Pages

Pages

Sunday, September 3, 2023

Mise au point sur Lumane Casimir (Deuxième partie)

Par Eddy Cavé

Lumane Casimir
l'impératrice du folklore haïtien
Ce témoignage contredit manifestement celui de Renée Mirault dont la version fournit un luxe étonnant de précisions sur les funérailles : Lumane exposée au parloir funèbre d’un nommé Douby, rue de l’Enterrement, dans une robe violine, les cheveux enroulés en choux; une débauche de fleurs et de couronnes; la présence de Ti-Roro et des musiciens du Jazz des Jeunes, en tenue bleu marine et souliers blancs; l’homélie, décrite comme ennuyeuse à mourir, du pasteur Van Putten à l’église Saint-Paul; beau temps jusqu’à 3 heures de l’après-midi, avant qu’une pluie torrentielle entraîne un débordement du "Bwadchèn" et gâche les funérailles.

 Les gens se précipitent alors chez eux, ajoute Renée, mais, à l’invitation du Dr Georges Métellus, qui l’appelle Ti-Atis, elle se rend avec lui au Grand cimetière de Port-au-Prince dans la « décapotable verte » de celui-ci. C’est là que Lumane sera inhumée, juste à côté du grand caveau connu sous le nom de « Tombeau universel ». 

Emerante Morse

Renée Mirault parle ensuite avec enthousiasme de la messe de prise de deuil chantée le lundi suivant au Théâtre de verdure, alors dirigé par Joe Féquière. C’était après le coup d’État contre Fignolé, sous la junte militaire dirigée par le général Kébreau. Parmi les personnalités présentes, il y avait les anciens médecins traitants Augustin Mathurin, Hébert Dallemand, Manès Liautaud, un docteur Élie, ainsi que des chanteuses connues comme Ermite Lamothe, Andrée Contant, Madan Renaud, etc.

Curieusement, Renée ne mentionne jamais le nom d’Émerante dans son témoignage, de sorte qu’il faudra choisir entre ce silence, ou cette omission, et l’émouvant témoignage de l’autre. Il est pour le moins difficile de croire que les deux puissent avoir raison, l’une affirmant avoir assisté aux funérailles, l’autre qu’elles ont été gâchées par une pluie torrentielle et un déferlement des eaux du Bwadchèn.

Le son de cloche de Jean-Claude Martineau

Lumane Casimir sur scène
De la cacophonie des versions divergentes habituellement entendues sur les derniers jours de Lumane Casimir, il se détache la très belle chanson « Hommage à Lumane Casimir » écrite par le documentaliste Jean-Claude Martineau et magistralement interprétée par Carole (Mawoule) Démesmin. Ce texte qui accrédite la thèse du décès dans l’insalubrité d’un taudis de "Fò Senklè" a été commenté avec une dérision mordante par Renée Mirault durant son entrevue.

Que la version véhiculée par cette chanson soit vraie ou fausse, elle a l’avantage d’être crue du public et d’être encore très demandée de nos jours. Invité à réagir aux propos de Renée Mirault, Jean-Claude Martineau a affirmé qu’il n’avait rien inventé et qu’il s’en tenait à sa version originale des faits. Comme par coïncidence, il est, comme on le dit pour Lumane, un natif de Plaisance, tandis que Carole est la nièce du grand tribun Castel Démesmin, qui a été un défenseur farouche de la pensée de Dumarsais Estimé et le dernier ministre de l’Intérieur de ce dernier.  

Lumane Casimir chantant Panama m tonbe 

La deuxième mort de Lumane

Au cours des 65 années écoulés depuis ces funérailles diversement racontées, le silence, la confusion ainsi que l’oubli, volontaire et collectif dans ce cas-ci, se sont associés à divers types de comportements pour effacer des mémoires l’ascension vertigineuse de cette vedette hors normes surgie de l’obscurité la plus dense du pays en dehors. Et, du même coup, sa contribution à la promotion d’un important volet de la culture populaire et de l’identité haïtiennes.

