Pages

Pages

Friday, January 18, 2019

Diplomatie « de caniveau » ou de pragmatisme à la François Duvalier

Par Eddy Cavé eddycave@hotmail.com

La décision d’Haïti de tourner brusquement le dos au régime Chavez après l’avoir adulé pendant des années a été accueillie avec stupéfaction et provoqué un brûlant débat qui risque de durer longtemps. Étant un observateur éloigné de la scène politique haïtienne, je ne me crois nullement autorisé à juger du bien-fondé ou de l’absurdité de la décision de la présidence haïtienne de voter à l’OEA contre la présence des héritiers d’Hugo Chavez à la tête de l’État vénézuélien. Encore moins à condamner ou à absoudre des dirigeants dont je n’ai jamais pu percer  le fond de la pensée ni l’orientation idéologique. Si tant est qu’ils en aient une. 
Pamela White (au centre) au carnaval de Jacmel en 2014
En effet, je n’ai jamais pu concilier ni interpréter les deux images ci-dessus de l’ancien premier ministre  Laurent Lamothe que j’ai archivées pour consultation future : celle prise durant un carnaval de Jacmel où il se pavane aux bras de Pamela White, l’ambassadrice des États-Unis, avec une familiarité contraire à toutes les règles du protocole et de la bienséance; l’autre où, flanqué de son partenaire et complice Michel Martelly, il se prosterne « religieusement », en guayabera rouge bolivarien, devant la dépouille d’Hugo Chavez. Du grotesque comme on a rarement vu dans une cérémonie officielle du genre! Comment des gens dotés d’intelligence  ont-ils pu s’imaginer que ce jeu de dupes pourrait amuser indéfiniment la galerie?

Les autorités haïtiennes se prosternant religieusement devant
la dépouille d'Hugo Chavez en 2013. 
                                        
Eh bien, un matin de ce début de janvier 2019, le maître des lieux a sonné la fin de la récréation, et son ménage à trois avec ses protégés PHTK (Parti haïtien Tèt Kale) et les Vénézuéliens a volé en éclats. Ma grande surprise, c’est que ce dénouement inévitable ait tant tardé à survenir. Je suis surpris également que le journaliste Michel Soukar, à qui nous devons l’expression « diplomatie de caniveau », ne semble pas avoir prévu cet éclatement. Son indignation aurait sans doute été moins grande!

N’ayant donc ni titre ni qualité pour me prononcer sur la volte-face, jugée scandaleuse par plus d’un, des autorités haïtiennes en la matière, je me contenterai de commenter et de compléter quelques-unes des réflexions enregistrées  ces derniers jours sur le sujet.

D’abord, le tweet de Jean Théagène qui a été, à ma connaissance, le premier à lancer le débat en attaquant brutalement les auteurs de la décision d’appuyer l’initiative américaine. J’avoue en toute humilité avoir lu et relu cette note sans jamais pouvoir ni en saisir l’esprit ni comprendre la lettre. Elle est pourtant limpide pour de nombreux analystes, dont l’animateur de Matin Débats Louko Désir qui l’a salué avec enthousiasme et admiration. Je n’ai pas bien compris non plus le commentaire que Maurice Célestin, nom de plume Le Chapeauteur, vient de diffuser sur le Net.

Au cours de la conférence ministérielle à Punta
del Este en 1962, avec le vote décisif de la délé
gation haïtienne dirigée par le chancelier René
Charlmers, Cuba a été exclu de l'OEA.             
Quand, d’entrée de jeu, le chef de parti Jean Théagène écrit : « Qu’on ne vienne pas me dire qu’il s’agit d’un Nouveau Punta del Este, qui revêtait lors un caractère hégémonique et idéologique », ou bien il se trompe de bonne foi,  ou bien il joue la carte de la confusion délibérée. Cet idéologue du duvaliérisme, jean-claudisme compris, est bien placé pour connaître les circonstances du vote pris à Punta del Este en 1962. L ’Amérique  était encore en plein dans le projet d’hégémonie commencé en 1823 avec la fameuse doctrine de Monroe et dans le combat idéologique auquel la disparition de Fidel Castro et d’Hugo Chavez n’a pas mis fin.  Les circonstances et la signification de ces deux votes sont à mon avis identiques.

