Par Myrtha Gilbert
INTRODUCTION
- Brève analyse structurelle
Le marché en fer ou marché Hyppolite de Port-au-Prince fut construit en 1890. Plusieurs fois incendié, il fut complète ment détruit lors du tremblement de terre de 2010. |
Haïti est le seul pays au monde où des esclaves révoltés ont accouché d’une société libre. La guerre de l’Indépendance renversa violemment le système esclavagiste en éliminant la classe des grands planteurs. De nouvelles élites émergèrent dont une composante fondamentale, les grands propriétaires fonciers formés des hauts dignitaires de l’armée et du parlement, à côté d’une composante secondaire, les négociants consignataires.
A l’autre bout se retrouvait la paysannerie haïtienne, la majorité écrasante de la population. Et très tôt, cette paysannerie s’est organisée en Société, travaillant de grandes et de moyennes propriétés dans un format proche d’une coopérative/syndicat de travail/caisse d’assurance, avec pour devise « Un pour tous, Tous pour un ».
Malheureusement la vision du monde et les projets de société des deux entités fondamentales étaient irréconciliables. Pour les paysans, la liberté consistait d’abord et avant tout de cesser d’avoir un maître pour qui peiner. Désormais, ils travailleraient la terre pour jouir de ses fruits avec honneur et respect, en toute fraternité.
La séparation des deux mondes
Les nouvelles élites privilégient la production de denrées. Le seul moyen d’obtenir les devises indispensables selon eux à l’entretien de l’Etat, celui de l’armée et à leur confort. Les visions n’étaient sans doute pas aussi tranchées durant les 25 premières années. Mais les positions se confirmèrent au passage du temps et des liens à nouveaux étroits des élites avec l’ancienne métropole à partir de 1825. Tandis que les nouveaux paysans inventent leur vivre ensemble.
Ces élites dont nombre ont reçu leur éducation en France sous le régime de Boyer, regardent désormais de haut les masses haïtiennes. Ils considèrent le paysan comme attaché à la glèbe, chargé de produire pour enrichir la Nation. Et la Nation, c’était essentiellement les hauts gradés de l’armée, les grands propriétaires fonciers, les hauts fonctionnaires de l’Etat et les gros commerçants. Ils jouaient le beau rôle, c'est-à-dire faire de la représentation et s’enrichir. La constitution de 1846 déclare déchus de l’exercice de leurs droits politiques les domestiques à gages. Pratiquement les nouveaux esclaves. Et Paul Moral constate que la société haïtienne est définitivement divisée en deux mondes aux environs de 1848, avec le recul du soulèvement des piquets et la mort de Jean-Jacques Acaau le leader de l’Armée Souffrante.
II- Dès le départ, la Société du paraître va s’opposer à la Société de l’Etre. L’accessoire en lutte frontale contre le fondamental.
La structure sociale est devenue plus complexe au fil du temps, mais la base paysanne est demeurée très large et pendant 150 ans, les paysans seront les seuls producteurs de richesse par la production de denrée, le commerce des vivres, celui du gros et menu bétail. Garantissant ainsi le boire et le manger de toute la population.
Tout au haut de l’échelle des nantis, se retrouveront pendant longtemps, les grands exportateurs de café, de coton, de cacao… et les banquiers étrangers, français, anglais et allemands pour la plupart. Ces derniers seront remplacés en grande partie par les américains à partir de l’occupation de 1915.
Plus tard, une faible partie des paysans émigrés se convertiront en ouvriers de nos quelques manufactures et usines et d’autres en ouvriers agricoles. Par ailleurs, le bord de mer, c’est-à-dire le haut commerce dominé par les Syro-Libanais va prendre une place prépondérante. Accompagné plus tard par les banquiers et une mince frange d’industriels.
Malgré le temps, le tissu industriel est demeuré d’un surprenant rachitisme, comparé à celui des pays voisins. Sa frilosité était telle, que les industries de substitution à l’importation produisant pour le marché local furent balayées sans protestation à partir de 1986-1987 grâce au destructeur plan américain pour Haïti.
