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Thursday, December 11, 2014

Crise, visite de Kerry et confusion dans les esprits (2 de 3)

Par Leslie Péan, 8 décembre 2014
On se rappelle que, sans qu’il n’y ait jamais eu d’appel au boycottage des activités mondaines sous François Duvalier, la vie nocturne avait été presque paralysée spécialement durant la campagne de la présidence à vie. Duvalier  enjoignit alors  les chefs de service des bureaux publics et leurs employés à fréquenter assidument les boîtes de nuit pour donner au moins aux étrangers de passage l’impression d’une certaine normalité. Aujourd’hui, l’opposition doit boycotter les soirées mondaines pour forcer le président à négocier son départ et trouver une sortie de crise.
Dans sa livraison du 28 novembre écoulé, Le Nouvelliste publiait sous la plume de Juno Jean-Baptiste un dossier révoltant sur la prostitution en Haïti, intitulé «Balade au Quai Colomb» .  On y apprend que la prostitution est devenue le seul moyen de subsistance accessible aux femmes de tous les groupes d’âge des catégories sociales défavorisées du pays. 
Image du quai Colomb - Photo Le Nouvelliste
Que le quai Colomb est devenu, photo à l’appui, un bordel à ciel ouvert réputé offrir une protection naturelle pour les maladies transmises sexuellement. Parallèlement, les importations de produits de luxe atteignent des niveaux records et les nantis cherchent inlassablement des occasions d’afficher leur réussite économique et sociale. Pour épargner au pays l’expérience d’une explosion brutale et le sortir de son insignifiance, la société haïtienne se voit obligée de se réinventer. Pas seulement au niveau de l’État mais d’abord au niveau de l’individu, puisque l’État n’est que l’extension des individus.  Réinvention du peuple mais aussi des bourgeois pour les conscientiser en inculquant à tout le monde un minimum de principes moraux.

Un élément non encore exploité par les démocrates dans la recherche d’une solution à la crise est le piquet de grève. Utilisé à bon escient, il servira à marginaliser les réjouissances que le pouvoir compte organiser à l’occasion des fêtes de fin d’année. Également connues sous le nom de lignes de piquetage, cette forme de protestation est connue dans tous les pays démocratiques, par exemple au Canada[i], où l’État reconnaît à des travailleurs en grève ou à des sympathisants le droit de manifester ouvertement et  pacifiquement leur solidarité. Pour cela, ils se placent en général, pancartes en mains, avec banderoles et panneaux, à l’entrée des établissements concernés et ils se relayent pour maintenir la pression jusqu’à ce qu’ils aient gain de cause ou que le conflit soit réglé.

Visite du Secrétaire d’État John M. Kerry 
John M. Kerry
Après la mission du Conseiller du Secrétaire d’État étasunien, Thomas A. Shannon, qui a séjourné en Haïti le jeudi 30 octobre 2014, une autre étape est en train d’être franchie dans les rapports entre Haïti et les États-Unis. Ce n’est pas un Secrétaire d’État néophyte qui va en Haïti le 12 décembre 2014. Le Secrétaire d’État John M. Kerry, quand il était alors sénateur du Massachusetts, n’a pas mâché ses mots pour condamner la politique du président Bush à Washington à l’endroit du gouvernement de Jean-Bertrand Aristide. Le mardi 24 février 2004, cinq jours avant la chute du gouvernement d’Aristide, il  déclarait :
« Je pense que l'administration a manqué beaucoup de possibilités, en fait, elle a aggravé la situation au cours des dernières années avec sa coupure de l'aide humanitaire et son attitude à l'égard de l'administration Aristide. [….] Alors, elle a en quelque sorte créé l'environnement dans lequel l'insurrection a pu croître, et prendre racine. Et maintenant, l’administration essaie de la gérer, je pense[ii]. »
On aurait tort de penser que le sénateur Kerry est un naïf qui croie qu’Aristide était un ange. Il le dit en clair : « Aristide n’était pas un pique-nique et a fait beaucoup de mauvaises choses[iii]» Toutefois, le Sénateur Kerry a enfoncé le clou deux semaines après la chute du président Aristide en déclarant que s’il était président, il aurait envoyé des troupes américaines pour défendre le président Aristide contre l’invasion armée de Guy Philippe en provenance de la République Dominicaine.  Le Sénateur Kerry dénonce la duplicité de l’administration Bush qui encourage Aristide officiellement tout en le déstabilisant en sous-main. La position de principe de Kerry est d’autant plus intéressante qu’il déclare en même n’être pas « un fanatique d’Aristide ».