Dans ce pays qui ne s’est jamais donné la peine de définir, ne serait-ce que dans ses grandes lignes, une politique internationale moindrement cohérente, c’est toujours le président de la République qui tranche les questions diplomatiques. Et il le fait toujours au gré de ses humeurs, de ses peurs, de ses préférences et de ses intérêts personnels, souvent mesquins,  et de sa vision du moment. Et il le fait souvent sous la dictée des interlocuteurs américains. Pas étonnant qu’il souffle successivement le chaud et le froid et désarçonne continuellement à la fois ses diplomates et les observateurs de la scène politique. Dans cette optique, le virage à 180  degrés des derniers jours est tout à fait dans l’ordre des choses.
L'ambassadeur Harvel Jean-Baptiste lors du premier vote
En limogeant en 2017 l’ambassadeur 
Harvel Jean-Baptiste qui venait de tenir héroïquement tête à Washington et à l’establishment de l’OEA, lors du premier vote sur la crise vénézuélienne, Jovenel Moïse avait déjà annoncé les couleurs. Seuls les naïfs et les imprévoyants n’ont donc pas vu venir le coup de grâce qu’il a donné  la semaine dernière à Nicolas Maduro, qu’il appelait hier encore un frère. Un vrai baiser de Judas!

Ce revirement de la présidence haïtienne n’a en réalité rien d’étonnant. Depuis qu’Haïti bénéficie des largesses du Venezuela et  du soutien actif de Cuba, elle n’a jamais remercié ces pays que de façon très discrète et du bout des lèvres, réservant les grandes manifestations de reconnaissance aux  représentants du  grand voisin du Nord

Loin d’être hors de propos, comme le donne à penser Jean Théagène, le rappel du précédent qu’a été l’exclusion de Cuba de l’OEA avec le vote décisif d’Haïti  est très instructif. Il nous montre qu’en l’absence d’une orientation générale  basée sur des principes et non sur des calculs mesquins, la diplomatie haïtienne est condamnée à faire des alliances contre nature et à multiplier ce genre de revirements cyniques, embarrassants et humiliants pour la population.
François Duvalier à l'époque des négociations de Punta
del  Este en 1962.                                                             
Que s’est-il donc passé à Punta del Este entre le 22 et le 31 janvier 1962 et quel est l’événement dont Jean Théagène refuse même d’entendre parler?  À quelques nuances près, c’est le même revirement qu’on a observé la semaine dernière à Washington. À l’ouverture des travaux de la conférence de 1962, le chef de la délégation haïtienne, le chancelier René Chalmers, déclarait haut et fort que l’organisation hémisphérique devait s’en tenir au respect du droit des peuples à l’autodétermination. Par la suite, il a avec Dean Rusk, son homologue américain, un  déjeuner au cours duquel les deux conviennent qu’Haïti s’alignera sur les positions américaines en contrepartie d’une reprise de l’aide économique suspendue par Washington après l’arrivée de John Kennedy au pouvoir.

Le ministre des Affaires étrangères
Bocchit Edmond
Dans le cas présent, le chancelier haïtien Bocchit Edmond a expliqué à l’animateur à la clochette avoir discuté du vote avec les autorités américaines au cours d’une rencontre au département d’État et d’une autre à la Maison blanche. Sans préciser s’il s’avait été invité ou convoqué, le chef de la diplomatie haïtienne  a précisé qu’il y avait trois sujets au menu des discussions : le sort des quelque 60 000  compatriotes menacés d’expulsion ; la gestion du dossier d’Haïti par le Conseil de sécurité des Nations Unies; le remboursement de la dette Petro Caribe. À en juger par les commentaires des partisans du vote haïtien, le pays aurait gagné sur les trois points qualifiés de « prix du vote » par Matin Débats. Victoire donc sur toute la ligne!

Les journalistes et historiens haïtiens ont souvent prétendu que les Américains n’ont pas honoré leurs promesses, ce qui, à l’analyse, semble  faux. L’assistance technique et économique a été rétablie dès le mois d’avril avec un décaissement de 7,2 millions de dollars, qui a été suivi d’un autre de 3,4  millions pour la reconstruction de la route du Sud (Le Nouvelliste, 12 avril 1962, cité par W. W. Arthus, p.280).

Le politologue Wein Weibert Arthus, actuellement conseiller politique à l’ambassade d’Haïti à Washington, est à mon avis l’auteur qui a relaté et analysé avec le plus d’objectivité et de rigueur la conjoncture générale et les conditions dans lesquelles Haïti a voté pour l'exclusion de Cuba à Punta del Este. Il cite d’ailleurs François Duvalier qui a lui-même écrit à ce sujet : « Une opinion pragmatique voulait que le rôle primordial de la politique d’un État consiste dans la défense de ses intérêts surtout économiques.» (Citation tirée des Mémoires, p. 197, et reprise par Wein Weibert Arthus, Duvalier à l’ombre de la guerre froide, p. 278).