Occupation d'Haïti par les américains (1915 - 1935) |
Et à l’ère du tourisme et de la sous-traitance, nos banquiers éviteront les producteurs comme la peste brune, surtout les agriculteurs. Les « élites » économiques, boutiquiers par vocation, se confineront dans un rôle de rentiers, de brasseurs d’affaires et de « revandèz » consentants. Aux côtés de leurs partenaires politiques locaux et étrangers, ils dévoreront le pays resté en dehors à belles dents. Jusqu’à nous ramener de 60% de couverture végétale en 1915 à 2 ou 3% aujourd’hui.
L’affaissement prononcé de l’économie haïtienne commence à se faire sentir dans les années 50. La crise structurelle est liée au modèle d’accumulation, peut-être devrait-on parler de « désaccumulation » progressive, quand les gains de la paysannerie fondent au fil du temps ; c’est que la bourgeoisie haïtienne ne réinvestit pas ses profits au pays, ce qui constitue une source fondamentale de décapitalisation du monde rural et de l’économie haïtienne en général. La plus-value tirée du café du cacao, de la pite, de la bauxite, du cuivre et autres produits d’exportation, ni ne participe à la formation du capital humain ni n’est réinvestie dans un processus d’amélioration du système productif paysan, ni dans une industrialisation progressive et continue. L’essentiel des profits de la bourgeoisie s’accumule dans les banques étrangères.
Une rue de Port-au-Prince (Haïti) en 1960 |
Ces déclassés dont l’importance démographique au fil du temps prend une ampleur à donner le vertige, c’est le lumpen prolétariat haïtien. Aucun pays de l’Amérique Latine et de la Caraïbe ne possède un lumpen prolétariat de cette envergure. C’est que 70 à 80% de la population de la capitale habite dans les bidonvilles. Aucun pays de cet hémisphère ne possède un taux de chômage démentiel de près de 60%. Le taux le plus élevé, celui de la République Dominicaine accuse 14%. Le système est totalement effondré, totalement pourri.
C’est le fonctionnement même de l’économie haïtienne qui devait aboutir à l’effondrement que nous vivons aujourd’hui. Il s’agissait durant les 150 premières années d’accaparer une part chaque fois plus importante des revenus paysans jusqu’à épuisement. Ce transfert de ressources s’est effectué par le biais d’instruments divers :
- les échanges inégaux ;
- la mise en place des appareils répressifs (chefs de section, choukèt lawouze), séquestre du service de contributions ;
- l’absence d’écoles de tous les niveaux. Cette absence des lumières du savoir devait faciliter toutes sortes de fraudes : coups de balance, l’accaparement des terres par notaires et arpenteurs interposés, l’ignorance des lois de la République, l’utilisation du français dans l’administration publique, etc.
- Les difficultés en termes de transports, favorisant les possesseurs de gros moyens. Celui qui peut se déplacer étant le seul acheteur, impose son prix au cultivateur.
- Absence d’institutions de crédit aux producteurs paysans. A court d’argent pour ses besoins fondamentaux, il est forcé de recourir aux poignardeurs, qui sont en général des grandon .
Au fil du temps, le paysan reçoit de moins en moins de revenus, il est broyé par un système qui lui offre peu ou pas de service ; il ne reçoit aucune forme d’aide qui lui permettrait d’augmenter sa productivité et sa production.
- A chaque génération, il y a moins de terre disponible par famille paysanne.
- En outre, le cultivateurn’a pas les possibilités de conserver sa production. Il perd parfois jusqu’à 50% de sa récolte. Il est perdant sur toute la ligne. La part de revenus qui lui est extorquée va au grandon son poignardeur, au spéculateur qui achète à bas prix sa production, à l’arpenteur et aux notaires qui font métier d’extorsion, aux agents du fisc dans les marchés, pour le transport et la vente des bestiaux, qui le taxe souvent arbitrairement. Mais depuis un moment, le lumpen affamé détrousse comme il peut les marchandes et marchands, pris entre les feux d’un Etat délabré, totalement absent et les petits voyous. En outre, le paysan se voit obligé d’acheter les produits de première nécessité dont il a besoin, de plus en plus cher.
