Article tiré du livre « De Mémoire de Jérémien » (tome
2) d'Eddy Cavé.
La famille
Gilbert se sent vraiment honorée de cette rétrospective d'Eddy Cavé sur un
éminent membre de son clan, en l'occurrence le professeur Marcel Gilbert, un
oncle, qui a beaucoup souffert de l'exil et de la prison sous le régime
tortionnaire de Papa Doc. Nous prenons un réel plaisir à republier dans les
colonnes de Haïti
Connexion Culture les agréables souvenirs que
son ancien élève Eddy Cavé a gardés de cet intellectuel de belle eau qui
a apporté une contribution remarquable à la formation d'un grand nombre
d'Haïtiens et de Congolais.
Herve
Gilbert
|
Éminent philosophe et mathématicien, Marcel Gilbert fut le professeur de nombreuses générations d'étudiants en Haïti et au Congo Brazzaville où il avait
pris refuge pendant le régime Duvalier. Il a connu la prison à plusieurs reprises. En 1986, dans ses « lettres à la nation », il appela de ses voeux à l'établissement
« d'une unité historique de peuple ». Il mourut le 4 mai 2001 à l'age de 75 ans.
|
Par Eddy Cavé
De tous les professeurs que j’ai eus au secondaire, Marcel Gilbert est
sans conteste celui que j’ai le plus admiré, qui m’a marqué le plus et à qui je
dois le plus. De tous les idéologues de gauche que j’ai fréquentés et pratiqués
de façon assidue, il est sans nul doute le plus conséquent et le plus
attachant. Parmi les aînés qui ont guidé mes pas durant l’adolescence et la
jeune vingtaine et qui sont devenus des amis à l’âge adulte, Marcel occupe une
place de choix, ainsi que sa femme Simone dont je ne cesserai jamais de louer
les grandes qualités de cœur et d’esprit. Je garde aussi un excellent souvenir
de son ami le professeur, idéologue et
militant de gauche Max Chancy, que je tiens à associer à cet hommage.
Mon professeur et
directeur de lycée
|
Marcel Gilbert en 1966 |
J’ai véritablement connu Marcel en 1957, année où il a accédé à la
direction du lycée Pétion où je rentrais pour mes humanités. Renvoyé du Collège
Saint-Louis de Jérémie avec une dizaine d’autres camarades qui refusaient de se
soumettre aux diktats d’une petite clique de prêtres bretons rétrogrades, arrogants
et arbitraires, j’ai trouvé dans ce lycée tout ce qui manquait à mon
épanouissement : un enseignement laïque de première qualité; une grande ouverture
d’esprit par rapport aux idées libérales du siècle des Lumières; des relations
de respect mutuel et d’affection presque paternelle entre professeurs et élèves. Bref, l’environnement idéal pour cet adolescent qui glissait inconsciemment
vers l’athéisme, refusait la mémorisation à outrance, le scoutisme et toutes
les formes d’embrigadement collectif de la jeunesse.
|
Le lycée Alexandre Pétion vers les années 1960 |
Dès l’ouverture des classes au lycée Pétion, je rentrais dans le moule de cet
établissement séculaire comme s’il avait été façonné pour moi. Cela n’était
sans doute pas l’œuvre de Marcel, mais sa présence y était pour beaucoup.
Nommé directeur du Lycée en remplacement d’Edner Saint-Victor après le
renversement de Paul Magloire en décembre 1956, Marcel héritait de
l’établissement d’enseignement public le plus prestigieux du pays. Il y avait
d’ailleurs gagné ses épaulettes en enseignant les mathématiques d’abord, puis
la philosophie pendant de nombreuses années et en jouant un rôle de premier
plan au Conseil des professeurs. En outre, il était assisté dans sa mission du
corps professoral le plus impressionnant qu’on pouvait trouver à l’époque.
|
Le lycée Alexandre Pétion (rénové en 2015) |
Je rappellerai, à titre d’exemples, les noms des excellents professeurs
que j’ai eus respectivement en seconde et en rhéto sous sa direction :
Ulysse Pierre-Louis, puis Henry Armand
pour le français; Raoul Frédéric , puis Clervaud (grec); Guy Lominy (latin);
Claude Moise, puis Rémy Zamor (histoire); André Robert (physique); Marcel
Francoeur (chimie); Solage Dominique (anglais). Tous des normaliens diplômés,
des gens qui aimaient leur profession et avaient foi en l’avenir du pays.