La station balnéaire de Punta del Este,  en Uruguay
Arthus écrit plus loin : « Le compte rendu de Schlesinger, faisant du ministre Chalmers l’instigateur des négociations autour du vote haïtien, est la version la plus utilisée par les spécialistes pour relater cet accroc à toute notion de morale dans les relations internationales, pour reprendre l’expression d’Ariel Colomonos », l’auteur de La morale dans les relations internationales (Odile Jacob, Paris 2005).

À mon avis, il y a ici deux questions qu’il convient d’examiner séparément : la position de principe que le pays adopte et exprime avec fracas dans les médias, puis le revirement soudain assorti d’une enveloppe qualifiée d’intérêts économiques  par le président  Duvalier lui-même. Après avoir réaffirmé son attachement à la politique de neutralité dans les conflits inter-régionaux à l’ouverture des débats le 22 janvier, puis défendu le régime castriste trois jours plus tard, le chancelier Chalmers surprendra le monde entier en votant, « contre toute attente » en faveur de l’exclusion définitive de Cuba de l’OEA.  

Dans son rapport au président Kennedy, Samuel E. Belk, membre du Conseil national de sécurité, écrira que Cuba a été exclu par un vote de quatorze voix contre sept  « grâce à un deal avec Haïti ». Un jeu gagnant-gagnant qui confirmerait pour l’une et l’autre parties que la fin justifie les moyens!

Le scénario de Punta del Este est  exactement le même que celui qui s’est déroulé sous nos yeux  à Washington la semaine dernière. Alors que tout laissait présager un vote de solidarité avec la République bolivarienne ou, au pire une abstention,  c’est par  un spectaculaire coup de théâtre que s’est terminé le dernier acte de cette tragicomédie.  Au tomber du rideau, Maduro était mis au ban des nations du continent grâce au vote décisif d’Haïti.
Président Maduro lors de sa prestation de serment,en  2018
Après avoir bénéficié des faveurs de Chavez, salué sa dernière victoire aux urnes de son protégé et même envoyé à Caracas une importante délégation à la prestation de serment du président nouvellement réélu, la chancellerie haïtienne s’est  rangée sans nuances ni gêne du côté des pays opposés à la perpétuation du régime bolivarien.

Ce deuxième revirement, après celui de Punta del Este, introduit donc cette manière de faire dans l’histoire de notre diplomatie, non plus comme un simple précédent ou un accident de parcours, mais comme une espèce de stratégie de négociation. Perçu non sans raison comme le coup de pied de l’âne, ce vote entache non seulement l’image d’Haïti et sa crédibilité comme  partenaire dans les relations internationales, mais aussi la fiabilité des ressortissants haïtiens en général, tant au pays qu’en diaspora. 

Les suites éventuelles du vote de Washington
Dans les combats entre pots de fer et pots de terre, l’issue est toujours prévisible et dépend presque exclusivement du bon vouloir des pots de fer. Dans la situation d’extrême vulnérabilité de la partie haïtienne dans le bras de fer actuel, il est à souhaiter qu’Haïti perde seulement son honneur et sa crédibilité, ce qui est loin d’être un risque négligeable.  Me fondant sur les pratiques autoritaires instituées par Theodore Roosevelt au début du 20e  siècle avec la « politique du gros bâton » (la  Big Stick Policy), je suis  enclin à penser que tout dépendra de la lecture que les Américains feront du tableau et de l’humeur du moment. Les autorités haïtiennes peuvent donc se préparer à la fois pour pavoiser en cas de succès ou, dans le cas contraire, pour dire : « Adieu, veau, vache, cochons, couvée. »

Retour sur Punta del Este
Siège de l'OEA à Washington baptisé Par Fidel Castro.
Ministère des colonies d'Amérique après le vote de Punta del
Este.                                                                                          
Après le revirement de Punta del Este, Duvalier avait peut-être de bonnes raisons de croire que la hache de guerre avec Kennedy était enterrée et qu’il pouvait s’adonner à sa pratique du pouvoir absolu. Le deuxième mandat qu’il s’était octroyé en 1961 n’ayant jamais été spécifiquement évoqué dans les négociations, les États-Unis s’évertuèrent de leur mieux à le forcer à partir au terme du mandat obtenu en 1957, soit le 15 mai 1963 : nouvelle suspension de l’aide économique, appui ouvert aux organisations d’exilés, protection et octroi de subventions et  facilités d’entraînement militaire aux organisations armées, etc.

Autrement dit, il n’y  pas eu de signatures de chèques en blanc, ni d’un côté, ni de l’autre. Duvalier refusa d’assouplir son régime de terreur et de fiscaliser les revenus provenant d’entreprises d’État comme la Régie du tabac et des allumettes. Un an plus tard, après les massacres du 26 avril 1963, il mettra  résolument le cap sur la présidence à vie. Tout cela était contraire aux objectifs de l’Alliance pour le progrès dont Haïti n’a jamais tiré aucun profit et il a malheureusement pour nous gagné son pari.

