Carte de la République Domincaine |
Les
Dominicains sont un peuple torturé. Je l’ignorais avant de partir. Je ne savais
pas qu’on pouvait être aussi complexé sous des abords aussi légers. Il faut
gratter un peu pour connaître la vraie République dominicaine. Qu'est-ce qui
m’a fait arriver là-bas ? dans cette île, séparée en deux, avec deux
peuples qui se haïssent, qui ont connu l’esclavage et qui en sont issus.
J’avais l’impression que ces Dominicains expiaient tous d’une manière ou d’une
autre les souffrances de leurs ancêtres. Je pensais aller là-bas pour découvrir
ce à quoi pouvait ressembler une si belle entente entre les hommes. J’étais
partie à la rencontre d’une minorité sympathique dans un pays insouciant, j’ai
rencontré un peuple au bord de la névrose dans une ambiance d’apartheid.
J’ai
beaucoup travaillé pour essayer de comprendre le fond de l’âme dominicaine. Ce
qui suit est le résultat de mes tâtonnements dans ce domaine.
Des
apparences trompeuses
Les
premiers entretiens, qui s’apparentaient plutôt à des séances de conversations
pour étranger qu’à des entretiens car je ne parlais pas encore bien espagnol,
confirmaient la bonne réputation du pays : « Nous, on ne fait pas de
différence entre les gens selon la couleur de leur peau », m’ont dit un
couple de riches Dominicains blancs (les seuls !) qui, curieux de savoir
ce que je faisais là, m’ont interpellée dans la rue. Même chose pour Rosanna,
19 ans, secrétaire à la chambre de commerce franco-dominicain et métis claire,
elle : « Moi, je n'ai pas de préférence quant à la couleur de peau
dans mes relations sociales. Je traite tout le monde pareil. Comme tout le
monde ici, d'ailleurs. Nous les Dominicains pensons que la couleur de peau ne
qualifie pas la personne. Il n'y a pas de racisme parce que la culture
dominicaine provient d'un mélange de trois cultures, de trois races ». Le
père de Tito, lui, affirmait qu’ « ici, il n’y a plus de racisme ».
Et il poursuivait : « Je n'aime pas trop les Noirs, enfin les
Haïtiens ». Est-ce à dire qu’il y avait du racisme
« avant » ? Et quid des Haïtiens ? C'était déjà plus
étrange, et il était d’autant plus difficile à comprendre qu’il n’avait plus de
dents.
Pour
Xiomara, 25 ans, secrétaire au siège d’un syndicat de transporteurs routiers à
Jimaní, « Le seul problème, c'est Haïti. Mais je ne dirais pas pour autant
qu'il y a du racisme, car les structures sociales d'avant ont disparu. Il y a
très peu de racisme, à part chez les plus riches. Mais ils sont isolés ».
Cette affirmation revenait souvent : seuls les riches sont racistes… qu’en
penser ?
Autre
phénomène étrange : à la question « de quelle couleur
êtes-vous ? », 95 % de mes interlocuteurs (tous métis ou noirs) se
décrivaient comme « indio ». « Indio » est un terme qui
signifie « indien » et qui fait allusion aux Taïnos et aux Indiens
des Caraïbes en général… qui ont tous été exterminés. Ce qui explique le
mystérieux « I » sur les cartes d’identité. Mais pourquoi cette
étrange appellation ?
José Francisco Peña Gómez est
connu comme l'une des personnalités politiques les plus éminents du 20e siècle en Dominicanie. Il était le chef du parti PRD, un candidat malheureux en 3 fois à la présidence et l'ancien maire de Santo Dominguo. |
Et puis
un jour, j’ai poussé à tout hasard la porte de la chambre de commerce
franco-dominicaine à Saint-Domingue. Je suis tombée sur Génésis, une
Franco-dominicaine qui travaillait là depuis plusieurs mois et qui connaissait
bien la France comme la République dominicaine. Elle avait presque mon âge et
parlait français : une source en or ! A ma question : « y-a-t-il
du racisme en République dominicaine ? », sa réponse fut sans
appel : « On t'a vraiment dit qu'il n'y a pas de racisme en
République dominicaine ? C'est complètement faux. Pour certaines choses, en
effet, les Dominicains sont plus ouverts que les Français. Bon. Mais sinon, ils
sont très racistes ! Si tu es étranger, tu fais ce que tu veux, mais les
Dominicains entre eux louchent sur la couleur de la peau. Il y a des boîtes où
on ne te laisse pas entrer si tu n'es pas blanc. Même moi, j’ai eu des problèmes
avec ça. J'ai du montrer ma carte d’identité française pour entrer ! C'est
toujours mieux d'être blanc. Et il n'y a pas que la couleur de peau qui compte,
il y a aussi l'argent que tu as ! Il y a certains endroits où on te regarde de
travers si tu n'as pas la voiture de l'année. Les gens sont très matérialistes.
Tout tient à l'apparence. Ce sont de bonnes bases pour le racisme ! ».
