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Wednesday, August 8, 2018

L’urgence d’un budget de rupture en Haïti
Kesner Pharel
Ce 5 août 2018, près d’un mois après les émeutes en Haïti, le notaire Jean Henry Céant a été nommé Premier ministre par le président Jovenel Moise. Figure controversée, cet ancien candidat à la présidence devra se montrer pragmatique et s’attacher d’emblée à remanier un budget qui dessert la population haïtienne et a provoqué les émeutes des 6, 7 et 8 juillet derniers, comme l’explique l’économiste Kesner Pharel à la journaliste indépendante, Nancy Roc. 

Si dans le passé, la Communauté internationale finançait plus de 60% du budget national, « 71% du budget 2018-2019 le seront par les contribuables haïtiens, soit 126 milliards sur les 175 milliards de gourdes », déclare d’entrée de jeu, l’économiste et président du Group Croissance, Kesner Pharel. Il explique que « ce sont donc les impôts indirects qui dominent et qui sont payés par la majorité de la population. Or 90.1 milliards de gourdes de ces entrées- soit 1 milliard 344 millions de dollars américains environ au taux de 67 gourdes pour un dollar –  sont attribués aux dépenses courantes (masse salariale des employés de l’État, biens et services (le train de vie de l’État), les transferts et subventions, l’intérêt de la dette etc.) ; alors que les investissements publics pour les besoins de la population dépassent à peine 20 milliards de gourdes (environ 298 millions de dollars américains) ».

De même, le gouvernement de Jovenel Moise compte dépenser 29.94 milliards de gourdes (soit plus de 446 millions de dollars américains pour les biens et services de l’État (voitures, voyages, per diem et tout ce qui concerne des dépenses non essentielles pour l’État et ses salariés) mais ne prévoit que 20,61 milliards de gourdes (environ 307 millions de dollars américains) pour les investissements sociaux à travers le financement du Trésor Public. Conclusion ? « C’est un budget qui ne prend pas en compte les besoins de la majorité de la population », lâche Kesner Pharel. De plus, le financement (service) de la dette de l’État haïtien est passé de 14 milliards à 24 milliards de gourdes (un peu plus de 358 millions de dollars américains), un montant supérieur à l’allocation budgétaire annuelle du Ministère de l’Éducation nationale. Pendant que les auteurs du plus grand détournement des finances publiques de l’histoire d’Haïti, à travers le programme PetroCaribe, se la coulent douce, le pays doit débourser 2 milliards de gourdes par mois (soit presque 30 millions de dollars américains) pour rembourser la dette publique. A titre comparatif, le budget de l’Environnement est de moins de 2 milliards de gourdes sur l’ensemble de l’année!

« Ce pays n’a jamais été aussi centralisé », dixit Kesner Pharel

L'économiste Roro Pharel
L’économiste de renom, Kesner Pharel, explique, chiffres à l’appui les causes des dernières émeutes : « Si l’on prend le département le plus riche, l’Ouest, il y a eu des investissements continus ces quatre dernières années. Aujourd’hui, on en est à plus de 110 milliards de gourdes (environ 1 milliard 641 millions de dollars américains) pour l’Ouest alors que le nouveau budget n’accorde même pas un milliard de gourdes (soit moins de 15 millions de dollars américains) au département le plus pauvre, le Nord Est. Donc les émeutes des 6, 7 et 8 juillet sont les résultats des choix faits par les gouvernements haïtiens de concentrer la plus grande partie des dépenses de fonctionnement et d’investissement dans la grande zone métropolitaine de Port-au-Prince dans un esprit de centralisation et en laissant les autres départements dans la pauvreté. » Pour lui, ceci a provoqué un mouvement migratoire considérable, avec la multitude de bidonvilles aux conditions infrahumaines que nous connaissons aujourd’hui dans la capitale. « Ce pays n’a jamais été aussi centraliséC’est pour cela que, le 5 juillet dernier, j’avais souligné qu’il fallait absolument un budget de rupture en Haïti. Car, si on continue de tout centraliser dans la zone métropolitaine, cette pieuvre va tout simplement faire éclater le pays », déclare Kesner Pharel dans la perspective d’un Port-au-Prince contenant cinq millions d’habitants en 2030.


Soulignons que, malgré un budget d’investissement de 13,78 milliards de gourdes (environ 205 millions de dollars américains) pour le département de l’Ouest, lorsqu’on divise cette somme par 4 millions d’habitants, on obtient la modique somme de $ US 51,25 comme somme annuelle d’investissement de l’État pour chaque Port-au-Princien(ne). Or, lorsque l’on sait que mettre un enfant dans une école revient à environ $US 100 par an, on se rend compte à quel point « ce budget est une imposture », pour reprendre l’expression d’André Lafontant Joseph, Coordonnateur du Groupe de Recherche et d’Intervention en Développement et en Éducation (GRIDE), dans notre dernier article.