Il est à noter que, du vivant même de Lumane, une chanteuse américaine de race blanche, Diane  Adrian,  qui fit plusieurs séjours en Haïti, avait commencé à se tailler une  réputation de promotrice du  folklore haïtien. Son disque Caribbean Nights, qui ne contient que des chansons folkloriques haïtiennes, et ses apparitions au Casino international de Port-au-Prince contribuèrent à faire oublier Lumane dans certains milieux. La livraison du 14 octobre 1956 de Haiti Sun, sur laquelle nous revenons  plus loin, contient un encart publicitaire annonçant, photo à l’appui, les tours de chant de cette nouvelle venue.

Lina Mathon Blanchet
Parmi les silences relatifs à la contribution de Lumane Casimir à la réussite des soirées culturelles du Bicentenaire, à la promotion du folklore et au boom consécutif du tourisme en Haïti, il y en a un qui est particulièrement curieux, celui de la veuve même du président Estimé. Dans le livre intitulé Dumarsais Estimé — Dialogues avec mes souvenirs, Lucienne H. Estimé a rendu hommage aux organisations et artistes qui ont contribué au succès du Bicentenaire, en reproduisant un compte rendu d’Haïti-Journal. Elle cite à cet effet : le Théâtre de verdure et son influent directeur Charles de Catalogne; la Troupe Folklorique nationale, la Philarmonique Duroseau, ainsi que Wanda Wiener, Lina Mathon Blanchet, Marian Anderson, Languichatte, Marcel Sylvain et Frantz Casséus. Un grand absent, le duo Lumane - Ti Roro qui fit les délices des habitués du Théâtre de verdure et remporta d’éclatants succès à l’étranger. Plutôt bizarre !

Outre le handicap majeur de ses origines paysannes obscures, Lumane Casimir était pénalisée par son faible niveau d’instruction, que Renée Mirault estimait à celui du certificat d’études primaires. Pénalisée aussi par sa situation d’unilingue créolophone projetée sans transition dans un milieu social encore très attaché au français de France et aux règles d’une certaine bienséance européenne. Jusque dans les écrits féministes les plus progressistes de l’époque, les seules femmes retenues pour leur contribution à la promotion du folklore et du vodou haïtiens étaient des étrangères et des bien nanties détentrices de prestigieux titres de compétence.

Ainsi, l’avocate et docteure en sociologie Madeleine Sylvain Bouchereau ne cite, dans son très intéressant livre Haïti et ses femmes : une étude d’évolution culturelle parue en 1957, que des noms de grandes bourgeoises très instruites, à savoir : Jacqueline Wiener, Odette Roy Fombrun, Lina Mathon Blanchet, Jacqueline Scott, Carmen Brouard, Micheline Laudun, Andrée Lescot, Émerante de Pradines. Une fois de plus, Lumane n’aura pas survécu à une prestigieuse sélection des pionnières du folklore haïtien.

En guise d’épilogue

Lumane Casimir,
une icône au destin tragique

Curieusement, le journal local à avoir accordé le plus d’attention au calvaire de Lumane était l’hebdomadaire de langue anglaise Haiti Sun. Dans la seule édition 14 octobre 1956, il a publié, sous la grande rubrique Helping Lumane Casimir, trois articles dont l’un, signé de Félix Morisseau-Leroy, sur la croisade lancée par Antoine Hérard. Cet article est d’autant plus important que son auteur était l’un des militants les plus zélés de la littérature indigène et qu’il appartenait à un courant politique différent de celui d’Antoine Hérard. L’un militait dans le camp de Clément Jumelle, l’autre, dans celui de François Duvalier.

En faisant le grand voyage immédiatement après le 25 mai 1957 et à la veille du coup d’État contre Daniel Fignolé, Lumane Casimir est sortie de l’actualité sur la pointe des pieds. Son décès qui aurait pu être, en dépit de la campagne électorale, l’occasion d’hommages grandioses à sa gloire est passé comme un fait divers. Cette fille authentique du « pays en dehors », cette "moun andeyò" entrée comme par effraction dans l’histoire de la chanson populaire d’Haïti, en est ainsi sortie d’une façon déplorable. Par la petite porte !

