J’ai résisté pendant
longtemps, et non sans regret et une certaine amertume, aux sollicitations
venues d’horizons divers afin que je m’exprime publiquement sur la question
relative au terme du mandat du Président Jovenel Moise. Je remercie de leur
appréciation et de leur confiance ceux qui, en majorité, ont cru opportun et de
manier des propos flatteurs , mais je comprends leur curiosité interrogative et
leur impatience quant à un silence qui n’était pas une forme de coquetterie
intellectuelle dont je n’ai pas besoin, encore moins une indifférence car si je
n’ai pas pris part aux débats qui sont en cours, je ne saurais en tant que
patriote conséquente, me tenir à l’écart d’une question qui engage l’avenir de
mon pays et risque, à brève échéance, de le plonger dans une crise mortifère.
J’ai donc décidé de faire connaitre mon opinion
non sur ce qu’il y a lieu de proposer et de faire, mais de m’écarter du piège
manichéen dans lequel on peut facilement tomber et qui peut se résumer en une
équation simpliste, car l’alternative s’étale entre deux dates qui qualifient
et engagent les opinions. Se prononcer pour le 7 février 2022, équivaudrait à
accorder un blanc seing au pouvoir actuel et à une partie de la communauté
internationale qui s’est prononcée. Choisir le 7 février 2021, signifierait que
l’on se range du côté de l’opposition dite démocratique alliée à d’autres
secteurs qui n’en font pas partie.
Je refuse de me laisser enfermer dans ce
raisonnement binaire et irréfutable, de plus inacceptable pour l’idée que je me
fais de la controverse constructive. J’ai passé beaucoup de temps -car les
menaces réelles de l’extension du virus m’ont accordé l’avantage de gérer mon
horaire- à creuser ce thème, relire mes anciens écrits et en accumuler d’autres
pour une saisie convaincante du Droit Constitutionnel haïtien en laissant de
côté les options personnelles. Mes habitudes de recherche intellectuelle m’ont
tout naturellement guidée d’abord vers la révision des richesses offertes par
notre patrimoine normatif et il m’a paru indispensable de consulter, une fois
de plus, le récitatif de nos Constitutions, surtout les précédentes à
l’actuelle, et retenir ce qu’elles avaient prescrit en ce qui concerne le
mandat présidentiel, les applications et les conséquences qui en ont découlé.
Il était aussi gratifiant de prendre l’avis de
personnes compétentes, oralement ou par écrit, mais aussi celui de l’opinion
publique qui s’exprime, souvent naïvement et mal à propos, mais qui traduit le
sentiment profond des citoyens. Cette quête multiforme m’a permis de forger non
une opinion mais des analyses que j’espère utiles. C’est avec espérance,
honnêteté et engagement que je les soumets à l’attention du public.
Je commence par mettre en cause, je dirais même en
accusation notre Constitution de 1987 qu’il convient de saisir comme un tout,
c’est à dire en harmonie conceptuelle entre toutes ses dispositions. Elle
nourrit les deux pôles de cet antagonisme de dates, car la saisie isolée de
l’Article 134-2 permet de justifier les deux options, et ceci est néfaste pour
l’orthodoxie juridique, d’autant plus dommageable que la plupart du temps, on
le brandit isolément en négligeant non seulement les premières subdivisions de
l’Article fondateur, mais aussi la version créole de la prescription et d’autres
articles du même corps, par exemple, le 284-2 qui se rapporte au chronogramme
de l’amendement intervenu en 2012, et aussi le 149 amendé qui introduit des
variantes dans l’établissement du calcul du temps. Car on se trouve en présence
de deux temps qui ne concordent pas, le temps constitutionnel qui doit
respecter scrupuleusement les prescriptions qui ordonnent les décisions et les
prises de position, et le temps politique qui est malléable et changeant au gré
des intérêts des dirigeants. C’est ce qui fait la différence entre les
exigences de l’état de droit et l’élasticité de la raison d’état qui peut
permettre aussi bien une décision opportune même si elle n’est pas totalement
conforme aux règles et toute sorte de turpitude. Mais s’agissant des délais, du
calcul de consonance avec le Droit impérial comme expression de l’orthodoxie
juridique, la Constitution de 1987 et précisément sur la question en débat,
elle a tour à tour évoqué le Président de République, ainsi le destin d’un
citoyen, ou l’élection présidentielle, c’est-à-dire une fonction anonyme. En
outre, l’adverbe de temps immédiatement ouvre la voie à de multiples
applications, à charge de le compléter par une date précise.