Kerry adopte un point de vue similaire à celui exprimé en 1991 par Robert Malval, premier ministre du gouvernement d’Aristide, qui écrivait : « Après 7 mois de dérive du pouvoir, l’élan était brisé. Le chant du coq était presqu’un chant du cygne. Soudain pour renouer ce fil cassé et pour ranimer les ardeurs, le Président changea de registre.  Il annonça à ses auditeurs qu’un coup d’État était en gestation, et avec des mots dont lui seul avait le secret, il vanta les charmes et mérites du pneu, l’instrument du supplice dont il glorifia la couleur, la forme et l’odeur de brûlé, tout en scandant à plusieurs reprises Ba yo sa yo merite[iv]. » L’histoire semble se répéter aujourd’hui. Après trois ans de pouvoir, Martelly a fait la preuve de son incapacité de diriger le pays. Il a perdu la popularité que lui avait conférée son statut d’amuseur public. Et c’est le même John Kerry qui revient au pays cette fois dans la peau d’un Secrétaire d’État. Le président Martelly  panique et craint que devant la gravité de la crise le Secrétaire d’État Kerry n’adopte la chirurgie radicale qui s’impose, loin de la solution légaliste qu’il revendiquait en 2004.

Qu’on se rappelle que c’est bien John Kerry qui a dirigé les travaux de la commission du Congrès américain sur les activités des trafiquants de drogue en Haïti. Le rapport Kerry de 1989 avait permis de faire la lumière sur la bande à Jean-Claude Paul, commandant des Casernes Dessalines, de Michel François, chef de la police et des clans colombiens dirigés par le cubano-américain Osvaldo Quintana solidement implantés dans l’armée et les services de sécurité haïtiens connus sous le nom de Service d’Intelligence Militaire (SIM)[v]. Au fait, les narcotrafiquants sous la direction du colonel Michel François ont renversé le gouvernement d’Aristide le 30 septembre 1991[vi]. Un autre dirigeant du cartel de Medellin, James Toboada,  a officiellement déclaré avoir rencontré dans cette ville le commandant de la police Michel François en 1984.

Selon ses dires, pour l’année 1994, le cartel de Medellin avait livré 70 000 tonnes de cocaïne en Haïti[vii]. C’est donc en pleine conscience de la puissance des trafiquants de drogue colombiens en Haïti que le sénateur Kerry écrivit dans la page voisine de celle de l’éditorial du New York Times du 16 mai 1994 : «  Le peuple d'Haïti ne peut pas restaurer la démocratie - ne peut pas renverser un régime militaire armé et engagé dans le trafic de drogue - par lui-même. Il a besoin de notre aide»[viii].

Mais plus important encore, le rapport John Kerry de 1989 a levé le voile sur les activités des trafiquants de drogue liés à la CIA. En effet, suite à l’interdiction par le Congrès américain de financer les activités terroristes des Contras au Nicaragua, ces derniers ont pu trouver de l’argent en échangeant de la drogue contre des armes. La cocaïne était vendue sous forme de crack dans les quartiers pauvres des Noirs en Californie et l’argent tiré de ses ventes servait à acheter les armes qui étaient livrés dans de petits avions aux Contras au Nicaragua. C’est ce que le journaliste américain Garry Webb devait révéler au cours d’une enquête qui lui fit découvrir que l’agent travaillant pour la DEA (l'Agence américaine de lutte contre le trafic de drogue) était aussi un agent de la CIA[ix]. Les révélations de ce journaliste vont lui coûter la vie en 2004. Il vient d’être ressuscité en octobre 2014 avec le film « Kill the Messenger » (Mort au messager), tiré de l’ouvrage du même nom de l’écrivain Nick Schou publié en 2006. 

