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Tuesday, February 18, 2014

Lettre ouverte à Dany Laferrière par Mérès Weche

Nouvel « Immortel » de l’Académie Française

Mon cher Dany,
Mérès Weche
J’ai tenu à laisser passer les vagues d’éloges et de dénigrements, afin de placer calmement mon mot sur ton élection à l’Académie Française. Le débat sur la question soulève de plus en plus des discussions rageuses au Québec, comme en Haïti; une propension á la critique destructive qui arrange certains, mais qui dérange d’autres. L’esprit analytique  exige qu’on suive ce débat avec circonspection, pour bien comprendre ses tenants et aboutissants, et ainsi se faire une idée de ce qu’il charrie comme  schèmes de comportement des uns vis-à-vis des autres.

Je me préoccupe très peu des sentiments exprimés là-dessus au Québec, qu’ils soient d’admiration ou de répulsion; l’essentiel, c’est que les Québécois, toutes tendances confondues, auraient préféré voir « un des leurs » se couvrir de tant de gloire. C’est plus que compréhensible, car le « sentiment d’appartenance » est la chose la mieux partagée dans la Belle Province.

Dany Laferrière reçu par le président  François Hollande
, le 14 février 2014 en présence de la secrétaire perpétuel
 de l’Académie française, Hélène Carrère d’Encausse.
Par contre, qu’en est-il dans ton pays d’origine? Haïti, je ne t’apprends rien, est une espèce de panier à crabes  où s’entredéchirent toutes sortes de phratries sociales, politiques, littéraires et artistiques. Elles ont leurs bonzes qui envahissent les espaces, tonitruent et pontifient à loisir, sans que personne n’ose les contredire. Ils en profitent pour s’ériger en seigneurs de la guerre, de manière souvent très ostentatoire.

Boniface Mongo Mboussa
Sur le plan strictement littéraire, une certaine « Tribu »  fait de toi un « assimilé », vidé de toute sensibilité créatrice haïtienne. C’est malheureusement dans ce prisme également que Boniface Mongo Mboussa, écrivain et critique littéraire congolais, voit tout écrivain antillais, qu’il a traité de « colonisés », dans un entretien avec Romuald Fonkoua, Docteur en littérature contemporaine de l’université de Lille, auteur d’une thèse monumentale sur les Antilles. 

Romuald Fonkoua
Nul d’entre nous n’échappe donc á ce clivage mortifère, qui ne tient nullement compte des analyses sociologiques réelles- par rapport aux différents espaces géographiques-, pour globaliser et statuer sur une « littérature antillaise d’assimilation ». De l’avis de Mongo Mboussa, aux Antilles françaises, l’assimilation n’est pas seulement un phénomène d’ordre politique; « elle relève, affirme t-il, du domaine culturel et s’établit au moyen de nombreuses institutions sociales ».  Il prend pour cible Aimé Césaire qu’il désigne comme « un cas exemplaire », en dépit de sa farouche antillanité dans Cahier d’un retour au pays natal, ainsi que d’autres textes dans lesquels il exprime toute son attache á la Martinique.
 
Etzer Vilaire
Chez nous, il y a plus d’un demi-siècle, Etzer Vilaire  fut considéré comme « un évadé de la littérature haïtienne», alors que Georges Sylvain  voyait dans son œuvre majeure Les Dix Hommes Noirs « le constat d’une génération ». Qu’en est-il donc de ton Énigme du retour, ce « chant général » de très forte inspiration sociale, que j’ai déjà caractérisé de poème-fleuve dans les colonnes du Nouvelliste? Je récidive, persiste et signe pour dire que ce beau morceau de littérature participe de la sensibilité créatrice haïtienne.

Pour revenir á Boniface Mongo-Mboussa dans son texte Les écrivains antillais et leurs Antilles, il dit que nous occupons « une position dedans/dehors » qui nous distingue des écrivains africains d’une part, et européens d’autre part.

Tenant compte du regard de l’Africain sur l’Antillais, la Tribu aurait très peu de chose à te reprocher. Nous serions tous coupables. C’est á peu près dans cette perspective que Manno Ejèn place le présent débat autour de ton élection à l’Académie Française. Ce créoliste soutient un discours identitaire qui ne te voue point aux gémonies, car il salue ton élection comme un couronnement professionnel et un succès personnel. N’empêche qu’il n’y voit pas une planche de salut pour l’Académie créole dont dépend l’épanouissement d’une culture littéraire essentiellement haïtienne.

En ce qui me concerne personnellement, je ne m’érige pas en ton « défenseur »,  car un écart béant s’est bien creusé entre nous depuis que mes propos sur ton premier roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ont été entièrement déformés et á toi rapportés par des « pros » devenus aujourd’hui des « antis », et paradoxalement par des « antis » convertis en « pros » pour les besoins de leur cause; question de profiter de ton succès pour se créer des ouvertures. J’en connais également qui n’ont rien á voir avec la littérature et qui se comportent avec toi  en chiens de garde, par opportunisme pur et dur.

Toutefois, j’ai pu constater que la plupart de ceux qui condamnent ton élection à l’Académie Française le font par désespérance de la reconnaissance officielle, car toutes leurs pulsions se fondent sur « le dit français », et rien ne leur est plus propice que la quête des prix littéraires en Métropole. Plus près de nous, le Prix Carbet de la Caraïbe n’échappe pas au constat de Sylvie Ducas, Maitre de conférence en littérature française, qui voit dans les Prix littéraires « une définition normée de la lecture et du goût » et dénonce par-là même ses paradoxes á cause de « la confrérie réunie pour en décider ». Je me garde de rendre publics les noms composant le jury du Prix Carbet, pour ne pas me faire suspecter de dénonciation.
 
 Général Alexandre Dumas
Je suis bien placé pour dire que tu as mené le bon combat pour en arriver là, et j’espère de tous mes vœux que tu poursuivras l’œuvre entreprise par Anatole France, qui fit valoir son point de vue que le général Alexandre Dumas entrât au Panthéon où sont abrités les tombeaux des grands hommes de la France. « Le plus grand des Dumas, écrivit-il, c’est le fils de la négresse. Il a risqué soixante fois sa vie pour la France et est mort pauvre… »

Depuis 2006, l’Association des amis du général Dumas  et l’écrivain Claude Ribbe font campagne pour que la Légion d’honneur lui soit remise à titre posthume, par le président de la République française. Cette demande a été refusée par Jacques Chirac, puis par Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui, tu es revêtu de tout le prestige nécessaire pour la réintroduire auprès de François Hollande, afin que justice soit rendue à ce valeureux général français, d’origine haïtienne, dont le  nom n’a pas été cité dans le Mémorial de Sainte-Hélène et qui restera ignoré de la grande majorité des historiens français.

Tout en saluant en toi une « fierté haïtienne », je te prie, mon cher Dany, de croire en mes meilleurs sentiments à ton endroit.

Mérès Weche wechemeres@yahoo.com

Montréal, le 15 février 2014

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