuvre inachevée, elle est, comme son beau-frère Georges, passée comme un météore  sur cette terre où tout s’efface, mais où bien des choses ne survivent que grâce aux prodiges de la mémoire. Comme notre cousine Michèle Cavé, fauchée à Port-au-Prince à 19 ans en 1959, ainsi que sa sœur Liliane partie en 1964. Cette année 1964 fut pour la famille l’année des grandes épreuves, ayant vu disparaître, coup sur coup, mon père Annibal Cavé, Tante Corancie Cavé, la mère de Gisèle, et son père Rotchild  Mayas.


Quels souvenirs allons-nous garder de cet être hors du commun qu’était Tate Gi? De cette femme qui n’avait pas d’âge et qui, jusqu’à son dernier souffle, personnifiait une incroyable jeunesse d’esprit et d’âme? De cette mère qui n’a donné naissance qu’une seule fois mais dont les enfants ne se comptent plus? D’abord, il faudra garder d’elle le souvenir d’une femme de devoir, d’un attachement sans bornes envers la famille et d’une extrême générosité envers les autres.  Du vivant de Dòk Mayas, nous l’appelions La Vice-Doyenne, puis à partir de 2001, elle est devenue La Doyenne, titre qu’elle a porté à la fois avec fierté et un sens admirable des responsabilités. Toute sa vie, Tate Gi a fait ses choix de maison ou d’appartement en pensant d’abord à l’espace nécessaire pour accueillir les neveux, nièces, cousins, cousines et amis de passage ou dans le besoin. Il nous incombera la lourde tâche de préserver cet héritage et l’obligation de suivre autant que possible la route qu’elle a tracée.

À Jérémie qu’elle a quittée en 1965, Mademoiselle Gisèle était déjà réputée pour ses compétences de jeune institutrice, son amour pour ses élèves, sa compassion et son sens de la justice. C’est ainsi qu’elle a laissé d’agréables souvenirs aux trois écoles où elle a enseigné : L’École des Sœurs, Pétion Laforest et Edmée Rey. Ses anciennes élèves lui vouent encore une grande dévotion. Elle appartient à la catégorie des Elda Pierre, Simone Germain, Eddie Saint-Louis, Jacqueline Allen, Paula Brierre, Andrée Guillard, Arnelle Desgraff Bontemps, Marlène Gilbert Joseph, etc. Durant son passage dans l'enseignement, elle bénéficie des conseils et de l'expérience de Barnave Gilbert, Inspecteur à l'enseignement primaire à Jérémie, et de Marcel Gilbert, ancien directeur du lycée Pétion à Port-au-Prince. Par une de ces curieuses coïncidences, elle est décédée durant la même semaine que Simone Briffaut Gilbert, la veuve de Marcel. Une génération qui s'éteint...
     


Il y a lieu de souligner aussi la personnalité fascinante de cette superbe femme aux yeux pétillants d’intelligence. Verve intarissable, sens particulier de l’humour, souvent plus portée à faire rire qu’à ménager l’ami ou le parent qu’elle veut taquiner, Tate Gi était une des compagnies les plus agréables que j’aie connues. À l’époque de la mode des robes queue de poisson et des talons aiguilles, elle faisait tourner toutes les têtes quand, mine de rien, elle longeait la nef de l’église Saint-Louis ou la grande allée du Ciné Fox à Jérémie. Et quand elle se lançait sur la piste de danse des clubs Versailles à l’entrée de la ville ou de Welcome à Buvette, c’était presque un évènement, et cela l’amusait énormément…

En quittant Jérémie, elle abandonne l’enseignement pour se lancer dans le secrétariat. Elle entre alors à l’Institut de développement agricole et industriel (IDAI) où elle se signale par son professionnalisme, son application au travail et son sens inné des relations interpersonnelles. Et dans cette Haïti qui offre de moins en moins d’opportunités à ses enfants, elle se sent de plus en plus à l’étroit et s’installe aux États-Unis pour préparer l’avenir de Réginald. Elle connaît alors les innombrables épreuves des expatriés et les surmonte pour réussir sa propre vie et assurer la réussite de Réginald et des jeunes parents qu’elle assiste à tour de rôle. Bref, une vie bien remplie, faite d’épreuves et de succès, de moments d’angoisse et de tristesse, mais aussi de grandes joies et de bonheur.

Les dernières années ont été particulièrement difficiles pour la famille, en particulier au lendemain du tremblement de terre de 2010. Heureusement que Tate Gi était à la barre pour mener à bon port la famille dramatiquement frappée et accueillir les neveux et nièces épargnés par miracle. Puis, il y a eu l’an dernier le départ de Lesly qui rappelait tant Dòk Mayas. Stoïque, elle encaissait sans broncher. Ces derniers mois, quand le genou a commencé à faiblir et qu’elle a pris appui sur une canne pour certains déplacements, elle l’a fait avec une telle élégance que cela semblait ajouter à la majesté naturelle de sa démarche.

Difficile de parler de Tate Gi et de revoir, même à vol d’oiseau, son impressionnant parcours sans la replacer dans l’environnement très jérémien qu’elle a retrouvé et agrémenté aux États-Unis. Avec des amis comme Yvonne et Solange Antoine, Jean Alcide, les Guillard, les Théano, la grande tribu des Cavé, Laforest, Louis, Glaude, Smith, et j’en passe, car je ne voudrais oublier personne…  Ensemble, nous avons assisté à je ne sais plus combien de mariages, de baptêmes, de premières communions, et à chaque occasion la conversation dérivait tout naturellement vers notre enfance à Jérémie, les soirées de clair de lune à La Pointe, les baignades à La Voldrogue, à l’Anse d’Azur… 
:
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer? »

Aujourd’hui, tout cela n’est que souvenir. Mais c’est précisément dans nos souvenirs que Tate Gi  va continuer à vivre : les magnifiques souvenirs qu’elle a gravés dans notre mémoire; les souvenirs des membres de la famille qu’elle est allée rejoindre et que nous entretenons par nos conversations quotidiennes, nos visites, même espacées, au cimetière. Dans nos collections de photos, les meilleurs garants de la préservation de la mémoire!  

Dans ma riche mais très incomplète collection, j’ai retrouvé ces photos de quelques uns des parents que Tate Gi est allée rejoindre et qui l’accompagnenet sans doute durant ce dernier voyage : notre grand-père Arthur Cavé, décédé durant le premier quart du 20e siècle; notre tante Lauréa Cavé, que nous appelions tous Marraine Lauréa; l’oncle Franck et Tante Yolande, chez qui nous avons tous séjourné à Port-au-Prince; mon père Babal, dentiste décédé en 1964. Dommage que nous n’ayons pas le culte de la photo et que nous en ayons si peu pour préserver au moins la mémoire de nos êtres les plus chers! Le départ de Tate Gi est l’occasion de se souvenir d’eux et de nous rappeler que la vie a beaucoup plus de sens quand, comme celle de Tate Gi, elle est mise au service des autres.

Que leurs âmes reposent en paix! 


Par : Eddy Cavé









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