Confusion dans les esprits
La religion et l’idéologie ont servi de justification aux alliances catastrophiques révélées par Gary Webb. En Haïti, nous faisons face à d’apparents paradoxes qui, à moins d’être pensés, ne peuvent que conduire à des manipulations et des dérives. Ce qui nous amène à faire le constat du désastre de la pensée dans notre milieu. Constat indéniable d’un chaos. En effet, le baromètre de l’internet et des réseaux sociaux permet de mesurer le degré d’ignorance de nos frères et sœurs. En donnant la parole dans l’anonymat aux uns et aux autres, l’internet oblige les démocrates à prendre conscience de l’obscurantisme ambiant  pour aider à expliquer pourquoi Haïti s’enfonce chaque jour dans la fange avec les « bandits légaux ». On constate la pensée magique dans ses plus hideux atours. 2 et 2 font 4 mais attendez-vous à ce que la même personne qui vient de faire cet énoncé ajoute plus loin que 22 et 22 font 33 ou 55.  L’absurdité est assumée et devient même une stratégie. C’est comme ça au pays du Bondye bon. Avec une production idéologique maléfique dont le réservoir semble inépuisable.

Les tares que nous charrions en tant que peuple n’ont pas échappé à l’autocritique. Il y a plus d’un siècle, en 1905, un Fernand Hibbert dans son roman Séna fait dire à un de ses personnages : « je t’ai trouvé beau et courageux de ne pas rougir de ton pays qui est plutôt un pays ridicule[x]. »  La critique de nos bévues et de notre étrangeté conduit un autre personnage à dire : «  tout ce qu’on pouvait humainement faire pour empêcher le développement normal de ce pays, on l’a fait[xi]».

Dans un autre roman Les Thazar, Fernand Hibbert parle de l’existence d’une situation de « perturbation du sens du jugement »[xii]. Nous ne parlons pas de la moitié de notre pays complètement analphabète, mais de cette autre partie que Justin Lhérisson présente dans La famille Pitite-Caille avec des tares qui se reproduisent systématiquement à chaque nouvelle génération. La culture archaïque haïtienne n’a pas échappé à la critique des Haïtiens éclairés qui ont refusé de se mettre au service du pouvoir maléfique qui terrasse ce pays depuis deux siècles. La classe politique de pouvoir d’État dirigeant ce pays ne cesse de recourir à des charlatans pour connaître l’avenir et savoir comment se positionner sur l’échiquier.

Ces charlatans ont fait des Haïtiens un peuple de « débris humains », de délabrés, de zombies « jetés là comme les épaves sordides d’un naufrage » pour employer cette expression d’Antoine Innocent dans Mimola[xiii]. Sur ce monde d’idioties entretenues, des génies fleurissent de temps en temps. Hier, en plein Procès de la Consolidation,  c’étaient Fernand Hibbert, Justin Lhérisson, Antoine Innocent. Aujourd’hui, dans l’œil du cyclone des manifestations, ce sont Dany Laferrière, Yanick Lahens, Michaëlle Jean. Mais les miracles de nos thaumaturges ne peuvent pas endiguer, ni même dissimuler, le flot de la bêtise dominante des faux monnayeurs. (à suivre)




[i]Gouvernement du Québec, La grève, le lock-out, le piquetage et le maintien des services essentiels, 2014.
[ii] «I think the administration has missed a lot of opportunities, in fact has exacerbated the situation over the last few years with its cutoff of humanitarian assistance and its attitude towards the Aristide administration.» [….] « So they sort of created the environment within which the insurgency could grow, take root. And now they're trying to manage it, I think.», David M. Halbfinder,  « The 2004 Campaign: the Massachusetts senator; Kerry Maintains the Administration Is Partly to Blame for the Unrest in Haiti”, New York Times, February 25, 2004
[iii] Robert Nowak, « Aristide’s allies », CNN.com, March 11, 2004.
[iv] Robert Malval, L’année de toutes les duperies, Editions Regain, Imprimerie Le Natal, 1996, p. 63.
[v] John Kerry, Drug, Law Enforcement and Foreign Policy, US Congress, Washington, D.C., 1989,  p. 70.  Lire aussi Stephen Engelberg, Howard W. French and Tim Weiner, « C.I.A. Formed Haitian Unit Later Tied to Narcotics Trade », New York Times, November 14, 1993.
[vi] Daurius Figueira, Cocaine Trafficking in the Caribbean, op. cit., p. 143.
[vii] Tim Weiner, « Colombian Drug Trafficker Implicates Haitian Police Chief », New York Times, April 22, 1994
[viii] « The people of Haiti cannot restore democracy — cannot overthrow a drug-running, gun-wielding military regime — by themselves. They need our help. », John Kerry, « Make Haiti’s Thugs Tremble », New York Times, May 16, 1994.
[ix] Gary Webb, Dark Alliance: The CIA, the Contras, and the Crack Cocaine Explosion, Seven Stories Press, 1998.  Lire aussi Peter Dale Scott & Jonathan Marshall (1991), Cocaine Politics: Drugs, Armies, and the CIA in Central America, University of California Press. 
[x] Fernand Hibbert, Séna (1905), P-au-P, Éditions Fardin, 1974, p. 204.
[xi] Ibid, p. 194.
[xii] Fernand Hibbert, Les Thazar (1907), Editions Fardin, 1975, p. 25
[xiii] Antoine Innocent, Mimola (1906), P-au-P, Éditions Fardin, 1981, p. 99.