Aujourd’hui, les moins de 30 ans ne savent absolument rien d’elle. Les moins de 50 ans ont vaguement entendu le nom et connaissent peu de choses à son sujet. Quant aux octogénaires qui se souviennent d’elle, ils sont divisés en deux camps irréconciliables : celles et ceux qui sont convaincus que les fonds recueillis en son nom ont été détournés et qu’elle est morte dans la pauvreté et les autres qui croient, avec Renée Mirault, qu’elle n’a pas été abandonnée à son sort et qu’elle a été jusqu’au bout entourée de soins et d’amis sincères.

Une autre anomalie à signaler. De même que François Duvalier a traîné dans la boue le nom Marie-Jeanne Lamartinière quand il l’a utilisé pour désigner les femmes du corps des Tonton Makout, le gouvernement Martelly-Lamothe a profané la mémoire de Lumane Casimir en donnant ce nom à un projet bidon de construction de 3 000 maisonnettes au pied du Morne-à-Cabris. Seuls subsistent aujourd’hui le nom et la maquette de ce projet qui a servi à détourner quelque 50 millions de dollars.

Manifestement, cette grande dame sortie des entrailles de l’arrière-pays pour contribuer à l’affirmation et au rayonnement du folklore haïtien ne méritait pas un tel destin. Elle n’a eu droit à aucun souvenir officiel de son passage parmi nous : ni une sépulture honorable coiffée d’un marbre calligraphié, ni un nom de rue ou une petite place publique, ni une fontaine baptisée en son nom où les enfants du quartier pourraient se désaltérer. Rien de tout cela. Il n’est toutefois pas trop tard pour corriger ce manquement.  Lire la première partie...

Illustration : Haïti Connexion Culture

Eddy Cavé
Auteur


3 comments:

  1. This is both a well-argued and well-presented article. I've never seen photos of these stars in color before. The publisher's illustration is excellent. These stars of the (black and white) photo era are now reborn. Our hats are off.🤠🤠🤠

    ReplyDelete
  2. Eddy Cavé, pour répéter après Alfred de Musset: "vous êtes venu trop tard dans un monde trop vieux". Le microsillon de Carole Demesmin qui rend hommage à Lumane Casimir est sur le marché musical haïtien depuis les années 80. Cette chanson a connu un grand succès et a remis en mémoire notre Lumane pourtant jeté dans l'oubli . En d'autres termes, beaucoup d'artistes haïtiens y compris ceux évoluant à l'étranger ont interprété ce bel hommage rendu à notre diva du folklore haïtien. Où se trouvaient donc les gens comme René Mirault, Emerante y compris vous-même depuis tout ce temps. Pourquoi n'étiez-vous pas montés au créneau depuis la sortie de cette musique. Alors, que votre mémoire était beaucoup plus fraîche. Ce n'est que récemment sur Radio Mega que certains d'entre-vous ont voulu le contredire…. Come on 😄😄😄. Il n'est pas sans savoir que les Haïtiens pour la plupart sont des snobs. Certains détracteurs aiment exclure, mais à la fois inclure… Ils font référence à des gens qu'ils jugent dignes d'appartenir à leur groupe pour accoucher leur thèse. Après plus de demi siècle ces anecdotes nonsense sont irréconciliables. Parfois il faut laisser à l'histoire de suivre son chemin. Je pense qu'il serait mieux de laisser les choses comme elles sont au lieu de venir brouiller les esprits… D'ailleurs, la chanson de Carole a immortalisé notre Lumane Casimir!….

    ReplyDelete
  3. Donc vive la paresse et l'acceptation pure et simple de tout ce qui se dit ! Et sans jamais essayer de faire la lumière sur quoi que ce soit. Très beau conseil à donner aux générations montantes.

    ReplyDelete