Mauvaise gouvernance : des exemples édifiants

Chaque année, le gouvernement présente au Parlement la loi de finances pour approbation. « Cette loi doit refléter la mise en œuvre des engagements pris par le gouvernement lors de la ratification de la politique générale du Premier ministre. Elle doit aussi répondre à certaines normes d’équilibre financier qui soutiennent de manière stable et durable les politiques publiques à mettre en exécution, notamment la croissance économique soutenue », explique l’économiste Etzer Émile[1]. Mais, ce que la plupart des gouvernants oublient de souligner, c’est que le budget de l’État doit refléter les aspirations des citoyen(e)s et offrir des opportunités à toutes et à tous. Or, ce budget ne répond à aucun des objectifs susmentionnés.

En premier lieu, les responsables budgétaires ont décidé d’allouer plus de 65% du budget national au département de l’Ouest et moins de 1% au département du Nord-Est. Selon Kesner Pharel, « cette répartition inégalitaire des dépenses publiques pose le problème de l’équité et de l’accès des citoyens de tout le pays aux mêmes services publics essentiels et aux opportunités économiques », nous explique-t-il en entrevue. Ainsi, avec moins de 40% des dépenses publiques pour les neuf autres départements, ce budget démontre que la décentralisation n’a nullement été prise en compte, tant par le gouvernement Lafontant/Moïse que par l’ensemble de parlementaires qui ont ratifié ce budget dans la soirée du mercredi 6 septembre 2017, avec 18 voix pour, 2 abstentions et 1 contre[2].

Rappelons que Patrice Dumont, Sénateur de l’Ouest, a été l’unique sénateur a voté contre ce budget, pour cinq raisons qu’il évoque le 7 septembre 2017, sur sa page Facebook. Il stipule que, « l’article 9 du projet de budget modifie unilatéralement le barème de la Contribution Foncière des Propriétés Bâties (Impôt locatif), approximativement pesant 97 % des rentrées des municipalités. En ignorant les collectivités territoriales le budget tord les intérêts de ces collectivités et le devoir de décentralisation qu’impose la Constitution de 1987 de l’article 61 à l’article 74. » Tout est dit.

