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Friday, February 2, 2018

Haïti chérie : récit d’un voyage au pays que Trump traite de trou à merde





Mickael Destrempes



Haïti, c’est dépaysant pour tout le monde, faut croire.
Ils me disent : «Tahiti, tu veux dire? H-A-Ï-T-I? C'est dangereux, non? Mais pourquoi vas-tu là? Un reportage sur une catastrophe? Bâtir un orphelinat?»
-  «Ben, pour...voyager...», que je réponds en doutant de moi-même.
Parce que si Haïti est cette cousine que le Québec affectionne, c’est vrai qu’il ne lui rend pas souvent visite.
Coudonc, est-ce que Trump a raison de prétendre que ce n'est qu'un trou à merde? 

Le vol est majoritairement composé de Québécois d’origine haïtienne. S’y greffent quelques backpackers, une congrégation chrétienne et deux couples de baby-boomers «pure-laine» en direction de Decameron, le seul tout inclus du pays.
Trois avions atterrissent presque simultanément sur le tarmac de l’aéroport Toussaint-Louverture. C’est suffisant pour créer une mini-cohue aux douanes.

À la sortie, j’aperçois mon hôte pour la semaine Aly Acacia, qui badine, sourire en coin: «Voilà ta première aventure haïtienne, sortir de l’aéroport!»
Cet ex-enseignant a vécu près de 20 ans au Québec. Maintenant chroniqueur au Nouvelliste, le plus ancien journal du pays, Aly s’est également lancé dans le tourisme. Il reçoit chez lui, dans le quartier de Delmas, des visiteurs de partout dans le monde.
J’ai à peine le temps de déposer mes valises et de m’éponger le front qu’un repas m’est servi par sa voisine. La totale : riz, sauce pois, poulet, plantain, lambi, patate douce, avocat, pikliz, jus frais et j'en passe.


Un de mes repas de la semaine
Haïti est un pays dont le relief du paysage est aussi montagneux que ses assiettes. Chez Aly ou chez ses amies, sur le coin d’une rue ou au bord d’une plage, on mange beaucoup et terriblement bien. Le seul repas fade de mon périple sera mon plus dispendieux, dans un resto-bar à l’américaine rempli d’étrangers à Pétion-Ville, le quartier guindé de la capitale. Classique. 
À l'image de sa gastronomie, Port-au-Prince est une ville généreuse, mais aussi exigeante.
C’est une ville où s’entrechoquent harmonieusement toutes les expressions de l’expérience humaine. L’extrême pauvreté côtoie intimement l’opulence et le train de vie de ceux qui se rendent à leur 9 à 5 en tap-tap.
La circulation, avec sa signalisation quasi-inexistante, est un impressionnant chaos organisé.
Chez Ali à Delmas
De la terrasse de chez Aly, je peux entendre le tumulte de la rue vibrer aux rythmes de kompa, de rap et de chansons françaises. S’y ajoutent les cris de joie des écoliers en uniforme, le sermon d'un pasteur en camionnette et les soupirs d’une vieille dame qui transporte sur ces épaules l’équivalent de mes cinq dernières épiceries. 
Ces autobus sont le moyen de transport principal du pays

La vie s'immisce de partout. C'est ensorcelant. C'est beau.

Sous mes allures de blanc-bec désorienté, je déambule dans les quartiers de la ville. Je flatte et photographie tous les chiens errants qui croisent ma route. Difficile de faire plus touriste que ça.