Monday, December 1, 2014

La seconde édition du Dîner en Blanc d’Haïti telle que vue par un observateur :La bourgeoisie haitienne s’amuse...

Par:Herve Gilbert herve.gilbert@gmail.com
Participantes au Dîner en Blanc  2014
La seconde édition du Dîner en blanc d'Haïti a eu lieu le samedi 15 Novembre 2014 au Ranch le Montcel, perché à plus de 1500 mètres d'altitude de Port-au-Prince. Niché en altitude dans les hauteurs de Kenscoff, ce coin paradisiaque d'une remarquable biodiversité ou (diversité biologique), offrait un cadre enchanteur à plus de 700 convives de tous âges qui y prenaient part.
Des hôtes habillés de blanc de la tête aux pieds, à qui l’on n’avait pas révélé au préalable l'emplacement de la fête tenu confidentiel jusqu'à la toute dernière minute,  avaient été embarqués dans l’après-midi  dans 28 autobus répartis dans différents points de la capitale.  Aux environs de 2 heures, ils ont grimpé les voies raboteuses menant à Kenscoff pour créer, en un laps de temps, une aire de repas sur herbe à ce rendez-vous de la gastronomie de renommée internationale.
Panorama de Kenscoff - Cliquez pour agrandir
Inspirés par l’élégance de la forêt au coeur du village alpin de Kenscoff, les participants d’Haiti et de l’étranger  ont dressé des dizaines de tables qu'ils se sont ensuite amusés à décorer à leur goût. Au cours de ce festin d’apparat, la plus importante raison était de faire ressortir apparemment la pureté du blanc dans toute sa splendeur. Ce pique-nique s’était, en bref, transformé selon une expression anglo-américaine en un véritable “Melting pot” où des participants du Canada, de la Guadeloupe, des États-Unis, de la Martinique et de la France  ont formé qu’un seul et même ensemble.
Le groupe  musical de la zone et le DJ Rocksteady ont mis des fourmis dans les jambes des fêtards  durant la soirée.  Les feux d'artifice et les lanternes illuminées créaient un spectacle féerique  dans le ciel de Port-au-Prince : une fascination qui a définitivement opéré en synergie – paradoxalement-- entre Haïti et le Dîner en blanc.
Les photos sont superbes !
Comparativement  à la première édition de l’année dernière   tenue  au Musée Ogier-Fombrun de Moulin-sur-Mer, sur la Côte des Arcadins et qui comptait 450 invités, cette seconde édition  était un  succès immaculé et un atout majeur pour le développement du tourisme en Haïti, selon certains amoureux de la culture et de style.  Parce que, disent-ils,  le Dîner en Blanc va changer la perception, le discours, les mots clés ou stéréotypes dont on fait usage quand on évoque le nom d’Haïti.
Les quatre organisatrices
Pour les organisatrices, ce fut un moment magique. « Carla, Chilandre, Ingrid et moi n'avions jamais mis les pieds en Haïti, même si nos parents en sont originaires, alors la destination s'est imposée d'elle-même… »
Cependant, cette activité mondaine n’a pas rencontré l’unanimité des opinions. Certains compatriotes  l’ont vue d’un autre oeil, comme Eddy Cavé,  qui s’explique  dans un commentaire publié en bas.
HG
Très cher Hervé,

Depuis le début de la semaine, je reçois chaque jour au moins deux courriels d'amis me transmettant les superbes photos du fameux Dîner en blanc de l'automne 2014 donné dans les hauteurs de Port-au-Prince. Avec une fois sur cinq, un bref commentaire : «La bourgeoisie haïtienne s'amuse. »