Sur le plan administratif, Marcel
était assisté par le censeur des
études Chrysostome Laventure, surnommé Mèt Tutu, qui était réputé pour sa sévérité, son sens de
la discipline, sa grande droiture et surtout sa passion pour la justice. Le
surveillant général était Ernest Châtelain, qui remplaçait au pied levé les
professeurs absents et séduisait les classes par sa verve et son éloquence. À
la révocation de Marcel par le régime Duvalier, à l’été 1960, Laventure fut promu directeur à la stupéfaction générale,
Châtelain, censeur, tandis que Pierre Duviela revenait comme surveillant général. Cette
équipe se débrouilla assez bien, mais la débandade commencée ailleurs ne tardera
pas à s’étendre au Vieux lycée.
|
Marcel Gilbert et Max Chancy à Montréal en 1966
|
Des trois années passées par Marcel à la direction du Lycée, il y a lieu
de retenir la syndicalisation des professeurs de l’enseignement secondaire avec
la création de l’Union Nationale des Maîtres de l’Enseignement Supérieur (UNMES);
la grève d’un jour qui força Duvalier à capituler en 1959 dans son projet de
réduction des appointements ; les extraordinaires taux de réussite des élèves
du Lycée Pétion aux examens officiels du baccalauréat. En 1959, 43 des 50 élèves
présentés par le Lycée pour la Philo C réussirent dès la session ordinaire de juillet. Par la suite, on retrouvait leurs noms au haut des listes
d’admission des facultés les plus exigeantes, dont Médecine et Polytechnique.
La débâcle commença l’année d’après avec la dissolution du syndicat et les
persécutions des professeurs révoqués, dont Marcel lui-même. Plusieurs y
laisseront leur peau, par exemple Mario Rameau, Guy Lominy, Jean-Jacques
Dessalines Ambroise et son épouse.
La promotion inscrite en philo en octobre 1959, donc la mienne, n’a donc
pas eu Marcel comme professeur, mais Chavannes Douyon beaucoup plus à son aise dans l’enseignement
de la psychologie que de la logique. La déception était donc totale de ce côté.
Circonstance aggravante, le cours d’histoire était assuré par le Dr René
Piquion, dessalinien farouche, dont la mission principale semblait être de nous
inculquer l’idolâtrie du Fondateur. « Dessalines est un bloc », se
plaisait-il à répéter, s’abstenant de
couvrir le programme qui s’étendait pourtant jusqu’en 1915. La solution qui s’offrait donc à nous
était d’encourager Marcel et Mario
Rameau à dispenser des cours privés en soirée. C’est ce qui a été fait.
|
Marcel Gilbert à Brazzaville dans les années 1970. |
Éjectés tous les deux du
Lycée, qui était le point de contact privilégié avec la jeunesse, ces deux
professeurs devaient se trouver à la fois un moyen de subsistance et une autre tribune pour la diffusion des
théories révolutionnaires et l’émulation de la jeunesse. Je garde un souvenir ému des débuts de cette expérience
de Marcel dans le privé. D’abord, l’idée des « Cours privés de philosophie
Marcel Gilbert » lui déplaisait
profondément, et il pensait, en donnant dans une forme d’utopie, qu’il
suffirait de fixer le coût à la modique somme de deux dollars par mois et
que le tout se déroulerait normalement. Les cours se donnaient au collège Simon
Bolivar, à Lalue, et nous étions plus d’une soixantaine à y assister.