Pour rester dans le domaine de l’interprétation
juridique, on peut se demander que signifie la mention suivant la date des
élections (Article 134-1) soit conformément à ou ce qui suit. Certes, le Droit
a sa propre grammaire mais celle-ci doit être précise, dénuée d’ambigüité.
D’une manière générale, la Constitution statue fondamentalement sur un
évènement imparable, les élections, et ne tient absolument pas compte d’autres
faits qui l’accompagnent en amont (la campagne électorale) et a posteriori à
savoir la proclamation des résultats et l’installation du vainqueur qu’elle évoque
par l’expression il entre en fonction le 7 février (Article 134-2, 2ème
paragraphe). Enfin, la localisation de ce 7 février dans le calendrier annuel
subit des contorsions par la mention est censé avoir commencé l’année de
l’élection. Or, reprenant le chronogramme des dernières années, on sait que des
élections, comme annoncées, se sont déroulées en novembre 2015, puis elles ont
été annulées à cause des dénonciations de fraude par tous les participants sauf
ceux du parti au pouvoir. Or, l’annulation d’un évènement n’affecte pas sa
nature, sa réalité ni ses conséquences. En termes économiques, elle pourrait
passer par profit et perte, deux effets opposés mais comptabilisés et conduire
à une réévaluation des modalités.
Les élections ont été reprises en 2016.Il s’est
agi d’une continuation et non de l’initiation d’une nouvelle donne. Entretemps,
il faut rappeler que l’Organisation des Etats Américains avait refusé de
reconnaître cette annulation et annoncé qu’elle ne financerait pas de nouvelles
élections. Le fait que le vainqueur n’a prêté serment que le 7 février 2017
n’introduit pas un décalage juridique avec les élections, sinon une
inconvenance protocolaire. Juridiquement donc, conformément à la Constitution,
le début du mandat de Jovenel Moise a commencé le 7 février 2016 et se termine
cinq ans plus tard, le 7 février 2021. Le temps constitutionnel s’impose donc
pour identifier les élections; la prestation de serment aurait pu se faire
n’importe quand et elle n’affecte pas le terme de l’occupation, qui est une
donnée constitutionnelle, mais le début conjoncturel du mandat qui est de
nature politique.
Il a paru significatif et utile de remonter le
temps et de voir comment les Constitutions antérieures et les acteurs
politiques avaient envisagé de résoudre ce conflit entre le temps
constitutionnel et le temps politique. De 1804 à 1843, le problème ne s’était
pas posé car on avait eu, successivement une monarchie avec Dessalines et deux
présidences à vie avec Pétion à partir de 1816 et Boyer de 1818 à 1843.
La Constitution de 1843 prescrit que le Président
est élu pour 4 ans. Il entre en fonction le 15 mai. Un Article Unique indique
une disposition transitoire, avant que la pratique ne soit formellement
inaugurée en 1846 et maintenue depuis lors, en complémentarité ou en alternance
avec les Dispositions Générales précise :
En conformité de l’Article 104, le citoyen Charles
Herard Ainé (Rivière) ayant réuni la majorité des suffrages, est proclamé
Président de la République.
Il entrera en charge immédiatement, (30 décembre
1843) pour en sortir le 15 mai 1848. Un exercice de simulation rétrospective
aboutit à cette conclusion : si Rivière Hérard était resté au pouvoir, en fait,
il aurait eu un mandat de 4 ans, 4 mois et 15 jours.
En 1867, on retrouve décalage similaire. La
Constitution reprend les mêmes dispositions : durée du mandat de 4 ans, entrée
en fonction le 15 mai. La Constitution ratifie l’élection de Sylvain Salnave et
un Article Unique précise :
En conformité avec l’Article 209 ci-dessus, le
citoyen Sylvain Salnave ayant réuni la majorité des suffrages prescrits par la
Constitution, est proclamé Président de la République. Il entrera en charge
immédiatement (14 juin 1867) pour en sortir le 15 mai 1871.
S’il était resté au pouvoir, Salnave aurait eu un
mandat de 3 ans et 11 mois, C’est-à-dire moins que ce que la Constitution lui
avait accordé.
De nouveau en 1879, l’Article 101 précise que le
Président est élu pour 7 ans et qu’il entre en fonction le 15 mai, mais de
nouveau un Article Unique inséré dans les Dispositions Transitoires bouscule le
calendrier :
Le citoyen Louis Etienne Félicité Salomon, élu le
23 octobre 1879 Président d’Haiti, sortira de charge le 15 mai 1887.
En fait un mandat de 7 ans, 6 mois et 22 jours.
