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Tuesday, September 17, 2019

Une substance cancérigène du Pont Estimé empoisonne la rivière Grand’Anse

Le pont de Dumarsais Estimé sur la grand'anse a été inauguré
le 22 avril 1950.                                                                        

Le délabrement du pont fait planer le risque d’infiltration d’amiante, un produit cancérigène, dans la rivière et constitue un danger pour la santé des populations avoisinantes. C’est pourtant un édifice historique et une œuvre d’art incontestée

Rouille, trous béants dans le tablier en béton, boulons manquants, barres de fers cassés… le pont jeté sur la rivière Grand’Anse porte mal ses 69 ans. Il craque au passage des camions. Se cabre. Et cache mal sa mine affreuse des passants.

L’édifice dont la plus récente réparation remonte à deux décennies inquiète la ville de Jérémie. « Il n’est pas [physiquement] dans un état critique », tempère le Délegué Départmental, Lhen Schiller Torchon.

L’urgence se trouve donc ailleurs. Et elle est bien plus menaçante que les marques du temps qui transpercent le fer du pont.

« Lors des dernières interventions, on avait posé de l’amiante pour protéger le métal contre la rouille » révèle Claude Harry Milord, maire de la ville de Jérémie.

Il s’agit d’un produit hautement toxique. L’inhalation de fibres ou de la poussière d’amiante peut provoquer des maladies graves telles que le cancer du poumon, le cancer du larynx, l’asbestose (qui entraîne une diminution de la capacité respiratoire) ou le mésothéliome couramment dénommé cancer de la plèvre.

Dès le début du siècle dernier, la dangerosité de la matière était connue. La France en a interdit l’usage en 1997 alors que la Suisse l’a banni sept ans avant. Nonobstant cette mesure, l’amiante tue plus de 120 personnes chaque année en Suisse.

Rien n’indique comment les autorités haïtiennes ont accepté l’application du produit dangereux ni combien d’autres bâtiments publics sont concernés en Haïti.

Raison pour laquelle la municipalité se démène sur deux fronts. D’abord elle souhaite rénover le pont, le désamianter pour le conserver comme monument architectural. Selon Claude Harry Milord, huit millions de dollars américains seraient déjà disponibles.

Les responsables veulent également construire un nouveau pont, juste à côté, capable de supporter les poids lourds alors que les motocyclettes et petites voitures emprunteraient l’ancienne construction. Le nouveau pont coûtera dix millions de dollars américains.

Lire aussi : Les oubliés de La Pointe

Sans l’expertise nécessaire, le Ministère des Travaux publics, Transports et Communications (MTPTC) se cantonne au colmatage des trous dans le tablier en béton, renseigne Vince Frémont, responsable régional du MTPTC. Cependant, l’Unité centrale d’Execution (UCE) de l’institution a déjà lancé un appel d’offres pour les deux projets depuis 2016.

L’inadéquation entre le fonds disponible et l’argent exigé par les firmes spécialisées serait la cause du long retard dans le démarrage des travaux.

Un monument historique
Le treillis en fers qui supporte l’Alexandrin métallique, nom donné au pont par le poète local Jean F. Brière, soutient l’économie de la Grand’Anse et demeure une porte d’accès pour sept communes du département, jadis isolé. L’histoire de la structure coïncide avec celle de ce coin de terre du sud d’Haïti, connu pour sa verdure.

Il faut remonter au 4 novembre 1744, soixante ans avant l’indépendance,  pour trouver l’ordonnance établissant un « Bac » sur « la rivière du Bourg du Trou Jérémie, au Quartier de la Grand’Anse. » Le bac est une sorte de canot large en bois tiré par corde depuis la rive. Il restera la principale façon de traverser la profonde rivière jusqu’à l’aube du Xxe siècle.

La construction d’un premier ouvrage est entamée à la fin du XIXe siècle, sous le mandat du président Florvil Hyppolite. Le Pont du Bac qui porte la signature de l’ingénieur Doret sera inauguré le 11 août 1903.

La suite relève de la tragédie.
21 octobre 1935. Un ouragan puissant frappa la région. Une très forte crue de la rivière emporta le premier pont en fer et beaucoup de personnes qui contemplaient la montée des eaux depuis la structure perdront la vie. Aujourd’hui, un mémorial est installé au « Carrefour bac », porte d’entrée de la ville de Jérémie, en mémoire des victimes.

Après le cataclysme, le bac reprendra service pendant quinze ans.