Le voile
de conformisme que tous revêtaient jusque-là commençait à tomber, mais tout
n’était pas encore très clair dans ma tête. Je sentais que je touchais à un
sujet sensible, et beaucoup plus complexe que prévu.
J’ai
poursuivi quelque temps ce qui commençait à ressembler à une véritable enquête.
Les réponses continuaient d’être évasives, mais ma perception de leur sens
caché s’affinait à mesure que mon niveau d’espagnol progressait. J’ai senti que
j’approchais du but le jour où Pablo, le cousin de Tito, m’a mise en contact
avec Elvis, prof d'histoire dans le secondaire à Villa Jaragua. Il m’a affirmé
qu’« en République dominicaine, il y a toujours eu du racisme. C'est le pays le
plus raciste au monde. Et c'est aussi le pays le plus métis au monde ».
Mais il ne m’a pas donné plus d’explications.
Pablo Santana Baez, lors d’une interaction avec les enfants
|
Pourtant,
tout le monde continue de se forger de toutes pièces une identité usurpée, ceci
afin d'éviter d'assumer la couleur de peau noire et surtout les origines
africaines.
Le diktat
blanc
Si les
Dominicains rejettent cet aspect noir, alors même qu’il est partie intégrante
de leur identité, c'est parce qu’il a une connotation très négative. En effet,
pour tout le monde, le modèle, c'est le blanc. Le Blanc. Le blanc de peau qu’on
ne croise que très rarement en République dominicaine, mais qui tient pourtant
les rênes du pays : le pouvoir politique, économique, religieux et
militaire est aujourd'hui presque exclusivement entre les mains de Blancs.
Pedro Santana né à Hinche(Haïti)
fut le premier président de la
|
En
témoigne une affiche repérée dans les bureaux du MUDHA à Saint-Domingue :
Ces
expressions sont réellement utilisées dans la vie courante. « C'est
impossible de s’assumer en tant que noir quand on t’apprend ce genre de
choses », a résumé une employée du MUDHA en me montrant cette affiche. Et
le tabou du Noir est tellement fort que dans le guide publié par l’office de
tourisme dominicain, on trouve pleins d’informations sur les Taïnos, sur
Christophe Colomb… mais rien, absolument rien, sur la partie esclavage de
l’histoire dominicaine. Impossible de comprendre, pour le lecteur, pourquoi les
Dominicains sont si foncés.
Comment
comprendre un tel comportement ? Cela c'est éclairci au cours des
entretiens, et ce car j’ai eu la chance de tomber, souvent par hasard, sur
plusieurs personnes qui travaillaient sur la question. Ou qui avaient une
honnêteté et un niveau d’instruction suffisants pour me donner une réponse
objective. De plus, ces gens ont tous fait beaucoup d’efforts pour me répondre.
C'étaient les entretiens les plus intéressants et les plus fournis. Il s’agit
vraiment de chance car sur les 33 témoignages recueillis, seuls une poignée
m’ont permis de comprendre le fond de la question, tous les autres étant
évasifs ou se perdant en généralités.
Voici
donc une synthèse de leurs explications, que j’ai organisées sous forme de
questions/réponses. Y sont repris Francisco Rafael Guzman, professeur de
sociologie à la UASD (une université de Saint-Domingue), Rocio et Tati Perez,
sa mère, toutes deux professeurs de lettres à Neiba, Brigido Trinidad,
biologiste à Villa Jaragua, Rafael Almanzar, personnalité artistique et
religieuse (vaudou) de la ville de Santiago, Américo « Catuxo » Badillo
Vega, directeur de la branche éducation du centre Oné Respé à Santiago, Jorge
Puello, professeur de danse dans un bateye près de Saint-Domingue, Ana Maria
(j’ai oublié de noter son nom de famille), directrice des activités sportives
au même endroit, et Rafael Lluberes, directeur du centre Colibri et d’UJEDO,
organisme oeuvrant en matière de santé, d’éducation, de culture et
d’environnement, dans ce même bateye, et Sirana, cadre au MUDHA1 à
Saint-Domingue (dont je n’ai cette fois pas compris le nom)
Pouvez-vous
me parler du racisme ?
Les Dominicains rejettent cet aspect noir, alors même qu’il est partie intégrante de leur identité. |
Nous
allons commencer par un exemple. Tu as remarqué que les gens non blancs font
beaucoup d’efforts pour paraître blanc (cheveux, peau, mariages) ? c'est
plus qu’une question de mode. Ici, des « bons » cheveux [pelo bueno],
ce sont des cheveux raides, clairs de préférence. Une blanche avec des cheveux
lisses est considérée d’emblée comme une belle femme. Si elle se fait friser
les cheveux, on va la prendre pour une folle, mais elle continuera d’être
blanche. Les « mauvais cheveux » [pelo malo], en revanche, ce sont
les cheveux crépus et noirs, les plus répandus dans ce pays. Si une métisse aux
cheveux crépus s’aventure à ne pas défriser ses cheveux, elle sera considérée
comme une rebelle, quelqu'un qui défie l’ordre social et qui devra assumer son
acte. Une des femmes de notre échantillon [lors d’une étude de Catuxo] qui
avait tenté l’expérience nous a conté : ‘un homme m’a vue arriver et m’a
dit : ‘on dirait que tu n’as pas de mari… tu vas voir les coups qu’il va
te donner !’’. Socialement parlant, la texture du cheveu fait vraiment la
différence. Le fait de défriser des cheveux crépus revient à les dissimuler
pour « ne pas être noire », ou l’être moins, ou pour faire comprendre
qu’on ne veut pas l’être. Il y a une volonté de prendre de la distance avec ce
qu’on est. Les non-blancs acceptent donc de se reconnaître dans la négation.