Salomon avait d’ailleurs essayé de le prolonger en appliquant un amendement de
l’Article 101 pour lui permettre d’être réélu, mais il fut renversé le 10 août
1888.
La Constitution de 1889 a repris le libellé
traditionnel. Elle indique que le Président est élu pour 7 ans, mais, comme d’habitude,
un Article Unique stipule que :
Le citoyen Louis Mondestin Florvil Hyppolite ayant
obtenu l’unanimité des suffrages de l’Assemblée Constituante est proclamé
Président de la République d’Haiti. Il entrera en charge immédiatement pour en
sortir le 15 mai 1897.
S’il n’était pas mort en fonction, le 9 octobre
1896, il aurait eu un mandat de 7 ans, 7 mois et 6 jours, en fait plus que ce
que prescrit la Constitution.
On peut souligner trois points communs à toutes
ces Constitutions. Le premier se rapporte à la fixation en termes calendaires
de la fin du mandat. Cette même précaution se retrouve dans les Chartes du
20ème siècle à l’exception de 1918. En 1932, l’Article 76 indique que le mandat
prend fin à partir du 15 mai qui précède immédiatement l’élection. En 1935,
sous l’influence d’un Président autoritaire, Stenio Vincent, il est inséré une
mise en garde contre la tentation des réélections. La seconde particularité
commune est la référence au 15 mai, une constance fétichiste que l’on retrouve
dans le 7 février adopté depuis le départ des Duvalier. Enfin, le renvoi à
l’adverbe immédiatement pour le début des mandats, une référence que l’on
retrouve dans la Constitution de 1987.
En application de ces dispositions, le pays a
connu deux épisodes particulièrement déstabilisateurs dans son histoire.
La première survint en 1902 et la toile de fond
est la fin d’un mandat présidentiel. En effet, à la mort brutale du Président
Florvil Hyppolite le 24 mars 1896, l’Assemblée Nationale décida rapidement de
combler le vide et elle élit Tiresias Simon Sam comme Président. Le Décret y
relatif devait fixer la controverse qui surgir quelques années plus tard quant
au terme du mandat du nouveau Président : Il entre en fonction immédiatement et
ses fonctions cessent le 15 du mois de mai 1903.
Au regard de la Constitution de 1889, il est
indiqué que les fonctions d’un Président cessent le 15 mai lors même que la
7ème année de son exercice ne serait pas révolue (Article 93).
L’affaire fut révélée par un article paru le 9
juillet 1901 dans un journal, Le Signal, à peine lancé au Cap, sous la plume de
Raoul Deetjen qui précisa qu’étant député en 1896, lui et ses collègues
n’avaient pas perçu la contradiction prospective entre deux dispositions. Selon
les principes pétrifiés dans le Droit Constitutionnel, la prescription
constitutionnelle jouit d’une préséance par rapport à d’autres actes juridiques
lesquels doivent lui être conformes. De ce fait, c’est le Décret de 1896 qui
était entaché d’illégalité. Le débat dépassa rapidement les sphères de
décision, en particulier le Parlement directement interpellé, et enflamma
l’opinion publique à travers les journaux et les conversations privées Pour
couper court à de possibles tumultes, Tiresias Simon Sam prépara un communiqué
qu’il fit lire par le Ministre de l’intérieur Tancrède Auguste, le 12 mai 1902
à l’ouverture de la première session de la Législature : Une question
palpitante d’intérêt et passionne, depuis quelques temps l’opinion publique, à
savoir quelle est la date constitutionnelle de ma sortie. C’est donc,
Messieurs, pour me conformer à la volonté de la Constitution que j’ai l’honneur
de vous notifier mon inébranlable résolution de descendre du pouvoir le 15 de
ce mois.
Cette question qui aurait pu, dès lors, être
résolue par le Parlement a été le détonateur de secousses combinées qui ont
abouti au renvoi des Chambres le 26 mai, l’ébranlement de l’unité territoriale,
à l’une des batailles électorales des plus acharnées, au sabordage héroïque de
La crête à Pierrot par l’Amiral Hammerton Killick, le 6 septembre, finalement à
la prise du pouvoir le 21 décembre 1902, par la force des armes et à la suite
d’un vote de parlementaires tétanisés, du Général Nord Alexis face à un citoyen
contraint à l’exil qui avait pour lui le prestige, la compétence et
l’intelligence, Anténor Firmin. La malice populaire se plait à chantonner que
Tonton Nord, inculte, avait vaincu le lettré Firmin. Ce n’est pas exact mais de
tels raccourcis s’incrustent dans la mémoire collective. Nord Alexis n’était
pas inculte et Firmin a pu lui-même comprendre les motifs de ses échecs
politiques par ses analyses concernant les aléas de la politique.
