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Monday, January 15, 2018

Mes coups de coeur en 2017 (1ère partie)

Bonjour Hugues,                           

C’est toute une anthologie de la littérature de chez-nous que tu as élaborée pour la nouvelle année. D’un oeil averti, dans un triptyque bien délimité pour sélectionner les ouvrages primés, tu as su dénicher des oeuvres vraiment étincelants qui viennent nous chercher dans notre quête d'excellence.                   
Celui de Dalembert, « Avant que les ombres s’effacent » avaient attiré mon attention depuis que j’en avais entendu un résumé dans la série « La grande Librairie » de TV5-Monde. Avec élégance, tu l’as bien mis en évidence, surtout avec ta conclusion: « …un livre qui baigne dans une actualité tenace et Haïti peut se vanter d’avoir fait son devoir quand elle avait été interpellée par l’Histoire ». Et surtout en ces derniers jours, ce rappel historique vient de prouver à nous-mêmes, que nous sommes loin d’être un « pays de merde », quoiqu’en pense « Notre idiot international ».
               
Félicitations et mille mercis.

Max Dorismond

Mes coups de coeur en 2017 (1ère partie)

Par :Hugues Saint-Fort 
                  
Timeline
Hugues Saint-Fort
Je continue cette année encore la série de mes coups de cœur que j’ai commencée en 2009. Cette édition de 2017 s’articule autour de trois grandes catégories : Poésie, Fiction et Non fiction. D’abord, la poésie. 




Les lunes d’or du cactus, poèmes
Denizé Lauture
Trilingual Press, Cambridge, Massachusetts, 2017

La plupart des recueils de poèmes publiés par Denizé Lauture sont écrits en anglais ou en kreyòl, ses deux langues de prédilection. Avec Les lunes d’or du cactus, il nous livre son deuxième recueil de poèmes rédigé en français, le premier étant Les Dards empoisonnés du dénizen (Trilingual Press, Boston, 2015). Lauture dédie son recueil « Aux étoiles du ciel, aux rayons du soleil et de la lune et aux idées-éclair qui m’ont aidé à discerner la poussière dorée de mes ancêtres malgré l’ombre impitoyable des traditions européennes crucificatrices ». Avec une telle dédicace, on pourrait s’attendre à une célébration d’une certaine poésie locale en harmonie avec nos héritages ancestraux, loin des tentations occidentales qui constituent aussi pourtant une certaine  composante de notre identité. Mais ce n’est pas toujours le cas. On constate plutôt dans ce recueil une tendance du poète à s’éloigner des thèmes qui ont marqué sa poésie : l’exclusion sociale, la misère des défavorisés, la grandeur de l’histoire d’Haïti, la littérature enfantine, au profit de sentiments plus personnels tels l’amour, l’espoir, mais aussi le malheur, le désespoir, la fin peut-être proche de notre monde… Cependant,  le poète s’attache aussi à célébrer avec une simplicité désarmante des petits faits de tous les jours qu’on pourrait ne pas remarquer mais qui font impression sans qu’on sache pourquoi comme dans ce poème intitulé  La pluie de lundi :
                           
 Il a beaucoup plu
 Lundi,
Pourtant
Mon nombril
N’a recueilli
Aucune goutte
De pluie :
Deux jeunes filles
Bien sympathiques
M’ont pris
Sous leur parapluie.
Ensemble.
Nous avons souri
 Et ri
 Sous la pluie 

Mais le poète découvre que toutes les jeunes filles ne sont pas aussi sympathiques, comme il a pu s’en rendre compte dans le poème Cette salive convoitée… !
               
Elle sirotait du vin
Dans un verre couleur miel
Couleur de ses lèvres
Je lui ai demandé un peu
Elle a balbutié
Entre ses diaboliques lèvres
Son visage d’ange rougissant :
« J’ai craché dedans
Je ne peux t’en donner… »

Si la poésie de Lauture a perdu en français ce qui faisait sa force en anglais et en créole, c’est-à-dire son engagement pour la justice sociale et ses luttes pour les droits humains, elle a gagné en revanche de nouveaux atouts dans la langue de Voltaire : une élégance certaine, le sens du rythme et de l’harmonie, l’invitation au rêve.  

Ouvrages de fiction
Avant que les ombres s’effacent, roman
Louis-Philippe Dalembert
Sabine Wespieser, Paris, 2017

La plupart des thématiques qui imprègnent l’œuvre littéraire de l’écrivain Louis-Philippe Dalembert : l’exil, l’errance, le croisement des cultures, se retrouvent dans son dernier roman, Avant que les ombres s’effacent. Cependant, l’auteur les a insérées à l’intérieur de faits historiques (« personnes ayant existé et des événements ayant eu lieu ») qui se mélangent avec de la fiction pour nous raconter une fabuleuse vraisemblance. Ainsi, la déclaration de guerre adressée par la république d’Haïti au Troisième Reich le vendredi 12 décembre 1941 constitue un événement historique réel, même si peu de personnes en ont conscience ou en ont entendu parler. Ou encore, combien d’entre nous sont-ils au courant de l’existence d’un décret-loi adopté par l’État haïtien en 1939 permettant à tout Juif qui en exprimerait le désir de bénéficier de la nationalité haïtienne et d’être accueilli en Haïti ? A partir de là, le morceau de bravoure du prologue chargé d’humour, d’ironie et de sarcasme populaire reste tout à fait vraisemblable et dépasse la pure fiction. Tout comme le récit fictif lui-même rempli de rebondissements et d’actions spectaculaires conduits adroitement par un romancier maitre de son art.