 En aucun cas, le démocrate que je suis, ou que je crois être, ne saurait contester à quiconque le droit de disposer à son gré de son temps, de sa fortune, de ses ressources matérielles, intellectuels ou autres. Dans le même temps, je suis également persuadé que des considérations élémentaires de morale, de décence et de solidarité avec les fils moins nantis d'une même nation interdisent d'afficher dans un pays aussi pauvre que le nôtre le type d'opulence qu'illustrent les photos de cette version haïtienne de la comédie désopilante de Francis Veber « Le dîner de cons ». Avec la différence que chaque photo donne envie de pleurer quand on pense aux tribulations que vivent au quotidien les millions de gens, sans-abri,  paysans sans terre et chômeurs, artisans, qui vivent en Haïti sous le seuil de la pauvreté.

La seule idée d'imaginer ce cortège d'autocars bondés de fêtards endimanchés traversant les bidonvilles de Port-au-Prince avec leurs corbeilles de mets raffinés et les poches pleines de fric me donne la chair de poule. J'allais dire la nausée, mais ce serait faux. J'éprouve plutôt un sentiment de pitié pour cette tranche de la population qui refuse de comprendre qu'en affichant leur opulence avec cette désinvolture devenue proverbiale, elle contribue à détruire ce qui reste, dans ce pays, de  sentiment d'appartenance à une même nation.

On a pourtant vu dans un passé pas très lointain des manifestations admirables de solidarité entre les divers groupes sociaux du pays. On se souviendra à cet égard du nouveau contrat social que proposait en 2003 le « Groupe des 184 » et les multiples manifestations de solidarité observées durant le séisme.

C'était il y a moins de cinq ans. La première fois, c'était pour faire front commun contre les dérives de la présidence d'Aristide. La deuxième, c'était en réaction aux ravages des forces déchaînés de la nature. Faut-il en conclure que seule l’imminence ou la réalité d'une catastrophe peut inciter certains à la réflexion et à une certaine modération? Qu'est-ce qui a pu donc se passer dans l'esprit de ces compatriotes pour qu'ils perdent à ce point toute notion de réserve et de décence ? Ce, au point d'offrir deux fois par année ce spectacle révoltant d'une minorité de nantis affichant ce train de vie opulent face à la misère extrême d'une population d'affamés...

Si Marie Chauvet vivait encore, elle aurait sans doute trouvé dans ces photos et les loisirs de la nouvelle bourgeoise en gestation le sujet d'une version 21e siècle d'un de ses premiers livres, La Danse sur le volcanparu l'année de la campagne électorale de 1957... Au moment où la société haïtienne entre à reculons dans une période pré-électorale cruciale, peut-être que les bénéficiaires n'auraient pu rien faire de « mieux » pour attiser les tensions sociales et s'amuser à jeter de l'huile sur le feu. Dîner de consDanse sur le volcan? La bourgeoise haïtienne s'amuse? N'exagérons rien, vient de me dire une petite voix intérieure. Et pourquoi pas tout simplement  Plaisirs d'automne? Innocent, réaliste, bon enfant, tout ce qu'il faut pour rassurer les uns et apaiser les autres...


Eddy Cavé,

Conseiller en édition, écrivain


Dîner en Blanc - Haiti 2014, Vidéo Officielle

Quelques photos de la seconde édition du Dîner en Blanc d’Haïti  2014
Une courtoisie de Darwin Doleyres Photoblog

 
 

 
 






Friday, November 14, 2014

Le film historique de l'exécution de Marcel Numa et de Louis (Milou) Drouin

Il y a juste 60 ans...
Par: Gérard Férère et Eddy Cavé
CE 12 novembre 2024 rappelle le soixantième anniversaire de l'exécution des héros Marcel Numa et Milou Drouin dont voici un récit tiré de Armée d’Haïti après Magloire et Hitlérisme duvaliérien.