En 1956, une controverse de même origine se
produisit. Le Général Paul Eugène Magloire fut élu au suffrage universel le 8
octobre 1950, pour 6 ans. Une première dans l’histoire du pays car jusque là,
ce privilège revenait à l’Assemblée Nationale, c’est-à-dire les deux Chambres.
L’Article A des Dispositions transitoires, en reconnaissant le fait de
l’élection, ajoute qu’il prendra ses fonctions le 6 décembre 1956 et que son
mandat prendra fin le 15 mai 1957. Mais l’Article 77 de la Constitution est
formel : il entre en fonction le 15 mai de l’année précédant son élection,
c’est-à-dire le 15 mai 1950 et, de ce fait, il reste au pouvoir jusqu’en 1956.
Une fois de plus, nous avions en présence deux
thèses antagoniques, celle de la durée constitutionnelle et, dans ce cas, il
aurait du quitter le pouvoir le 6 décembre, et celle des Dispositions
Transitoires, dans ce cas il pouvait manœuvrer pour rester jusqu’au 15 mai
1957. Il a choisi la tangente périlleuse, rester aux commandes des Forces
Armées, ce qui lui valut l’hostilité de l’Etat Major. Il dut abandonner le
pouvoir le 12 décembre, et le pays dut affronter un cycle dramatique sous la
forme de plusieurs Gouvernements provisoires, la retentissante bataille de
l’Article 81 de la Constitution relatif au Gouvernement Provisoire, la journée
sanglante du 28 mai et, finalement, l’arrivée de François Duvalier au pouvoir
le 22 septembre.
Les constituants de 1986-87, comme les
parlementaires qui ont concocté les amendements de 2010-2012, ne semblent pas
avoir eu la curiosité de consulter les textes et les analyses des conjonctures
passées qu’elles ont engendrées. Maintenant, il semble trop tard pour refaire
ce qui a été mal fait, mis il reste suffisamment de temps, à l’horloge du
sérieux et du patriotisme, pour envisager la tache à accomplir au lendemain du
7 février 2021. Le pays besoin d’un énergique coup de balai pour le remettre sur
le chemin du Droit Constitutionnel et de la légalité. Un problème fondamental
revient à décider non quelle serait la priorité mais quelle décision est
prioritaire. A cause du passif qui s’est accumulé, la première initiative
devrait privilégier la question constitutionnelle. La procédure de l’amendement
n’est plus de mise car la 50ème Législature s’est installée à pas feutrés, sans
l’agencement protocolaire et politique qui accompagne un tel passage. Seule une
nouvelle Constitution pourrait permettre de repenser l’Etat, ses institutions
et ses responsabilités.
Beaucoup de citoyens évoquent avec nostalgie
l’efficacité d’un Conseil Constitutionnel qui n’est d’ailleurs pas prévu dans
la Constitution de 1987 mais à travers les 13 amendements y relatifs.
Ces derniers embaument le Conseil Constitutionnel
dont les parrains géniteurs chacun de trois des neuf membres sont l’Exécutif,
le CSPJ et l’Assemblée Nationale qui demeure virtuelle car elle n’est pas
sortie des limbes des deux Chambres. D’autres questions peuvent être abordées
dans le cadre de discussions assez larges pour impliquer le plus grand nombre
de citoyens, telles la lutte contre le virus, l’insécurité, les différents
procès qui encombrent l’agenda judiciaire. La question de la conférence
nationale dont l’agenda grossit à travers les prises de position devrait
intervenir comme une conclusion solennelle.
Ainsi, le passage de la date fétiche du 7 février
2021 n’est pas un moment banal car elle est chargée de virtualités qui peuvent
être prometteuses pour l’avenir ou encore tragiques. Il appartient aux citoyens
soucieux de l’avenir du pays de se conditionner pour l’accueillir non avec des
flambeaux encensoirs, mais avec le sérieux que réclame l’avenir de notre pays."
Mirlande MANIGAT
Constitutionnaliste
Professeure à l’Université Quisqueya
Présidente d’Honneur du RDNP
HCC- Une trilogie de lettres destinée à élever la réflexion de nos lecteurs à son plus haut niveau. Au fil des rubriques de HCC, nous faisons de notre mieux pour gâter nos lecteurs avec des textes fouillés, bien équilibrés et soigneusement illustrés. HCC - Une érudition immense dans les domaines : « de la politique, de l'histoire, des religions, de la culture et des arts en général. »
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