À l’évidence, il fallait un minimum de gestion et de comptabilité, ce
qui répugnait un peu au philosophe. J’acceptai de m’en occuper à la condition
qu’il se limite à enseigner et me donne
les pleins pouvoirs pour le reste. Je vois encore le regard attristé et sceptique
avec lequel il acquiesça à ma formule de collecte des mensualités : dans
un premier temps, il annonce ma nomination comme teneur des Cours Marcel
Gilbert et il demande aux élèves de
régler la note le premier jour du mois. Le deuxième jour, j’annonçais que seuls
les élèves qui ont payé seront habilités à suivre les cours. Puis, je demandai
de vider la salle et je procédai à l’appel nominal des élèves en règle avec la
Comptabilité.
Comme par enchantement, tous les retardataires avaient leurs billets de
10 gourdes en main au moment de passer la porte, sauf un seul, qui me lâcha une
insanité au moment d’ouvrir son portefeuille. Mais il régla quand même. À en
juger par la pochette de Lucky Strike
qui transparaissait de sa chemise de
nylon, le gars était tout simplement de mauvaise foi. Le message était
passé : le professeur avait une
famille à nourrir et avait droit à une rémunération, même symbolique. À noter
que l’enseignement de bonne qualité avait cessé d’être totalement gratuit en
Haïti. Marcel renouvela l’expérience durant les années suivantes, jusqu’à son départ pour
l’Afrique en 1965. De mon côté, j’avais quitté Port-au-Prince après l’échec de
la grève des étudiants de 1960-1961 pour m’établir d’abord à Jérémie, puis pour
partir étudier au Chili.
À l’édition 2011 de Livres en folie où je signe De mémoire de Jérémien à Port-au-Prince, je rencontre Mme
Alphonsine Bouya, une fonctionnaire congolaise du Programme alimentaire mondial
(PAM) passionnée de livres haïtiens et récemment mutée de Rome. Elle me parle
avec enthousiasme des amis et professeurs haïtiens qu’elle a eus à Brazzaville,
ce, jusqu’au moment où le nom de Marcel Gilbert tombe dans la conversation. Et
c’est au bord des larmes qu’elle voit la photo de Marcel dans le livre en
compagnie de Max Chancy, cet autre monument de l’enseignement de la philosophie
en Haïti.
Mme Bouya explique
avec une émotion poignante aux amis
éberlués réunis autour de la table ce que Marcel
Gilbert représentait pour elle et de nombreux Congolais de sa
génération. C’est ce mentor, nous explique-t-elle, qui a fait de l’élève
désespérée de ne pas avoir la bosse des mathématiques qui lui a donné confiance
en elle-même et contribué le plus à faire d’elle la spécialiste internationale
en secours d’urgence qu’elle est devenue. Un témoignage complètement inattendu
déclenché par les seules vertus d’une photo.E;;e m'en a donné d'autres par la suite dont celle-ci.
Je savais que, socialiste jusqu’au tréfonds de son âme, Marcel avait
suivi un extraordinaire parcours durant son exil sur la terre d’Afrique et
qu’il y avait réalisé une grande partie des rêves que lui interdisait la
dictature féroce instituée au pays. Notamment celui de pratiquer l’enseignement
à la manière d’un sacerdoce. De cette rencontre avec Alphonsine et de notre
affection commune pour Marcel est née une amitié qui dure encore et à qui je
dois la confirmation de tout ce que j’ai pu entendre de merveilleux sur la
contribution de l’ami Marcel à la formation et la conscientisation de jeunes
Congolais.
La lutte clandestine
J’étais suffisamment bien placé dans les organisations de jeunesse,
surtout celles de la gauche, pour savoir que Marcel était une des têtes
dirigeantes d’un des deux grands partis clandestins du pays : le Parti
d’entente populaire (PEP) et le Parti populaire de libération nationale (PPLN).
Par discipline et pour les mêmes raisons de sécurité qui avaient présidé au
choix de la formule de cellules ayant très peu de lien entre elles et sans
contact direct avec l’état-major, personne n’essayait de savoir plus que ce que
disaient les bulletins distribués sous le manteau.
De même, aucun des jeunes militants de la base des partis ne cherchait à
s’informer sur les chefs. Les renseignements d’ordre général sur l’orientation
idéologique et les choix stratégiques nous suffisaient, et c’était bien comme
cela. Je fus donc extrêmement surpris quand, à ma première rencontre avec
Jacques Alexis, ce dernier me demanda à brûle-pourpoint de monter une antenne
du Parti à Jérémie, avec son ami l’agronome Scirth (Toto) Dougé. Marcel Gilbert
n’aurait jamais pris un tel risque avec un jeune homme de moins de 20 ans.