Attention : Les images de la vidéo en bas peuvent choquer
Marcel Numa (gauche) et Louis Milou Drouin  (droite ) en attente 
 de  eur  exécution, le 12 novembre 19l64.                                               
 « Après leur capture, Marcel Numa et Louis (Milou) Drouin furent conduits à Port-au-Prince, torturés, questionnés, et fusillés le 12 novembre 1964, en pleine rue, devant le cimetière. Duvalier exigea la présence des employés de l’État et des secteurs privés ; que les élèves de toutes les écoles, jardin d’enfants, primaire, secondaire, universités, soient conduits par leurs professeurs au lieu de l’exécution. Des orchestres populaires furent forcés de s’y rendre pour jouer de la musique dansante, des boissons gratuites furent distribuées, et la canaille partisane célébra la victoire de l’Hitlérisme duvaliérien sur les droits de l’homme, le respect de la vie humaine et les Commandements de Dieu. On ne détacha les cadavres des poteaux que plusieurs jours  après quand ils  étaient déjà en putréfaction ».
J'ai connu Marcel Numa enfant. Ci-après le "In Memoriam" que je lui ai consacré  dans Armée d'Haïti après Magloire et Hitlérisme duvaliérien:

 En souvenir de Marcel Numa, jeune ami que j’ai connu gamin
sur les quais de Jérémie et pour qui, depuis lors, 
 j’avais développé une affection toute particulière.
Que ton sang versé fertilise le sol d’une meilleure Haïti! 

Soixante ans après la mort de Numa, les larmes me viennent encore aux yeux quand je pense à lui. Je passe la parole à mon ami Eddy Cavé, auteur de De Mémoire de Jérémien qui,  lui aussi était un des gamins sur le quai que je me faisais le plaisir d’accueillir à bord de mon bateau des Garde-Côtes:
 A l’époque du cyclone Hazel, en 1954, le port de Jérémie recevait régulièrement la visite d’une frégate des Garde-Côtes qui était commandée par deux jeunes officiers formés au Venezuela, Gérard Férère et Jean-Claude Laporte. Deux hommes d’une ouverture d’esprit extraordinaire qui nous traitaient en jeunes adultes, nous faisaient visiter leur bateau et nous parlaient de navigation sans jamais se lasser.
Marcel Numa 
 À l’époque, Marcel Numa qui avait seulement 10 ou 11 ans avait déjà succombé à l’appel du large et visitait souvent la frégate, bombardant les officiers de questions sur leur métier. Gérard avait un faible particulier pour lui et l’encouragea, sans doute sans le savoir, à opter pour ce métier.
En vacances à Miami avec Cécile Philantrope et Harry Loiseau au printemps 2004, nous passons un après midi mémorable chez les époux Nancy et  Gérard Férère. Nous parlons de tout et de rien... Gérard avait gardé de cet adolescent turbulent et au regard petillant d'intelligence qu'était Marcel Numa un souvenir mêlé d'émotion et d'admiration. (Cavé 2009:221)
  
2) Un mot d'Eddy Cavé

Chers amis, 

En écho au triste rappel ci-dessus, diffusé ce matin sur le Net par mon ami Gérard Ferère, je crois de mon devoir de souligner également le 50e anniversaire de l’exécution publique des Jérémiens  Marcel Numa et de Milou Drouin à l’entrée du cimetière de Port-au-Prince.  Cette date du 12 novembre 1964 est  entrée dans l'histoire de notre pays comme la fin tragique d'un rêve politique. Elle est aussi celle d’un viol collectif perpétré sur une jeunesse pleine de fraîcheur et d’illusions par un dictateur obsédé par l'efficacité des mesures de répression.  

 Louis Drouin avant son fusillade.
Certes Marcel et Milou étaient des prisonniers de guerre qui s'étaient lancés dans la lutte armée pour renverser un régime qui s'enfonçait  dans des pratiques sanguinaires et arbitraires dont on ne pouvait prévoir l'issue. Mais quel motif autre que le sadisme pouvait pousser le pouvoir à forcer des milliers d'adolescents à quitter leurs salles de classe pour se rendre au lieu de l'exécution? Pour les contraindre à assister au spectacle d'une exécution publique comme s'il s'agissait d'une kermesse, d'un Te Deum, d'un défilé carnavalesque? L'objectif de la dictature était manifestement de couronner par un spectacle macabre le projet machiavélique d'implantation de la présidence à vie déjà bien enclenché avec les massacres du vendredi 26 avril 1963. 

L'histoire retiendra, qu’abstraction faite de l'assassinat des membres de la famille Benoît et de l'incendie de leur domicile du Bois Verna, le gros des tueries se déroulait dans « la discrétion » des champs de tir et des cellules du Fort Dimanche ou dans l'obscurité des salles de tortures. Cette fois-ci, il fallait renforcer l'impact dissuasif et préventif des exécutions en donnant un grand coup en public. Ce sera le spectacle ahurissant de ces deux hommes dans la vingtaine solidement ficelés à un poteau et se pliant en deux sous la rafale d’un peloton d'exécution. Ce  fut le sort de Milou et de Marcel. Un divertissement forcé conçu jusque dans le détail par le dictateur lui-même. Un scénario diabolique digne des jeux du cirque de Néron. 