Le développement ne se limite pas aux routes !
En second lieu, ce budget met en lumière la pensée exiguë, tant du gouvernement Moise-Lafontant que des parlementaires, en matière de développement
En effet, dans la plupart des projets et investissements publics, le budget démontre que l’État prévoit principalement de construire des routes et de bâtiments administratifs. Est-ce la conception du développement d’un pays au 21ème siècle pour nos autorités ? Car, depuis 2001, les limites du lien de causalité « route = développement » sont pointées du doigt par les chercheurs qui déconstruisent les idées que les décideurs politiques et les aménageurs peuvent véhiculer sur les bienfaits de la route (Banister et Berechman, 2001).
En effet, des études menées notamment en Guyane sur les enjeux portés par les infrastructures routières, ont pris en compte à la fois le désenclavement, facteur de continuité territoriale, et l’accès au foncier et à ses ressources. Ces enjeux constituaient des leviers pour le développement socio-économique de la Guyane si l’on en croit les politiques qui encadrent l’aménagement du territoire.  Mais dans la réalité, ces études ont démontré les limites importantes de ce concept : par exemple, les capacités de mobilité réduite des populations locales, peu d’effets entraînants sur les économies désenclavées, mise en valeur limitée des alentours des routes, appropriation non-contrôlée du foncier agricole aux alentours des routes, etc… Ces études concluent donc que « d’autres conditions que celles liées à la qualité de l’infrastructure doivent être réunies pour que les objectifs de ces routes puissent être atteints, en termes d’encadrement et d’accompagnement. »[3]
En posant quelques pistes de réflexion, ces études ont démontré les raisons des échecs des projets routiers dans la démarche planificatrice en Guyane notamment que, sans encadrement en amont et en aval de la part de l’État et du secteur privé, ces routes ont donné lieu à une appropriation agricole du foncier et à des implantations humaines, en créant davantage de chômage et en transformant le paysage en domaines urbains non conformes aux normes de développement. De plus, les routes sont concernées au premier chef par les problématiques environnementales : coupure des espaces naturels, consommation de ressources non renouvelables, production de gaz à effet de serre par le transport. La route est donc en première ligne des problématiques liées au développement durable :
– socio-économique, en raison de la place essentielle de la mobilité dans les facteurs de croissance ;
– environnementale, au regard de la responsabilité des transports dans le changement climatique, l’utilisation de ressources naturelles et l’impact sur la biodiversité.
Route Cap-Haïtien menant à Labadie
(Tronçon de route inaugurée le 24 février 2018)
Les enjeux et impacts de ces routes ont-ils été étudiés par les gouvernements successifs haïtiens qui n’ont jamais œuvré pour concrétiser la décentralisation ? Comment penser à construire de routes départementales sans penser à la décentralisation et à la population ? La nouvelle route du Cap-Haïtien menant à Labadie en est un bon exemple. Ce tronçon, couvrant la localité Fort Bourgeois à la section communale de Bande du Nord, a été inaugurée le 24 février 2018. Longue de 6 kilomètres, elle a été financée à hauteur de huit millions de dollars par la Banque mondiale, avec l’objectif, selon la représentante de la Banque mondiale, Anbela Abreu, « d’apporter des transformations pour les habitants de ce milieu touristique dénommé Fort Bourgeois ». Mais le tronçon commençant dans la ville du Cap est bien trop étroit et les chauffeurs s’en plaignent. « Ils auraient dû prévoir d’élargir la route en écrasant les murs des résidences adjacentes d’abordpour faire de la place pour au moins deux voitures », nous a confié un chauffeur guide. « Regardez, lorsqu’une voiture stationne, on doit attendre derrière pour laisser passer celle d’en face », s’exclame-t-il énervé. « Le président a fait faire la route oui, mais il aurait dû la faire construire avec une vision sur 25 ans et non pas juste pour les touristes ! », conclut-il.
Pour l’avenir et lorsque la Chambre des Députés daignera enfin voter la loi-cadre sur la décentralisation, les départements devront se doter de documents stratégiques sur la politique routière avec des indicateurs de l’état des routes et des enquêtes de satisfaction des usagers ; mais aussi de l’accompagnement de l’État pour un vrai plan de développement.
Jean Henry Céant au pied du mur
Jean Henry Céant
Le Premier ministre désigné
La tâche qui attend le nouveau premier ministre et son prochain gouvernement est non seulement colossale mais elle s’est corsée avec les émeutes. En effet, le gouvernement avait prévu de collecter 19.9 milliards à partir du réajustement des produits pétroliers pour financer le budget évalué à 175 milliards de gourdes. Or, ce réajustement n’a pu avoir lieu et les émeutes ont obligé les autorités à annuler ces nouveaux prix et à faire le retrait du budget déposé le 29 juin 2018. Si Guichard Doré, conseiller du Chef de l’État, a déclaré le 12 juillet que « l’équilibre est le principe même du budget. Les dépensent doivent correspondre aux rentrées », comment assurer aujourd’hui cet équilibre et où le prochain gouvernement peut-il piocher pour remplacer le vide laissé par le retrait des mesures de réajustement des produits pétroliers ? « Soit avec de nouveaux impôts, soit à travers une pression fiscale plus élevée », nous dit Kesner Pharel. Les citoyen(ne)s livré(e)s à eux-mêmes pendant les émeutes vont donc encore en prendre pour leur grade !

Mais ce qu’il y a de plus troublant est que dans le budget 2017-2018, le train de vie de l’État (biens et services) coûtait 20,30 milliards de gourdes (environ 303 millions de dollars américains) dans le budget 2017-2018. Or, dans le nouveau budget 2018-2019, il a été révisé à la hausse, soit 29,94 milliards de gourdes (446,8 millions de dollars américains) de besoins non essentiels. De plus, l’enveloppe allouée aux investissements sociaux est inférieure à ce train de vie : 20,61 milliards de gourdes (307,6 millions de dollars américains). Voilà deux données cruciales qui démontrent que Jovenel Moise n’a pas tiré les leçons des émeutes de juillet dernier, voire comprendre la situation de ses compatriotes qui ont faim, sont dans la misère et le chômage comme il le twittait le 15 juillet, après les émeutes. Pourtant Richard Doré avait déclaré qu’il y aurait des coupes budgétaires dans les services de l’État, surtout dans les services de l’État pour les « frais non essentiels ». Mais les chiffres du nouveau budget démentent cette affirmation.
Le nouveau premier ministre se retrouve donc au pied du mur et il n’est que d’attendre pour voir si Jean Henry Céant sera un premier ministre à poigne qui pourra renverser la tendance ou s’il ne sera qu’un pantin de Jovenel Moise et du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK).

Nancy Roc, le 6 août 2018.




[1] Etzer Émile, 12 raisons qui doivent justifier une réorientation du budget national 2018-2019, Le Nouvelliste, le 23-7-2018.
[2] Haïti-Politique : Le projet de budget 2017-2018 voté au sénat sans grande modification, Alterpresse, le 7 septembre 2017.
[3] Madeleine Boudoux d’Hautefeuille, La route, facteur de développement socio-économique ? Une analyse des enjeux portés par les projets routiers en Guyane française, Espaces et sociétés 2014/1 (n° 156-157)

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