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Monday, January 11, 2021

PENSER AVEC LE CŒUR

(Un texte du Dr Pierre-Michel Smith soumis à HCC le 27 décembre 2020)






Miami, Montréal, le 20 décembre 2020

Avant-hier soir, j’ai reçu un courriel m’annonçant le décès de Joe Bontemps, impliqué, en sa jeunesse, dans toutes les activités culturelles, sportives, sociales du milieu de Jérémie. Le lendemain, un autre texte du même auteur avec la photo d’un homme ratatiné dans une ultime poignée de main avec son frère. Le ralentissement du corps inexorable! L’athlète des beaux jours réduit à un parchemin. Je continue la lecture dans le silence de la nuit pour découvrir d’autres visages et des noms qui me sont familiers, proches ou amis. Fini la jeunesse, les années nous traversent. 

Tout à coup, un passé riche en détails me revient naturel et instantané. Un flux ininterrompu de pensées m’envahit sans que j’aille les chercher. Je n’ai pu ne pas évoquer, loin dans le passé, les ineffables bonheurs de cette classe de 7e du Collège St-Louis de Jérémie où j’ai rencontré Jean-Claude Dussap (gason bwodè, chelbè) élégant et Jean-Robert Lestage (amerikin) deux gars chaleureux, décédés cette année. Ce dernier, indomptable et rebelle épatait par son culot, son énergie, ses complexités.

Une classe de 7e unique et inoubliable. On y échangeait des idées, des explications, des trucs, des astuces, des boboris tout chauds en récréation. Jacques Percy, à peine ordonné prêtre, gérait la vie quotidienne de ces quarante adolescents. De 6 pieds en montant, les lunettes fumées sur le bout du nez, le chapeau bien posé sur un crâne chauve, une rigoise pendue au cordon de sa longue soutane blanche, il fait de la classe sont petit fief. Il parle fort, rit bruyamment. Le corps et le visage osseux, son allure physique détonne et séduit. J’ai souvenance d’entendre Jean Robert, boute-en-train, espiègle, voyant père Percy monter la pente du collège, s’écrier : mésié, mésié, kouri vitt, vini, vini ouè pè Pèsy. Quel chambellan ! Il est éblouissant. 

Cette figure d’autorité contrastait néanmoins avec la bienveillance de son esprit. Un homme engagé, disponible, serviable qui cherche à satisfaire les besoins de réalisation et de satisfaction de chacun. Il prône une esthétique, le goût de l’effort et ce sens d’appartenance qui appelle et éveille les dons de chacun. Ce jeune prélat non conformiste, original, coloré, avait aussi la particularité d’un pédagogue hors-pair. Il avait ses tactiques, ses techniques pour enfoncer, à l’état brut, la grammaire Hartmann et Dutreuilh, le Petit Traité d’analyse grammaticale et logique dans les méninges de la classe. Il aimait l’écho des mots les uns dans les autres, le jeu des verbes, des adverbes, des compléments circonstanciels et leurs copulations.

Poursuivant la lecture dans mon portable, je revois l’ami Carlier Guillard, éteint le dimanche de Pâques de cette année. Il vit encore dans un présent de bouillard chez moi. 

L’esprit erre de pensée en pensée. Antoine Jean, cette légende d’homme, me fait rechérir les instants mémorables de Versailles où l’on vivait pleinement, instant par instant. Un homme qui s’affirme, se réinvente sans cesse. Son apport à la collectivité, les mutations décisives provoquées à Jérémie sont enracinées dans l’inconscient. Des instants éphémères certes, mais comme des éléments essentiels de l’existence. On rend grâces. 

L’an dernier, j’ai cru faire fausse route à la rencontre des trois frères Vincent assistant aux funérailles de Gros Jean Philizaire dans une église de Miami. Ils ont fait six heures de route pour cette présence. J’ai cherché dans ce geste d’une candeur sublime ce qui était le moins une présence et le plus le reflet de toute la puissance de vie à Jubilé, ce monde miniature de Jérémie où les gens sont poussés à se sentir membres d’une seule grande famille, où l’amitié est souvent plus forte que les liens familiaux. Eh bien, deux du trio, Fritzner et Eddy, ont disparu le mois dernier, coup sur coup, l’espace d’une semaine. Au-delà, je vois l’effort incessant, exaltant de (madan Gèss) leur mère élevant seule, avec grand soin et grande conscience, toute une lignée d’enfants dans le contexte de Jubilé, chaque jour consacré à la préparation des jours suivants. 

Tant d’amis disparus la même année nous portent à jeter un regard lucide sur la condition humaine, la valeur des liens créés, des liaisons reconstruites. L’année s’achève, nous formulons des vœux pour que les jours qui viennent soient moins sinistres. Notre pays est soumis aux épreuves les plus dures. Des compatriotes nous en reviennent chaque jour désolés : des privations, des souffrances, des violences, des convulsions. Une attitude fataliste et négative face aux évènements. Assez pour donner un brusque haut-le-cœur! 

C’est oublier pourtant ces douze millions d’Haïtiens vivants, assemblés, dispersés. Ce n’est pas un monde de fantoches et de canailles. Ce sont les arrière-petits-fils, les graines de ceux qui ont réalisé de tous leurs muscles, de toute leur intelligence, de toute leur intuition la prouesse épique d’arrêter l’expansion de Napoléon, vaincre son armée et réussir l’incomparable exploit de conduire une bande d’esclaves aux pieds nus à l’Indépendance. Ces descendants portent donc en eux un fruit de vie lourd de substance. Par eux, Haïti peut se ressaisir, rebondir et reformuler un espoir. 

C’est en ces mots que je souhaite aux compatriotes, à Haïti tout entière, force et paix, soutien et consolation, une année de partage, de joie intérieure. Voyez-vous, tant qu’on espère, on s’étonne, on s’émeut, on est immortel jusqu’au dernier souffle.

Avec mes meilleurs vœux et au revoir!

Dr Pierrre Michel Smith

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