De rares passants me dévisagent, tandis que plusieurs me sourient et me saluent chaleureusement. «Bonjour!»
On m’aborde en anglais ou en espagnol. Quand on réalise que je suis francophone, leur créole se francise, mon français se créolise, et l’on parvient à se comprendre.
Lorsque je trébuche maladroitement dans une crevasse, un groupe d’écolières ricanent et imitent ma chute en me montrant du doigt. Étrangement, faire rire de soi si ouvertement rend l'exercice moins humiliant. Je ris avec elles.    
Des traces du séisme de janvier 2010 sont encore visibles, mais se confondent aux immeubles tapissés d’art et d’enseignes colorées des salons de beauté. Si les Haïtiens ont subi leur lot de malheurs, rien ne viendra vraisemblablement à bout de leur fière allure.
Dans un pays où la corruption est notoire, des affiches de candidats aux élections présidentielles de 2016 jonchent encore les routes. Pourtant, le gouvernement me paraît absent du quotidien.
Ce vide gouvernemental semble avoir pour effet de politiser les conversations les plus banales. Un peu comme lorsqu’on discute des Habs autour de la machine à café, ici, on parle constamment de sa ferveur pour le pays, des problèmes d’infrastructures, du passé plus glorieux et des jeunes espoirs.
Selfie avec Lochenet au Mupanah
Le musée du panthéon national
Ayant à faire ailleurs pour la journée, Aly me confie à son voisin Lochenet afin de m’accompagner à l’incontournable musée Mupanah. J’ai l’impression que les trottoirs pullulent d’histoires comme la sienne. Faute d’argent, le jeune homme a dû abandonner ses études en ingénierie. Il s’est converti en tailleur et fait le guide pour les pensionnaires d’Aly. Il est brillant, cultivé, drôle et décidément gentleman. Sous d’autres cieux, ce serait peut-être moi son chauffeur.
L’effervescente Port-au-Prince ne représente qu’une petite partie de ce qu’est la Perle des Antilles. Pour respirer un peu, Aly m’amène dans les montagnes ennuagées au sud de la ville à Kenscoff. Le mercure baisse et c’est la sérénité complète. Le genre d’endroit où des moines tibétains fileraient le parfait bonheur.
Naïse la fille d'Ali née deux jours après le tremblement de
terre de 2010. et moi dans les montagnes entre deux fous rires
Vers l’ouest à Jacmel, une ville à l’architecture coloniale de 170 000 habitants bordée de plages, c’est une Haïti plus artistique et détendue qui se dévoile. Les rues sont animées, l’ambiance est festive, la mer est magnifique et le climat est inspirant.
Images captées lors du festival de Jacmel en 2017

Bassin Bleu
Au retour, je passe par Bassin Bleu pour y faire saucette et je croise un partisan des Canadiens. 

Destination Petit Goâve, lieu qui a vu grandir Dany Laferrière, moins touristique et plus champêtre que Jacmel.

Au matin, deux garçons m’embarquent en chaloupe. En chemin, on achète quelques prises à un pêcheur sur sa pirogue. Sur la plage quasi-déserte, un groupe de jeunes femmes font le party pendant qu’on prépare nos poissons. Je n’aurais pu demander plus poétique pour savourer ce moment que ma bière froide «Prestige» et une cigarette «Comme il faut».
Plus tard, je croise les filles de la plage à la discothèque suintante de la rue principale. Certains clients sont mécontents de me voir en gougounes et en shorts malgré le dress code, mais mes nouvelles amies ne m’en tiennent pas rigueur. Elles se moquent plutôt de mes déhanchements stiffs et de mon incapacité à soutenir la chaleur.


La drague est aussi lascive que pudique. Les extrêmes ne cessent de valser dans ce beau pays.
Au déjeuner, une des filles m’interrompt pendant que je donne mes impressions de voyageur et elle s’exclame : «ah ben toé mon crrrriss, c’est ça qui est ça, tsé». Va sans dire, les Haïtiennes maîtrisent à la perfection l’art de la taquinerie et de l’imitation.

Alors au final, est-ce que c’est dangereux? Je n’ai rien de vu de plus inquiétant que dans n’importe quel pays aux prises avec d’importants problèmes de pauvreté. Il s’agit d’être prudent et de voyager intelligemment.

Est-ce que je conseille de visiter Haïti? Sans hésitation. Cependant, si vous évitez les rares hôtels chics et les zones hyper touristiques, il faut avoir un minimum l’esprit aventurier.
Oui, c’est tough de voir un kid qui quémande pour manger. Mais on retient d'abord d'Haïti un peuple fier, débrouillard, chaleureux, aidant.
C’est des paysages spectaculaires et une culture riche.
C’est le premier État noir indépendant, illégitimement endetté de milliards de dollars par les maîtres français qu’elle a courageusement sacrés dehors en 1804.

Dans le fond, quand Trump parle d’Haïti, le seul shithole dont il est question, c’est son clapet.

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