J’ai eu récemment la surprise de ma vie quand, en visionnant le
documentaire d’Arnold Antonin sur Jacques Stephen Alexis, j’ai entendu Guy
Dallemand, un ancien militant du PEP, affirmer que le PPLN de Marcel Gilbert
recevait ses instructions directement de Moscou, tandis que le PEP fonctionnait
en toute indépendance. De vieux relents d’une rivalité de partis complètement
désuète! À ma connaissance, Marcel n’avait pas un parti et c’est un fait connu
que Roger Gaillard, Mario Rameau, Jean-Jacques Dessalines Ambroise, Toto
Guichard et lui ont appartenu au Comité central. Et que le Parti ira jusqu’à
créer sa propre maison d’édition, Les Éditions du Livre Progressiste, pour
mieux diffuser ses analyses.
Dans le tome IV de sa série sur la corruption en Haïti intitulé L’ensauvagement macoute (pages 392-393),Leslie Péan a souligné la lutte menée par le PPLN dans la dénonciation de la
corruption et de la dilapidation des deniers publics, l’exploitation de la
magie et de la sorcellerie, des pratiques arbitraires destinées à perpétuer
l’ignorance dans le pays. Il cite à cet égard la publication créole On Pas en Avant, datée du 8 avril 1962,
dans laquelle les gens qui ont bien connu Marcel n’ont aucune difficulté à
retrouver sa main et ses idées.
Après plusieurs arrestations, Marcel a eu la vie sauve en acceptant de
prendre le chemin de l’exil en 1964, après plusieurs séjours derrière les
barreaux. Dans un hommage rendu à Roger Gaillard en 2001, Suzie Castor
écrit : « Roger se tourne vers l’histoire comme bouclier et
instrument de mise en valeur de son travail intellectuel.» Quant aux autres
membres connus du Comité central, Mario Rameau, Toto Guichard, Jean-Jacques
Dessalines Ambroise et son épouse, ils disparaîtront en prison en 1965 à un
moment où les idées de lutte armée et de fusion du PEP et du PPLN en un parti
unique commençaient à faire leur chemin. Le PUCH, le Parti unifié des
communistes haïtiens,
était en gestation.
Nos rencontres à
l’étranger
|
Marcel chez lui à Brazzaville. |
Je revenais d’une semaine de vacances à Chicago en juillet 1976 quand je
reçois un appel téléphonique de Marcel m’annonçant sa visite à Ottawa. Cela
faisait plus de dix ans que nous nous étions perdus de vue, et cette rencontre
se déroula dans une véritable atmosphère d’euphorie. Johanne avait trois ans et
Marie-Cécile portait Martin. Quelle joie de revoir ce couple à qui je devais
tant! En même temps, quelle tristesse que de remémorer les espoirs déçus, les
illusions perdues et de voir défiler par la pensée les nombreux camarades
tombés au combat.
J’ai alors retrouvé les Marcel que j’avais connus, aimé et admiré :
le père de famille modèle, le mari attentionné, l’observateur attentif aux
moindres nuances des situations les plus complexes, le penseur appliquant avec
un naturel surprenant les ressources d’une logique implacable à la
compréhension des faits les plus déroutants de la vie nationale. C’était une
agréable soirée d’été, et nous étions restés assez tard dans la cour à parler
de nos expériences respectives de l’exil, volontaire dans mon cas.
Hormis la grande tristesse qui se lisait sur son visage, l’homme n’avait
pas changé. Généreux par tempérament, serein par habitude, d’humeur égale comme
aux temps des luttes héroïques de l’UNMES et du PPLN, Marcel ne cessa jamais de
m’étonner cette soirée-là. Je ne parvenais pas à comprendre, et je ne comprends
toujours pas d’ailleurs, comment cet homme qui avait tant souffert de la
dictature pouvait aborder l’actualité haïtienne et envisager l’après-Duvalier
avec tant de calme. Et que dire alors du cheminement de sa pensée et de ses
réflexions sur les malheurs de ce pays.