À la lumière de ce précédent, il est permis de se demander si nous ne sommes pas en train de revivre l’expérience des années 1960. Si la lune de miel commencée avec le PHTK depuis qu’Hillary Clinton, alors Secrétaire d’État, a écarté Myrlande Manigat de la présidence d’Haïti n’est pas appelée à se perpétuer. À cet égard, l’annonce d’un retour en force de Michel Martelly, faite  dimanche dernier par l’ancien premier ministre Jean Guy Lafontant, ne doit pas être prise à la légère. Si cela se produisait, la trahison de Chavez aurait été payante pour le parti au pouvoir en Haïti.

La pratique des retours d’ascenseur dans la coopération internationale
L’idée des alliances internationales fondées sur des intérêts réciproques, qu’ils soient économiques, géopolitiques, raciaux, etc., n’a en soi rien d’anormal ou d’immoral. Un exemple entre mille. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, des pays comme le Brésil et l’Argentine ne sont pas spontanément ni automatiquement entrés  en guerre aux côtés des États-Unis après le désastre de Pearl Harbour. C’est après de multiples hésitations et d’intenses négociations que le président du Brésil, le dictateur Getulio Vargas, décida d’abord de rompre les relations diplomatiques avec les puissances de l’Axe, puis d’entrer en guerre aux côtés des États-Unis. Cela se fit contre la promesse de financement des aciéries de Volta-Redonda, le moteur de l’industrialisation du Brésil.

Les présidents Kennedy et Goulart passant les troupes en revue
à Washington en 1962. Au milieu, le général brésilien Amauro
Kruel.                                                                                          
Quand, deux ans après,  en 1964, le président démocratiquement  élu Joao Goulart voudra opérer un virage vers la gauche, il sera renversé par un coup d’État militaire  ourdi par la CIA. Par la suite, le Brésil connaîtra successivement cinq dictatures militaires, et les États-Unis envisageront l’avenir économique de l’Amérique latine dans une seule perspective : sous le leadership  du Brésil  comme puissance industrielle et de l’Argentine, colosse aux pieds d’argile, comme puissance agricole.

Si je m’attarde à cet exemple, c’est  pour deux raisons : la première, pour illustrer les avantages que le Brésil a su tirer, dans le long terme, de son entrée négociée en guerre en 1942 aux côtés des États-Unis; la seconde, pour rappeler qu’au moment de l’exclusion  de Cuba à Punta del Este, le Brésil de Joao Goulart a joué la carte de l’abstention, se mettant dans le dangereux collimateur de la CIA. Deux ans après, il était renversé du pouvoir par un coup d’État militaire. À ne pas oublier!

Caricature du Nouvelliste illustrant le poids des largesses
du Venezuela et celui des pressions américaines.               
Lorsque François Duvalier, qui est incontestablement un des maîtres à penser des apprentis sorciers du PHTK, fait référence au pragmatisme en diplomatie, c’est précisément à ce genre de précédents qu’il pense. Et pour tous ces aspirants disciples de Machiavel, ce qui importe en politique, ce n’est pas la réalité des choses, mais leur apparence. En outre, l’arme la plus efficace du Prince, ce n’est pas la sincérité du discours, mais la ruse, comme l’a rappelé le professeur Victor Benoit dans sa postface du livre de Weibert Arthus.  Tel est l’éclairage sous lequel j’analyse la volte-face que vient de faire notre gouvernement devant une opinion publique mal informée, imprévoyante ou simplement crédule.

En guise de conclusion
En abandonnant à son sort le grand bienfaiteur d’hier, aujourd’hui affaibli et appauvri, le PHTK a joué la carte du pragmatisme, du cynisme et d’une soumission assortie de déclarations optimistes et probablement mensongères. Il semble avoir  ainsi gagné une première manche, comme Duvalier avait gagné un sursis à Punta del Este. Comme ce genre d’ententes conclues  dans la fièvre des négociations multilatérales s’accompagne d’un grand nombre de sous-entendus et de clauses implicites, il faudra  un certain recul pour pouvoir en évaluer toutes les retombées.

Alors seulement, on saura  s’il avait mieux valu s’exposer aux caprices et à un mépris encore plus grand de Donald Trump en préservant l’amitié d’un Maduro moribond que de sauvegarder  des apparences d’intégrité et d’honneur en risquant de couler à pic avec un allié qui n’avait plus rien à offrir.


Ottawa, le 17 janvier 2019



No comments:

Post a Comment