- Les rentiers ont organisé depuis un certain temps la succion des devises des Haïtiens de l’étranger, les transferts pour l’écolage, les loyers, les soins médicaux, la nourriture, les cartes de téléphone, et toutes sortes de services bidon.
Comme nous l’avons déjà souligné, l’exportateur et l’Etat ne retourne rien à l’agriculteur. Les bénéfices tirés de l’agriculture vont augmenter les fonds des banques étrangères. La partie qui revient à l’Etat repart en grande partie à l’étranger pour des contrats avec des firmes étrangères, le paiement de la dette externe, et l’importation des voitures et des produits de luxe, de tout ce que l’on a cessé de produire et même de ce que l’on continue à produire mais qui est dévalorisé.
Avec un tel fonctionnement, l’agriculture minière devait cesser d’être rentable pour le système. Et c’est à ce moment que rentre en scène, la sous-traitance et le tourisme par décision des ordonnateurs de l’économie mondiale. L’agriculture subsiste mais marche à reculons, totalement délaissée quand elle ne sert pas de couverture aux mille et un projets bidon. D’ailleurs comble d’ironie, même les produits cultivés ou fournis par les agriculteurs et les éleveurs haïtiens sont achetés par de gros négociants à l’étranger et distribués à travers le pays. C’est le cas du maïs où des 250 000 TM produits en Haïti, en 2014, seulement 24 000 TM sont achetés ici ; le pays importe du lait venant des EEUU et d’Europe, alors que les 500 00 à 700 000 vaches de notre cheptel pourraient fournir à toute la population haïtienne, environ 90 000 à 100 000 TM de lait. Un crime de haute trahison, contre la souveraineté alimentaire de la Nation commis par les dirigeants haïtiens, toléré et endossé par la société de ceux qui savent lire et écrire dans les « lettres fines ».
Le système a troqué ces anciens et solides leviers pour de fragiles béquilles. Et le pays s’enfonce dans l’abîme et dans l’absurde à chaque goutte de pluie.
Alors, il faut crever l’abcès ou disparaître. Nous avons assez parlé. Il est temps d’agir. Comme disait le poète, il faut un grand coup de balai.
Beaucoup de ceux qui ont pignon sur rue, déclarent que le peuple haïtien ne sait pas ce qu’il veut. Mais ce peuple l’a dit de mille manières à travers ses luttes revendicatives depuis 1986 et bien avant. Malheureusement, les assoiffés de pouvoir ont vite fait de se rallier à la cause des grandes puissances dans l’espoir d’un os à sucer. Ils se sont tus, feignant d’oublier les revendications populaires dont certains d’entre eux se sont faits autrefois les porte-parole.
- Ce peuple a dit qu’il voulait la justice, qu’il était du devoir de l’Etat de punir les assassins et les détrousseurs du trésor public. Il l’a dit haut et fort dès 1986. Et en foule il l’a exigé devant Fort Dimanche où il fut mitraillé par les militaires en mars de la même année ; le peuple haïtien l’a encore formellement exigé à travers la campagne Bay kou bliye pote mak sonje, au moment où une fois de plus, des dizaines de milliers de manifestants se sont rendus au Fort-Dimanche en 1991, pour rendre hommage aux martyrs de cet enfer et exiger que justice se fasse contre les criminels de la barbarie duvaliériste ;
- Les paysans se sont organisés à travers tout le pays pour réclamer tous les droits qui ont été confisqués par l’oligarchie haïtienne et ses serviteurs, notamment le droit de prendre part aux grandes décisions de la nation et bien entendu l’exigence de la Réforme Agraire et de tous les services qui lui reviennent de droit.
- L’ensemble des secteurs revendicatifs a appuyé l’accouchement de la constitution de 1987 pour réclamer notamment, le droit à la souveraineté, le droit à la liberté de parole et d’organisation, le droit à l’autodétermination, le droit au travail, à l’éducation et à la santé.
Patriotes haïtiens, donnons-nous la main pour ce GRAND COUP DE BALAI.
Myrtha Gilbert
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