Le penseur de gauche qu’il a toujours été, le professeur de philosophie
qui a toujours cru en les vertus de la dialectique, le révolutionnaire vaincu
et démobilisé qui dut, pour survivre, prendre le chemin de l’Afrique ancestrale
a poursuivi sa quête de remèdes au mal haïtien. Et il en a trouvé d’excellents,
mais qui n’ont guère de chances de succès, si le malade ne coopère pas…
J’ai rencontré sur les terres d’exil des dizaines et des dizaines de
vieux amis qui avaient au moins deux grilles d’analyse : l’une pour les
questions théoriques et d’ordre général, l’autre pour les questions pratique et
d’autre personnel. L’un d’entre eux, par exemple, ancien militaire réformé et
emprisonné par Duvalier, était devenu à New York dans la cinquantaine un
protestant allant assidûment au temple, bible à la main, et prônant le pardon. J’admirai
sa sérénité jusqu’au moment où la conversation dériva sur l’après-Duvalier. Il
s’enflamma alors au point de prôner des exécutions massives au Champ-de-Mars.
Marcel, lui, n’avait qu’une seule grille d’analyse qu’il appliquait, en
parfaite adéquation, à la fois aux situations théoriques et aux problèmes concrets.
Durant mes rencontres avec lui, la discussion porta un jour de l’été
1980 sur la détérioration de l’éducation au pays. Je me serais cru à l’une de
ses classes de philosophie quand il m’expliqua que, le besoin créant l’organe,
le pays avait sécrété de nouvelles valeurs après la fuite des cerveaux des
années 1960 et qu’il avait recommencé à produire des universitaires aussi
compétents que ceux de sa génération :
«Les travaux de jeunes normaliens que je lis sont
aussi bons, me dit-il, que ceux que faisaient les gens de ma génération quand
ils avaient leur âge. Il faut les applaudir et construire l’avenir avec eux. » Je
n’ai jamais entendu un tel discours de la bouche de quelqu’un d’autre. Chapeau
bas, Monsieur le philosophe! Ma seule réserve, c’est que ce processus doit souvent
s’étendre sur plusieurs générations…
Par la suite, nous nous sommes revus à chacun de ses passages à
Montréal, et le bruit a couru à un moment donné que la gauche haïtienne de cette
ville envisageait de se regrouper autour de lui pour une éventuelle candidature
à la présidence. C’était sans compter sur la soif de pouvoir qui allait
brouiller toutes les cartes au renversement de la dictature le 7 février 1986.
Sans les vieux démons qui font de chaque militant de notre pays un candidat
potentiel à la présidence…
L’évolution de ses
idées
Je n’ai jamais discuté avec Marcel de sa participation aux élections
générales de 1957, mais toujours eu l’impression qu’il a appuyé ans un premier
temps la candidature de François Duvalier. Par la suite, il s’est lancé à fond
dans l’action syndicale, puis dans le débat idéologique opposant le PEP et le
PPLN, ce qui a relégué au second plan la discussion sur le rôle des partis
politique en Haïti, l’opposition entre, d’un côté, les Libéraux d’Edmond Paul et de Boyer
Bazelais et, de l’autre, les Nationaux
de Louis Joseph Janvier, Démesvar Delorme et Lysius Salomon. Avec l’intégrité
intellectuelle qu’on lui connaît, il a approfondi cette question dans ses
années d’exil pour élaborer une vision qu’il a exposée en 1984-1995 dans la brochure La
patrie haïtienne : de Boyer Bazelais à l’unité historique du peuple haïtien.
En essence, Marcel développe dans cette brochure une vision tellement idéaliste
de la vie et des alliances politiques qu’elle frise l’utopie. Pour barrer la
route à ce qu’il appelle « la classe de pouvoir d’État», composée des immigrants-brasseurs
d’affaires et bailleurs de fonds du Bord-de-mer alliés à des combinards bien souchés
aux États-Unis, en République Dominicaine et ailleurs, Marcel préconise une
alliance historique des secteurs les
plus progressistes de la Nation. Une alliance qui, en 1957 par exemple, aurait regroupé
le travaillisme de Louis Déjoie, le justicialisme de Daniel Fignolé et le
technocratisme de Clément Jumelle.