Le roman tout entier est construit autour de trois villes décisives et fondamentales dans la vie de Ruben Schwarzberg : Berlin (pp. 21-107), Paris (pp.127-198), et Port-au-Prince (pp. 209-273). Entre ces trois villes, le narrateur insère deux « répits » d’une dizaine de pages chacun pour permettre au lecteur de souffler et orienter sa compréhension de l’histoire. Technique salutaire, s’il en est dans cette narration de près de trois cents pages.

Ruben Schwarzberg est le personnage principal du roman. Juif polonais originaire de Lodz, il émigre en Allemagne avec sa famille, deviendra un brillant médecin, mais sera obligé de quitter le pays pour fuir le nazisme. Ainsi commence une succession de déplacements sur fond de persécutions nazies qui le conduiront au camp de concentration de Buchenwald d’où il fut libéré par un miracle extraordinaire pour aller à Cuba. Malheureusement, les autorités cubaines refusèrent d’accueillir le docteur Schwarzberg et le millier de réfugiés qui voyageaient avec lui sur le bateau le Saint Louis. Finalement, après maintes péripéties, certains pays européens, dont la Belgique, la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas acceptèrent de les recevoir. Avant d’atteindre sa destination finale, Haïti, le docteur Schwarzberg débarquera en France, le pays dont lui et sa mère francophile avaient toujours rêvé, « elle qui aurait été heureuse, mais si heureuse, de se promener avec lui sur les Champs-Élysées, la plus belle de toutes les avenues du monde » (p.112). A Paris, Ruben Schwarzberg se lia d’amitié avec des membres de la communauté haïtienne, en particulier le poète Roussan Camille et la poétesse Ida Faubert qui l’aida à obtenir la nationalité haïtienne et facilita son départ vers sa nouvelle patrie.

L’atmosphère et le déroulement de cette troisième partie du roman sont à mille lieues de l’errance, de la violence et des persécutions décrites dans les deux premières parties. Dalembert nous la décrit, cette troisième partie, sous la forme de souvenirs racontés à sa petite cousine Deborah accourue d’Israël en compagnie d’un groupe de médecins pour porter secours à Haïti, victime d’un séisme dévastateur en janvier 2010. Le lecteur découvre comment le docteur Schwarzberg s’adapta très vite dans sa nouvelle patrie, au point de brûler son dossier de demande de résidence aux États-Unis qu’il avait gardé avec lui dans l’espoir d’immigrer chez les Américains. Il avait « l’intime conviction de se retrouver enfin à la maison, après un long temps d’errance et de péripéties. La découverte du pays réel lui apporta l’impression que cette terre entrait dans la composition de sa chair, qu’il n’avait vécu jusque-là que pour la rencontrer. » (p.215). Mais Ruben Schwarzberg ne mit pas long à découvrir la politique d’exclusion sociale alimentée par le « mépris de classe et de couleur » en vigueur dans la société haïtienne de l’époque.

Ce roman qui conjugue avec un art consommé l’histoire et la fiction tendra à éblouir non seulement le lecteur natif haïtien déconcerté par tant de détails qu’il ne connaissait peut-être pas sur son ile natale, mais aussi le lecteur français ou francophone découvrant une société qu’il avait appris à connaitre traditionnellement par le petit bout de la lorgnette du vodou ou de la dictature. Louis-Philippe Dalembert révèle dans Avant que les ombres s’effacent un consciencieux travail de documentation qui permet d’admirer son sens du détail dans les descriptions de Berlin (bien qu’il ait vécu et étudié à Berlin), sa connaissance des traditions et de la culture juives et des événements annonciateurs de la montée du nazisme et de la percée d’Hitler.

A travers l’errance du Dr. Ruben Schwarzberg et de sa famille juive éparpillée aux quatre coins du monde, fuyant les persécutions nazies, Avant que les ombres s’effacent part de données historiques pour construire une fiction où le romancier célèbre la solidarité et la générosité d’Haïti. Dans un entretien accordé au quotidien haïtien Le Nouvelliste et publié le 19 juillet 2017, Louis-Philippe Dalembert dit ceci : « A un moment où tant de nos compatriotes et des centaines de millions de réfugiés sont rejetés de par le monde, surtout par les pays donneurs de leçon de démocratie et de droits de l’homme, il était important de le rappeler… ». Ce livre baigne dans une actualité tenace et Haïti peut se vanter d’avoir fait son devoir quand elle avait été interpellée par l’Histoire.

