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Wednesday, September 26, 2018

PETROCARIBE, UN TROU SANS FONDS ET SANS FOND


Par Eddy Cavé
Ottawa, ce 24 septembre 2018

    Eddy Cavé      Fréderic Boisrond
Je viens de lire avec joie le très bel article intitulé « PetroCaribe, un trou sans fonds » de Frédéric Boisrond, l’auteur bien connu au Québec d’Au nom du peuple et du fric et du sain d’esprit. Je remercie vivement les nombreux amis qui me l’ont envoyé de partout ces deux derniers jours.

Excellente analyse, comme celles auxquelles nous a habitués ce jeune auteur que j’ai eu le grand bonheur de présenter le mois dernier au public d’Ottawa. C’était à l’occasion d’une journée du livre organisée par Mosaïque Interculturelle, et il nous avait parlé avec brio des relations haïtiano-américaines.

Bel esprit d’un raffinement peu commun, écrivain passé-maître dans l’art des jeux de mots, Frédéric a donné à PetroCaribe la définition la plus pittoresque que j’aie retenue : UN TROU SANS FONDS. Avec ou sans la lettre S, PetroCaribe est en effet  un trou où nos dirigeants ont englouti près de 4  milliards de dollars en une dizaine d’années.

Pour poursuivre la réflexion commencée par Frédéric, j’aimerais ajouter quelques commentaires à l'article. Ils portent sur ce qui m’est apparu dans un premier temps comme une sorte de laxisme ou une apparente crédulité des Vénézuéliens à l'endroit des Tèt Kale: En poussant un peu plus la réflexion, j’ai eu tendance à y voir un choix peut-être délibéré. Mes réflexions porteront pour cette raison sur deux périodes : la période Chavez et l’après-Chavez. 
La période Chavez
Michel Martelly et Laurent Lamothe au Venezuela
Quand Michel  Martelly et Laurent Lamothe ont commencé à gaspiller les fonds de PetroCaribe, au vu et au su de tous, y compris de la mission diplomatique vénézuélienne en Haïti, les dirigeants vénézuéliens n'ont rien fait pour les inviter à respecter leurs engagements. Ils se sont contentés de se balader avec eux en guayabera comme des enfants naïfs bernés par de vieux malins. Ils devaient pourtant savoir que non seulement le pouvoir avait été remis à ces populistes de droite par la Secrétaire d’État Hilary Clinton en personne, mais aussi que ces dirigeants s'appelaient eux-mêmes, sans la moindre gêne, des bandits légaux.

Il n'est pas interdit de penser que le désir d'aider Haïti était tel chez l’équipe de Chavez qu’elle préféra fermer les yeux et continuer à déverser son pétrole dans les ports de ce pays frère. Il n’est pas impossible non plus qu’elle ait délibérément choisi, pour des raisons stratégiques, de s’infiltrer dans la relation privilégiée existant entre les États-Unis et leurs créatures haïtiennes. Le genre de triangle où l’amour, la haine et l’intérêt font nécessairement bon ménage.


Une autre excuse qu’on pourrait trouver au Venezuela, c’est que, tard venu dans la coopération internationale, il n’avait pas encore appris les règles du jeu. Le Canada est passé par là dans les années 1970 quand l’équipe de Paul Gérin-Lajoie, le premier président de l’ACDI, a commencé à sillonner la francophonie (Afrique de l’Ouest, Haïti, etc.) et à financer des projets d’envergure sans mettre en place les mécanismes de contrôle appropriés.

À l’époque, j’étais étudiant en coopération internationale à l’Université d’Ottawa et les faux-pas de la jeune diplomatie canadienne dans l’aide publique au développement faisaient régulièrement l’objet de nos discussions en atelier. Le Canada était alors le dindon de bien des farces, finançant des projets bidon par-ci et par-là. Refusant également d’appuyer des projets extrêmement prometteurs pour la simple raison que les montants étaient trop petits pour pouvoir figurer dans les statistiques de l’aide publique au développement exprimées en millions de dollars. Gaspillage inimaginable pour une pensée saine, hier comme aujourd’hui!

À cet égard, il convient de rappeler l’échec monumental du Projet de développement rural intégré de la plaine de Petit-Goâve (DRIPP) en Haïti. Ce projet phare de l’ACDI a dû être abandonné en cours d’exécution dans les années 1970 parce que le gouvernement haïtien n’honorait pas ses engagements et que les Canadiens, nouveaux venus dans ce jeu macabre, se faisaient continuellement avoir sur le terrain. Une quarantaine d’années plus tard, le Venezuela s’est lassé prendre au même piège, sans toutefois pouvoir prétexter l’ignorance ou l’absence de précédents.