Puis vient Léon Dumarsais Estimé. Ce président nourrissait la volonté de réduire l’isolement de la Grand’Anse du reste du pays. En 1949, il lança la construction du pont qui aujourd’hui encore porte son nom. « En plus d’être un signal majeur, il matérialise un grand projet symbolique qui doit relier les différentes parties du pays », explique Olsen Jean Julien, ancien ministre de la Culture.

Le pont, construit par la United States Steel Export Company, sera inauguré en 1950. Un 22 avril précise madame Yves Lombard, une habitante de Jérémie.

Bac de la Grand'Anse en 1949
(photo historique de Paul Couba)
« Je m’en souviens très bien, poursuit l’octogénaire. Avant la construction, je traversais la rivière sur le bac chaque samedi pour aller acheter sur l’autre rive. Les gens venaient vendre du mirliton, de l’igname, produits de leurs jardins. Ils venaient de Guinaudée, fond Cochon, Léon, Roseau, Lamandier… »

À l’époque de la fin des travaux, Madame Yves Lombard avait 13 ans. « On a emmené presque toutes les écoles de la ville à l’inauguration. Le président Dumarsais Estimé avait fait le déplacement. Les gens ont traversé le pont dans l’euphorie. »

Une passerelle tendue vers l’avenir 

« Il est impossible d’imaginer la Grand’Anse d’aujourd’hui sans ce pont », estime l’écrivain jérémien Martin Guiton Dorimain.

Selon l’auteur de « Jérémie d’antan, 1673-1789 », toute l’économie Grand'anslaise est passée par ce pont.

À partir de son érection, le mode de vie a changé, les gens ne prennent plus le bac. « Il faut comprendre que le département, particulièrement la ville de Jérémie, vivait de trafic maritime, continue-t-il. Maintenant il y a très peu de marchandises qui vont à Jérémie par bateau. La tendance s’est inversée. »

« Il est impossible d’imaginer la Grand’Anse d’aujourd’hui sans ce pont », estime l’écrivain jérémien Martin Guiton Dorimain.

Une vue du bateau Trois Rivières sur le wraff de Jérémie vers
les années 80 où le cabotage maritime était le plus emprunté.

Madame Yves Lombart est plus prosaïque. « Ce pont nous a sauvés », s’exclame celle qui se rappelle des naufrages spectaculaires de bateaux assurant le trajet Jérémie Port-au-Prince. « Il n’y avait pas beaucoup de voitures ou de motocyclettes dans la ville. Je peux compter sur mes doigts combien il y en avait. À l’époque, les gens qui en avaient les moyens prenaient l’avion. C’est après la construction du pont qu’on aura autant de véhicules. »

Il convient de dire que le « Pont Estimé » symbolise l’ambition de toute une présidence. L’administration édifiera plusieurs grands projets dans le pays, en marge de sa construction, rapporte Olsen Jean Julien. Entre autres, la construction du barrage hydroélectrique de Péligre, la reconstruction du village frontalier de Belladère…

« Il y avait une vision et une ambition qu’on ne ressent plus aujourd’hui », observe l’ingénieur architecte. « Les fonds publics servaient à la production de biens publics. La corruption existait, mais les fonds ont été utilisés majoritairement pour la réalisation des projets. C’est un contraste saisissant par rapport au scandale Petrocaribe. »

Mémoire d’une époque
Dans les années à venir, la municipalité de Jérémie ambitionne d’offrir la vue du pont comme monument historique et architectural. « C’est un très bel ouvrage d’art », écrit l’architecte française du patrimoine, Patricia Balandier dans un livre consacré au département. La structure est « représentatif de son époque, car les années 1950 marquent l’essor industriel des ponts préfabriqués suspendus ou haubanés. »

Et de continuer : « Ses pylônes sont à doubles mâts entretoisés par des poutres à croix de Saint-André et un arc. Des nappes de sept câbles en éventail ancrées dans les massifs de culées équilibrent les efforts des câbles de retenue des suspentes. La raideur longitudinale est améliorée par deux poutres latérales en treillis, de type Waren. »

Dans l’attente des touristes, le maire de Jérémie continue les démarches et dit avoir entamé il y a six mois, un travail de sensibilisation auprès de la population. « Les gens doivent prendre beaucoup de précautions, surtout ceux qui utilisent la rivière », avertit-il. « L’amiante est un produit cancérigène. Ils ne verront pas son effet dans trois ou quatre mois, mais dans cinq, dix ans. »

Source:ayibopost.com

1 comment:

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