Avant que les ombres s’effacent a obtenu le Prix Orange du livre 2017 et le prix France Bleu de cette année.  Ce roman a été aussi finaliste pour le prestigieux prix littéraire  Médicis. Il a fait partie des quatre romans finalistes retenus pour le Grand Prix du roman de l’Académie française (automne 2017) et l’a raté de justesse.
  
Masuife, théâtre
Menès Déjoie (Menès Dejwa)
Éditions HAFECE, New York, 2015

Le mot « masuife » (mât de cocagne, en français) est bien ancré dans le vocabulaire de nombre d’écrivains haïtiens. Le poète, romancier et essayiste Patrick Sylvain par exemple, s’en sert pour le titre d’un de ses livres bien connus paru en 2011. Plusieurs années avant lui, René Depestre utilise la traduction française de « masuife » (mât de cocagne) comme titre d’un de ses romans. Dans sa dernière publication, le poète et dramaturge Menès Déjoie l’utilise en tant qu’intitulé de sa nouvelle pièce de théâtre. Dans la culture haïtienne, le mot « masuife »désigne une longue pièce de bois graisseux au haut duquel on a attaché des objets de valeur destinés à celui qui parviendra à s’en emparer s’il arrive à grimper sans encombre au sommet de la pièce de bois graisseux. En Haïti, la légende veut que le vainqueur soit tout de suite fiché par la police criminelle et ses empreintes digitales consignées dans un dossier spécial.

Le mot « masuife » est entré dans le créole ordinaire et constitue l’un des éléments du syntagme verbal monte yon masuife pour désigner la situation de quelqu’un à qui la vie en fait voir de toutes les couleurs. C’est dans ce sens que le dramaturge Menès Déjoie l’utilise dans sa pièce de théâtre pour décrire les abus de toutes sortes, les injustices, les souffrances, les humiliations vécues par trois  immigrants imaginaires haïtiens en République dominicaine, Kongo, Konga, et Kongolito. Confinés dans une misérable chambre, ils attendent désespérément l’arrivée d’un officiel dominicain qui leur avait promis de l’argent mais qui les évite consciencieusement. Dévorés par la faim, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes car les Dominicains natifs les traitent de tueurs et de bons à rien (« Dominiken deklare se malfektè nou ye. Nou pi fò nan maji, nan wanga » (p.25) tandis que les anciens immigrants haïtiens (vyewo) les méprisent. La précarité et l’incertitude de leur situation mettent leurs nerfs à vif et ils se disputent constamment. Les trois protagonistes profitent de ces disputes pour régler leurs comptes avec la société haïtienne en exposant comment ils se vengent de ceux qui abusent d’eux grâce aux pouvoirs surnaturels de leurs « lwa rasin » :

Nou seche krapo lanmè ak pwason foufou nan solèy. Nou fè farin ak yo pou n voye sou matlòt fè yo tounen zonbi mannmannan (p. 25).

Kongo, Konga et Kongolito sont les représentants de la classe des exploités de la société haïtienne qui n’ont pour se défendre que les pouvoirs des « pwen » qui leur sont transmis par leurs « lwa rasin » :

…Se ti bout kouto Bondye fè n kado pou n defann tèt nou lè aladen fè kò ansasinay sou nou. (p.25).

Pour eux, la société haïtienne est fondamentalement injuste :

Genyen leta, nanpwen jistis
Pitit sòyèt pa gen lapawòl douvan pitit otorite.

Une telle philosophie de la vie en société qui recommande de se faire justice soi-même grâce à des forces mystérieuses peut se révéler dangereuse car elle peut ouvrir la voie à toutes sortes d’abus commis par ceux-là mêmes qui se plaignent d’en avoir été les victimes.

La pièce comporte cependant un aspect positif à travers l’intrigue menue et presque inexistante : la leçon de fraternité dispensée par Kongo qui recommande à Konga et Kongolito de travailler avec les Dominicains et de ne pas faire le jeu des patrons et des grands propriétaires terriens qui ne cherchent qu’à les diviser. Le coup de théâtre de la fin de la pièce restera mémorable.  

« Masuife » reste cependant une pièce forte et attachante grâce aux charmes de son écriture. La langue créole du dramaturge Menès Déjoie captive et éblouit le lecteur par sa rutilance, ses images de toute beauté, ses jeux de mots :

…Mwen granmoun nan tout tou kò m, si m vle fè pyès ak Vyewo, pyès moun…pyès moun pa ka…

Le style linguistique adopté par Déjoie (Dejwa) alterne un créole populaire tel qu’on le parle dans les bidonvilles de Port-au-Prince et un créole paysan en usage dans certaines zones rurales du pays. Tout au long de la pièce, le dramaturge insère plusieurs proverbes et vérités générales qui semblaient tombées en désuétude mais qui se sont révélées fort à propos. En attendant que cette pièce soit mise en scène et jouée par des acteurs de talent sous la direction d’un metteur en scène compétent, je recommande de lire tout de suite le texte de Déjoie.
                                                                           
 A suivre
Timeline
Hugues Saint-Fort
New York, décembre 2017

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