Les États-Unis sont également passés par là dans les années 1950. Les mésaventures qu’ils ont connues à ce chapitre dans le Sud-Est asiatique  ont été racontées dans un roman politique qui fit sensation durant la décennie suivante : The Ugly American, publié en  français sous le titre Le vilain américain. . On en a d’ailleurs tiré un film très instructif. Cette autocritique de la diplomatie américaine des années 1950 a inspiré un tas de correctifs et d’initiatives au gouvernement Kennedy par exemple, notamment la création du Peace Corp et de l’Alliance pour le progrès.

À la décharge du Venezuela, on pourrait alléguer que, dans le cadre d’une opération de solidarité Sud-Sud, il était permis de préjuger de la bonne foi et de l’intégrité du partenaire. Mais cela me paraît trop facile dans ce cas d’espèce. Comment un pays aussi proche que le Venezuela a-t-il  pu accepter, au mépris des principes les plus élémentaires de gouvernance, d’intendance et d’imputabilité, de continuer à injecter des centaines de millions de dollars dans un trou sans fond  comme l’Haïti des années 2010? « Un trou sans fonds » aussi, pour reprendre le mot d’esprit de Frédéric Boirond? En toute franchise, cela échappe à mon entendement. Sauf si l’on évoque l’hypothèse d’un choix stratégique délibéré. Dans ce cas, toutes les données du problème changent.

Ce qui est très amusant ici pour certains, c’est que nos filous du duo Lamothe-Martelly sont parvenus à jouer sur deux tableaux pendant cinq ans, bernant les Américains avec de belles protestations d’amour et ensorcelant les Vénézuéliens avec de vulgaires tours de passe-passe. Apparemment, ils n’y ont vu que feu. La tenue vestimentaire et les larmes de crocodiles des dignitaires haïtiens aux funérailles de Chavez ont fait le tour de la planète, pendant que, dans leur for intérieur, ils se mouraient surement de rire.

Dans cet ordre d’idées, je ne puis m’empêcher de penser aux calculs très astucieux de François Duvalier qui a toujours toléré l’existence de mouvements communistes clandestins au pays et qui a même eu en son sein des têtes d’affiche réputées communistes comme Dadou Berrouët, les frères Blanchet,  Roger Mercier, etc. Le calcul était d’avoir un mouvement communiste assez fort pour faire peur aux Américains, mais trop faible pour menacer la survie de son régime.

À preuve, le fameux « cri de Jacmel » en 1959, par lequel le dictateur naissant menaçait de passer à l’Est si le grand voisin laissait crever son peuple; son revirement dans les négociations de Punta del Este qui ont abouti à l’expulsion de Cuba de l’OEA en 1962; les massacres de Cazale et l’écrasement du Parti unifié des communistes haïtiens (PUCH) en 1969. Cette évocation de la méthode François Duvalier amène à une question fort intéressante : les mamours que les Tèt Kale, héritiers du duvaliérisme, font au régime Chavez ne sont-elles pas une variante des manigances de la politique continentale du vieux manipulateur? Si tel était le cas, il faudrait bien dire : Pitit Tig se tig.

L’ironie de ce spectacle n’a pas échappé aux journalistes haïtiens, comme le montre le compte rendu illustré des funérailles de Chavez publié sur le site de Radio Télévision Caraïbes sous le titre «  Martelly et Lamothe en chemise rouge « chaviste » à Caracas :
 Aux funérailles d’Hugo Chavez. À droite le ministre haïtien des Affaires étrangères
« Le duo Martelly/Lamothe, dont l’ancrage idéologique se situe nettement à droite, est à la tête de la délégation officielle devant représenter Haïti à la cérémonie funèbre aux côtés de représentants du monde entier. Le ministre des affaires étrangères, Pierre-Richard Casimir, le Sénateur Maxime Roumer et le Député Abel Descollines ont également fait le voyage. »

2) L’après-Chavez
Les observateurs de la scène politique étaient en droit de penser que, Chavez parti, les nouvelles autorités vénézuéliennes allaient s’assurer du respect des modalités du contrat de prêt.  C’est exactement le contraire qui s’est produit. Non seulement elles n’ont posé aucun acte en ce sens, mais l’ambassadeur Canino Gonzales accrédité en Haïti a affirmé d’un ton péremptoire que les fonds étaient bien gérés. Il a ainsi indiqué implicitement la nécessité d’élargir l’enquête pour y inclure les officiels vénézuéliens qui ont participé à la mise en place du mécanisme en Haïti, ainsi que les firmes vénézuéliennes qui ont exécuté un certain nombre de contrats gré à gré au pays durant les dix dernières années.