Marcel rappelle à bon escient le combat héroïque mené de 1870 à 1883 par
les libéraux d’Edmond Paul et de Boyer Bazelais pour assainir les finances
publiques, instituer un début d’industrialisation au pays pour combattre la
pauvreté, freiner l’exode rural et lancer le pays dans la voie du progrès. Dans
la guerre de slogans que l’on connaît « le
pouvoir au plus grand nombre contre le
pouvoir aux plus capables », le noirisme l’emporta pour porter au pouvoir
Lysius Salomon qui, tout compte fait, fera énormément de tort au pays.
Il est intéressant de souligner à cet égard l’extraordinaire cheminement
suivi par Marcel sur la terre d’exil, tandis que son vieil ami et camarade de
cellule Leslie Manigat restera jusqu’à la fin de ses jours un admirateur
inconditionnel du président Salomon.
À la lumière de l’aveuglement et l’individualisme sauvage avec lequel nos
personnalités politiques abordent encore à la fin de janvier 2016 l’avenir du
pays, il est permis de se demander si l’humanisme de Marcel et son souci
illimité du bien public ne lui ont pas fait perdre à un moment donné un certain sens des réalités haïtiennes.
En effet, Marcel a sans doute raison de souligner l’importance de trois facteurs qui ont contribué à bloquer en 1957 l’unité
historique envisagée pour le peuple haïtien : l’influence de l’aile mulâtrisante de la
clientèle de Déjoie qui a porté ce dernier à accumuler gaffes sur gaffes
jusqu’à tenter l’aventure coup d’État des 24-25 mai; les manœuvres des courants noiristes qui ont porté le leader populaire Daniel Fignolé à
rompre l’alliance avec l’industriel Louis Déjoie, puis à accepter le cadeau empoisonné
de la présidence provisoire; l’absence de vision qui a empêché les
intellectuels « progressistes » de saisir la possibilité -- offerte par le courant jumelliste -- de dépassement
historique de la question de couleur et d’instauration d’une ère de progrès
économique et social en Haïti. Mais ne faut-il pas chercher en nous-mêmes les
causes du refus systématique de participer à tout projet de sauvetage national conçu
par un parti autre que le nôtre?
Les joies et les
tristesses du retour
Comme la plupart des exilés politiques, Marcel est rentré au pays dès
qu’il put se dégager de ses obligations professionnelles au Congo. Il y retrouva ses vieux amis
d’enfance, notamment les frères Simphar
et Aramys Bontemps qui lui furent d’un grand secours dans les moments de
malheurs des années 1960-1965, Heneck Titus, dont il partagea la résidence de
Delmas pendant plusieurs mois, ainsi que ses neveux et nièces Delano, Myrta,
etc. Il retrouvait aussi les frères de combat et autres survivants de la
période héroïque de l’UNMES et du PPLN, dont la présence lui fit beaucoup de
bien après sa vingtaine d’années d’exil : Max Chancy, Michel Hector, Claude Moïse,
Gérard Pierre-Charles et Suzie Castor, ainsi que de nombreux anciens élèves,
notamment René Théodore auto-propulsé à la tête du PUCH.
|
Marcel Gilbert rencontre Mgr Willy Romélus à Jérémie (1987) |
Je l’ai visité à quelques reprises en août 1986 chez Heneck et je dois
dire que je l’ai trouvé un peu perdu, désorienté, attristé. Comme tous les
militants sortis sans transition de la clandestinité pour affronter à visière
levée les forces du statu quo, Marcel repartait en Haïti avec de sérieux
handicaps. Les jeunes des générations qui
venaient de faire violemment irruption sur la scène politique ne connaissaient
aucun d’eux et ils avaient grandi dans un contexte que ces revenus de l’exil ne
connaissaient pas. Jean Dominique l’avait dit dès sa descente d’avion. En
outre, cette tranche de la population avait déjà ses idoles, ses leaders et elle partait
sans la formation requise à la conquête du pouvoir. Comme la belle équipe de
Rivière Hérard et des signataires du Manifeste de Praslin à la chute de Boyer
en 1843.