C'est typiquement une attitude de soumission, en l’occurrence à l’ordre social
dominant. En effet, les gens considérés comme noirs n’ont jamais été que
méprisés, rejetés, exclus, dépréciés dans la société dominicaine. Accepter
d’être noir, c'est reconnaître qu’on est inférieur. Alors qui veut être
noir ?
Autre
exemple, quand un enfant naît plus foncé que ses parents, il y a un très fort
désenchantement, surtout si c'est une fille. Beaucoup de parents interdisent à
leurs enfants, et notamment aux filles, de fréquenter des gens plus noirs
qu’eux. On parle d’ « améliorer de la race » [mejorar la raza],
quand il s’agit de se marier : il faut se marier avec plus clair que soi.
Il existe
donc ce racisme d’autocensure, aliénant, dont la population a largement
intériorisé les stéréotypes.
D’où
vient un tel phénomène ?
Toute
société esclavagiste a été raciste. A partir du moment où des Noirs africains
ont été déportés ici et où l'esclavage est apparu sur l'île, le racisme a été
institutionnalisé et utilisé pour justifier leur discrimination. Et puis la
guerre d’indépendance a été menée non pas contre le gouvernement d’Haïti, mais
contre « les Noirs », le peuple noir. On avait une situation de lutte
sociale binaire dont les schémas sont restés vivaces. Encore aujourd'hui, dans
les manuels scolaires dominicains, il y a seulement un chapitre sur la
composition de la société et les Noirs sont toujours abordés d’un point de vue
négatif. Cela donne lieu à une confusion entre nature et condition : entre
être esclave et devenir esclave.
Au temps
de la colonisation, ils occupaient la place la plus basse. Leur mélange avec
les Blancs s'est fait de manière forcée. Mais il n’a pas été complet. Tout en
haut de l'échelle sociale, les Blancs sont restés entre eux. Ce qui explique la
situation actuelle: les très riches sont tous des Blancs. Ils veulent rester
une junte homogène. Il y a bien des leaders noirs, mais ils n'arrivent pas à
crever le plafond de verre pour accéder à ce niveau social.
Et le
racisme est une arme politique très forte. Il l’a surtout été sous Trujillo, le
« généralissime »…
Trujillo, le « généralissime » |
Trujillo
était un dictateur au pouvoir en République dominicaine entre 1930 et 1961. Il
est arrivé au pouvoir par un coup d’Etat militaire. C'était un despote total,
les Dominicains vivaient dans la terreur avec lui et il les a beaucoup
influencés. Il a mis en place un véritable racisme d’Etat. Pour lui, Haïti
était l’ennemi de toujours, la menace qui planait au-dessus de l’identité
dominicaine. Il était d’origine haïtienne, mais mettait des crèmes
blanchissantes pour que cela ne se voie pas. Les stéréotypes racistes étaient
très présents dans l’idéologie dictatoriale, et ont inondé la société
dominicaine. Ils sont toujours très prégnants aujourd'hui. Ces stéréotypes
n’étaient pas seulement dirigés contre les Haïtiens, mais aussi contre les
Dominicains. Ils visaient à reformuler les notions du nationalisme dominicain
en en faisant un bastion à protéger des envahisseurs haïtiens, assimilés aux
noirs en général. Dans la pratique, on en est venu à rechercher l’unité
nationale à travers la négation du noir. Aujourd'hui, on parle encore d’une
« invasion pacifique » haïtienne. Mais que serait notre économie sans
cette « invasion » ! Il y a eu un avant et un après Trujillo.
Avant Trujillo, la ligne de conduite par rapport à Haïti, c'était le
nationalisme. Après, c'était le racisme pur et simple.
Les
Haïtiens étaient nombreux dans notre pays avant son arrivée, au point que la
gourde circulait dans certaines régions. Les trujillistes ont commencé par
revisiter l’histoire dominicaine. Les manuels scolaires ont été falsifiés pour
présenter Haïti comme un ennemi dangereux. Puis le vaudou a été interdit et ses
pratiquants, pourchassés. Il y a même eu des lois favorisant l’immigration
européenne aux dépens de l’immigration africaine,
Source :JEAN MATHURIN / TRIBUNE DE LIBRE OPINION
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