Dans un article publié dès le 13 décembre 2013 sur le site LE MONDE DU SUD // ELSIE NEWS, nous lisons ce qui suit :

« Pedro Antonio Canino Gonzalez, ambassadeur du Venezuela en Haïti, trouve que les fonds PetroCaribe sont bien gérés par les Tèt kale.».
Dans la recherche d’une tentative d’explication de cet empressement à dédouaner les responsables haïtiens, certains journalistes de la presse parlée sont allés jusqu’à se demander s’il n’y avait pas, du côté vénézuélien, une certaine complicité avec les dirigeants haïtiens.

Une fois de plus, le peuple haïtien s’est retrouvé seul.  Enfermé dans le triangle formé pas  les trois bailleurs de fonds que sont le  Venezuela,  l’USAID et le duo FMI-BID,  Haïti a continué de nager dans la corruption et de s’enfoncer à vue d’œil  dans l’extrême pauvreté. Pour les États-Unis, qui ont remis le pouvoir à Martelly, Haïti est un territoire sur lequel ils n’ont que des droits, tandis que les deux grandes institutions financières du continent y voient un simple terrain de chasse, un laboratoire d’expérimentation de leurs politiques de crédit.
Quant au Venezuela, qui pourrait être, comme Cuba, un allié dévoué et désintéressé, il semble complètement insensible au fait que ce sont les  générations haïtiennes de demain qui auront la lourde tâche de rembourser les fonds engloutis dans ce trou sans fond  par suite de sa tolérance à l’endroit d’un gouvernement gangrené par la corruption. Dans le brouhaha des voix qui s’élèvent pour dénoncer le scandale PetroCaribe, on entend de plus en plus de gens affirmer qu’Haïti ne saurait être tenu de rembourser l’intégralité de la dette si une enquête menée selon les règles de l’art apportait la preuve de complicités du côté du créancier.
À cela s’ajoute une tentative d’explication politique qui ne manque pas de pertinence. Pour certains, notamment l’auteur de l’article d’Elsie News, le Venezuela  voit en Haïti une colonie des États-Unis qu’il peut aider à se rebeller et sur lequel il veut laisser sa marque. Rien de plus. Que ce pays utilise les pétrodollars à des fins de développement ou à des fins d’enrichissement illicite, cela n’aurait pour lui aucune importance. Après tout, au risque d’encourir la colère du grand patron, Haïti n’a-t-elle pas exprimé publiquement sa solidarité avec le Venezuela lors des deux  tentatives d’expulsion de ce pays de l’organisation hémisphérique.
Par ailleurs, dans sa politique extérieure d’improvisations constantes et d’aberrations, Haïti a continué à repousser les avances de la Grande Chine et à entretenir avec Taiwan un flirt incompréhensible  en dehors des schémas de la corruption.
Dans le même temps, la République Dominicaine avale du terrain. Elle investit les fonds de PetroCaribe dans des activités lucratives de développement, rembourse ses dettes et signe avec la Grande Chine. Et ce qui est chez nous « un trou sans fonds et sans fond » est pour elle une manne qu’elle a su fructifier et qui produit déjà des dividendes.
Je termine en empruntant une réflexion à l’article précédemment cité tiré d’ELSIE NEWS : 

« Dans cette lune de miel Venezuela/ USA/Haïti, l'unique perdant reste et demeure le peuple haïtien, lequel n'a aucun contrôle […] dans le choix et la gestion des programmes d'USAID ni dans l'investissement  ou la comptabilité de l'argent de PetroCaribe. » 

***
Impossible de conclure sans penser au procès de la Consolidation que le vieux général Nord Alexis a réalisé contre vents et marées en 1903 et qui tient lieu maintenant d’unique précédent et de source d’inspiration. En ce moment où le pays est une fois de plus menacé d’explosion et de disparition, c’est dans une courageuse remise des pendules à l’heure que nous devons rechercher notre rédemption et notre rémission. Et cela, seul un procès équitable, impartial et techniquement bien mené permettra d’y parvenir. Sinon, nous n’avons aucune chance de sortir de ce trou sans fond et sans fonds.





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