Je n’avais aucun moyen de prévoir
comment la bamboche démocratique du général Namphy allait s’achever, surtout
après les échauffourées de l’opération Rache
Manyok de Mgr Romélus, mais j’étais très inquiet au moment de reprendre
l’avion pour le Canada. Outre les préoccupations que l’avenir du pays suscitait
en moi, il y avait Marcel que je voyais un peu comme Daniel dans la cage aux
lions..
Le voyage à Jérémie
|
La traversée de la rivière Glace avec Carole Demesmin |
Un des moments forts de son retour au pays a sans doute été le
pèlerinage effectué à Jérémie pour assister au Festival culturel grand’anselais
de janvier 1987. La photo prise avec Simphar Bontemps et la future Ati Carole
(Maroule) Démesmin vêtue d’une rouge éclatant est de toute beauté. Tout comme
la chaleureuse poignée de main avec l’évêque de Jérémie, la photo où la diva
Carole le tient par la main pour l’aider à traverser à pied la rivière Glace
comporte un symbolisme qui reste encore à déchiffrer.
Comme tous les expatriés jérémiens de passage dans leur ville natale,
Marcel tenait à faire une visite au cimetière. Il voulait aller se prosterner
non seulement sur la tombe de ses parents, mais aussi sur celle de la mère de
Simphar, Tante Lucélia, qui le comblait de gâteries quand, jeune lycéen, il
savant monté un trio avec Aramys Bontemps et Amiclé Beaugé*. La photo ci-dessous
dit bine l’émotion dans laquelle s’est déroulée cette visite.
Les souvenirs de
Leslie Péan et d’Aphonsine Bouya
Mon ami Leslie Péan, qui a
entretenu avec Marcel des relations privilégies durant une bonne dizaine
d’années, le visitant chaque fois que son poste d’expert de la Banque mondiale
l’amenait à Brazzaville, a partagé avec moi les agréables souvenirs qu’il a
gardés de l’homme et de sa famille. Je retiens trois choses de ces
conversations avec Leslie. La première, c’est la
vision qu’avait Marcel de la question de couleur qu’il fallait écarter, à son
avis, pour privilégier la propriété des moyens de production. La deuxième, son amour de la culture et de
l’art haïtiens en général; il ne cessa
jamais de s’intéresser à la
peinture et à la musique haïtiennes, parlait souvent de Tiga et disait toujours
à Leslie : « Comment, Carole Démesmin
n’a rien produit ces derniers temps? Tu dois m’apporter ses dernières
cassettes ou ses derniers disques à ton prochain voyage. J’aime tellement sa
voix!
»
|
Marcel et Simphar Bontemps au cimetière de Jérémie
(1987) |
Par ailleurs, Leslie a eu la gentillesse de me communiquer une lettre
datée de 1982 dans laquelle Marcel sollicitait ses commentaires et ses
suggestions au sujet de la brochure consacrée à Boyer Bazelais. Marcel y fait
état de son intérêt pour Haïti Observateur
dont il voulait renouveler l’abonnement.
Compte tenu de la différence d’âge, de génération et de maturité entre ces deux hommes et du fait que Marcel ne
pouvait partager l’orientation idéologique de cet hebdomadaire, le contenu de
cette lettre ne est pour le moins surprenant. Elle exprime sans détours la
grande humilité de l’homme face à un penseur beaucoup plus jeune et son
ouverture d’esprit face aux courants d’idées différents des siens. Il en est de
même de la chaleureuse poignée avec Mgr Romélus et de son affection pour Carole Démesmin qui militait déjà activement
dans le vodou.
|
Souvenir de son voyage à Jérémie en Janvier 1987. De g. à d. : Simphar, Arnelle, Joe Bontemps, Carole Démesmin et le peintre Tiga. |
De Bruxelles où elle rédie maintenant, Alphonsine a partagé avec moi ses
souvenirs de la période où elle a eu Marcel comme professeur à Brazzaville. Elle
m’a ainsi raconté une bonne dizaine d’anecdotes bien révélatrices des
convictions et de la personnalité de l’homme. J’en ai retenu trois dans
lesquelles je retrouve le grand sage et le militant désintéressé que j’ai
connus.