Trois ans plus tard, quand, en juin 1967, le président à vie voudra se payer un spectacle encore plus convaincant, il le fera au Fort dimanche en passant par les armes 19 des officiers les plus dévoués à sa personne. Satisfait des résultats de sa politique d'épuration, il jugera inutile, cette fois-ci, d’inviter les écoles au spectacle. Il se contentera d’informer l'opinion en procédant personnellement à la radio à un appel nominal des disparus. « Absent! », répondit-il de sa voix nasillarde après avoir cité le nom de chacun d’eux. Le comble du cynisme et de la mise en scène! Et quand vint le temps d'interpeller ceux qui s'étaient engouffrés dans les ambassades étrangères, il répondit avec jactance : « Ils ont pris la fuite après avoir bénéficié des faveurs de César.» Enfin, pour qui se prenait-il, ce modeste médecin de campagne devenu en moins de dix ans un redouté président à vie? Il réussit toutefois à instaurer un régime héréditaire dont, aujourd’hui encore, nous portons le poids dans toutes les sphères de la vie nationale.  

La mauvaise farce qui s'en est suivie aura quand même duré 19 ans. Dix-neuf années durant lesquelles le pays à genoux se vida des ressources intellectuelles et du savoir-faire technique dont il avait tant besoin pour se lancer dans la croisade du développement. Après le vigoureux coup de balai de 1986 au cours duquel les spectateurs de l'exécution de novembre 1964, devenus adultes, se lanceront à codeur joie dans l'application des méthodes enseignées par le dictateur défunt. Et la roue de l'histoire a continué de tourner... 

Dans un texte diffusé sur le Net en 2006, j'avais mentionné l'absence d'une vision mobilisatrice dans ce qu'on a appelé L'épopée des Treize . Je n'aurais jamais écrit ces pages avant 1986, car elles auraient fait le jeu de la dictature. Mais le moment me paraissait venu d'analyser sans complaisance les faiblesses du mouvement pour éviter qu'à l'avenir des expériences aussi coûteuses sur le plan humain et social ne soient de nouveau tentées sans la moindre chance de succès.  
Le groupe Jeune Haïti - Cliquez pour agrandir

À l’époque, j’avais aussi à l’esprit le souvenir de l’échec de la tentative de guérilla urbaine de Gérald Brisson dans laquelle Jérémie perdit un fort contingent de militants qui n’étaient pas nécessairement engagés dans la lutte armée. Si Adrien et Daniel Sansaricq sont tombés les armes à la main, Alphonse Bazile, Dominique Luc, Jean-Claude Alexandre, les Desrosiers et les modestes paysans de Gatineau étaient de paisibles citoyens fauchés pour simple délit d’opinion. 

En allumant ce matin un cierge à la mémoire de Marcel et de Milou, je n'ai renié ni l'esprit ni la lettre de mon texte de 2006. Je me suis incliné devant le courage dont ils ont fait preuve en se lançant dans ce combat inégal contre  une dictature féroce et stérile. Et j'ai salué avec humilité et admiration la dignité avec laquelle ils ont refusé la bénédiction du religieux pour entrer de pied ferme dans la légende. 

En visionnant ce matin cette séquence du film de l'exécution, diffusé sur le Net par les soins de l'organisation Haïti Lutte contre l'impunité, je n'ai pu m'empêcher de penser à la conversation échangée entre un moine espagnol et le chef taïno Hatuey condamné à mort à Cuba en 1512 pour avoir fomenté une insurrection contre les Espagnols. Au missionnaire qui lui offrait le dernier sacrement avant qu'il ne monte sur le bûcher, le guerrier taïno répondit plus ou moins ceci : « Si les Espagnols vont au ciel, moi, je préfère aller en enfer. »
  
Plutôt mourir debout que de vivre à genoux!     


Voici le film historique de l'exécution de Marcel Numa et de Louis (Milou) Drouin.
le 12 novembre 1964, contre le mur nord-ouest du cimetière de Port-au-Prince.