Le Bon Samaritain
« Les samedis après-midi et les lundis de la Pentecôte (fériés dans
tout le pays), il n’y avait pas classe, sauf pour les élèves de M. Gilbert qui avait
instauré des heures de rattrapage. Il nous expliquait cela par cette phrase:
"Je suis payé pour vous que vous réussissiez à l'école! Alors, faites en
sorte que je mérite mon salaire!" »
Le distrait
« Lors d'une leçon de
mathématique, un jour qu'il faisait une chaleur étouffante, Monsieur Gilbert
voulut essuyer la sueur qui perlait de son front; il se trompa et s'essuya le
visage avec le chiffon qu'il tenait à la main pour essuyer le tableau. Toute la
classe retint son souffle. Monsieur Gilbert, toujours imperturbable, se retourna
vers la classe et dit: "Ne vous
retenez pas, vous pouvez rire. Mais sachez que la passion du devoir bien
accompli peut distraire. " »
Sur l’importance des mathématiques
Quand certains de nos
camarades se plaignaient de la complexité des logarithmes, Papa Gilbert répondait
: "Les logarithmes vous divertissent ou vous ennuient, mais moi ça ne me
divertit pas! N'oubliez pas que c'est par les logarithmes que les Hollandais
sont venus en Afrique pour la première fois!"
En guise d’adieu à ce
grand ami
Outre ses Lettres à la Nation parues dans Le Nouvelliste dans les
années 1990 et la brochure sur Boyer Bazelais, Marcel a publié très peu et on a peu ou pas
écrit sur lui, de sorte que je crains
énormément qu’il ne sombre dans l’oubli dans quelques générations. Il a toutefois
laissé un recueil de poèmes qui a été couronné à Paris en 1983 du Premier prix
de poésie contemporaine : Réveil en
retrait de deuil. J’y ai trouvé un passage que je ne cesse de répéter
depuis le début de la crise électorale qui, en ce début de 2016, menace de
conduire le pays à l’éclatement :
« Si tous les
rafistolages n’ont pas tenu
C’est que le temps est venu
De reprendre tout l’ouvrage
Avec le fil et au crochet d’un
autre âge.»
Dans la sobriété propre à l’ami Marcel, ces
vers expriment toute la clairvoyance, la patience, la
sagesse et la perspicacité
de ce bel esprit qui n’a jamais baissé les bras devant l’immensité d’une
tâche.
Marcel, tu ne cesseras
jamais de m’inspirer!
Ottawa, ce samedi 30
janvier 2016
Par Eddy Cavé
ADDENDUM
Je m’apprêtais à
transmettre ce chapitre à l’éditeur quand j’ai reçu de Simphar le courriel
suivant :
« Ayant achevé la lecture de cette dernière version de ton texte,
je me suis remémoré une pensée que j'ai eue le 20 janvier dernier en pensant à
mes chers disparus, ma mère Lucélia, mon père Boss Ti Djo et ma femme Gisèle.
En me reposant sous un manguier à Gressier,
j'ai couché sur le papier cette réflexion qui a trait à l'Amour, à
l'Agape et qui s'applique aussi à Marcel. Je te l'envoie :
Toutan nou kapab renmen
E toutan nou kapab raple'n
Santiman Lanmou sila a, nou
Kab mouri, men nou pap janm
Disparèt
reyèlman. Lanmou nou
Te
kreye a ap kanpe dyanm.
Tout
souvni yo ap rete tennfas.
N'ap
kontinye viv nan kè tout moun
Nou te fe santi n, nan kè tout sila yo
Nou te
bay yon sipò lè nou te vivan.
LANMÒ TOUYE LAVI, MEN
LI PAKAPAB TOUYE RELASYON."
Simphar Bontemps, Gressier
le 13 février 2016 »