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Sunday, June 28, 2020

Avec la disparition d'Antoine Jean, un pan de la ville de Jérémie s'effondre

Par: Herve Gilbert

Antoine Jean (1920-2020)

La nouvelle du décès d’Antoine Jean a frappé comme un coup de tonnerre, se répandant dès la matinée du mercredi 24 juin sur le Net. Très vite relayée sur les réseaux sociaux, elle a glacé d’émotion tous ceux et celles qui avaient eu la chance de croiser cet homme, de près ou de loin.


Disparu le jour même où il devait célébrer son centième anniversaire, Antoine Jean laisse derrière lui une profonde tristesse qui unit les Jérémiens de toutes générations. Il est permis de dire, sans détour, qu’un pilier de la Grand’Anse s’est effondré.


Qui, de Jérémie ou de la Grand’Anse, pourrait ne pas garder en mémoire cet entrepreneur audacieux, venu de La Croix-des-Bouquets, qui a fait de cette terre qui ne l’avait pas vu naître le théâtre d’une vie accomplie et généreuse ?

Antoine Jean (1960)
Mon père, feu Barnave Gilbert me confiait un jour : « Cet homme d’affaires, arrivé à Jérémie sans titre ni privilège, avait commencé comme simple tailleur dans la ville. Mais, au fil du temps, il y a inscrit son nom en lettres d’or par ses œuvres et ses actions à travers la région, bien qu’il ne fût pas un natif natal. À l’étonnement de beaucoup, Antoine Jean a apporté à Jérémie tout ce qui manquait de neuf et de renouveau. Ce n’est donc pas un hasard s’il demeure un potomitan dans la mémoire collective de tant de générations de Jérémiens. »

Évoquons l’une des œuvres emblématiques d’Antoine Jean : le Versailles Night Club, situé à l’entrée de la ville, véritable oasis de charme et d’animation. Niché sur le flanc du littoral, où les vagues de l’embouchure de la Grande Anse se mêlent à celles de la mer, ce lieu offrait un décor enchanteur et une piste de danse envoûtante. Pendant de nombreuses années, Versailles fut le lieu de rencontre et de divertissement des Jérémiens. Dans ce cadre idyllique, ma génération et celle qui l’a précédée se rassemblaient pour des cocktails dansants ou des soirées festives, en quête de convivialité et de moments inoubliables. À cette époque, on comptait aussi le Stella Night Club du côté de Bordes, mais le « Versailles d’Antoine Jean » était l’adresse de prédilection où presque toutes les couches sociales de Jérémie se retrouvaient pour célébrer, danser, se marier et se remémorer.

Les musiciens des Fantaisistes de Jérémie posant
sur la toiture de l'entrée princiapale de Versailles.
 
Combien d’entre nous y ont murmuré leurs premiers mots d’amour, échangé leur premier baiser, vécu des instants magiques et inoubliables sous la brise fraîche et frémissante de la mer, alors que le bruissement des vagues ajoutait une touche romantique au décor ? Versailles représentait tout ce qu’il y avait de plus beau et de plus enviable de l’époque. Et qui ne se souvient pas des douces mélodies de la chanson À Versailles ce soir, interprétée par
Malou, berçant nos cœurs et nos souvenirs ?

Antoine Jean ne s’arrêta pas là. Il fonda les Fantaisistes de Jérémie, l’un des ensembles musicaux les plus prolifiques de la ville. Bien que ce groupe ait connu un franc succès à Jérémie et à Port-au-Prince, il finit par disparaître, non sans avoir laissé un héritage durable et offert de précieux moments de joie à une génération entière de Jérémiens.




Les Fantaisistes de Jérémie (1967) (De la gauche vers la droite) Fito,Gwo Ben,Malou, Renel Azor 
allias  oroseau,Gogo Jacob.Second plan:Louperou, Ti Miguel et Antoine Jean (de la gauche vers la droite).

Parmi les autres réalisations notables d’Antoine Jean figure le Bazar Soleil Levant, initialement situé à l’angle des rues Eugène Magron et Monseigneur Guilloux, puis relocalisé plus tard sur la place du marché, en face de l’épicerie de Béliard Mignon. Ce véritable « centre commercial » offrait aux habitants un lieu où se restaurer et faire leurs achats variés. Plus tard, le Bazar Soleil Levant fut converti en institution bancaire, avec Antoine Jean parmi ses principaux actionnaires.

Surnommé « Tatane », Antoine Jean se distinguait par une générosité citoyenne sans limite. Il participait activement aux activités caritatives, sportives et communautaires, s’efforçant de contribuer à la revitalisation de Jérémie. Croyant fermement dans le potentiel de la jeunesse, il soutenait sans relâche le mouvement sportif de la ville, malgré le départ massif de jeunes et de moins jeunes en quête de meilleures opportunités à l’étranger.

Antoine, toutefois, demeura à Jérémie, partageant les fruits de sa réussite personnelle jusqu’à sa mort, telle une étoile scintillante. Homme de vision et de fécondité intellectuelle, il grava son existence dans la mémoire de Jérémie en lettres d’or, se tenant toujours au-dessus des dissensions, même après les événements dramatiques des « Vêpres de Jérémie » survenus à partir de 1964.  

Il est impossible d’ignorer l’incursion d’Antoine Jean dans le domaine de l’hôtellerie. En fondant 《l’Hôtel La Cabane à Bordes, il créa un lieu offrant une vue magnifique sur la baie de Jérémie. J’ai eu l’occasion de séjourner à La Cabane avec ma famille en 2019, lors de la fête de la Saint Louis, saint patron de la ville. Par une heureuse coïncidence, j’ai également assisté le 23 août de cette même année à une cérémonie au Cascade Night Club à Carrefour Bac, un autre établissement au charme distinct rappelant celui de Versailles. Au cours de cette soirée, une plaque d’honneur fut remise à Antoine Jean, ainsi qu’à Maurice Léonce, autre figure marquante de Jérémie. Voici un extrait de cet hommage. 

Remise de plaque d'honneur à Antoine Jean et Maurice Léonce 

Comme mentionné précédemment, Jérémie vient de perdre un pilier de son identité. Antoine, tu as accompli ta mission avec éclat. Tu as partagé avec Jérémie — la cité des poètes — la richesse de ton esprit, ta générosité et ta créativité. Nous te disons un merci retentissant pour tout ce que tu as apporté. Qui saura désormais marcher dans tes pas ?

Antoine Jean, ta mémoire perdurera encore longtemps à travers les générations.

Adieu, Tatane !


Herve Gilbert

Orlando 28 juin 2020

5 comments:

  1. Merci Hervé pour cet hommage bien mérité à Antoine Jean

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  3. Les bâtisseurs de nation, de pays, naissent de siècle en siècle. Oiseau rare, tel l’aigle, dans le silence d’un vol plané, étudie, analyse la configuration des lieux, avant de plonger et définir son action, pour le bonheur de ses aiglons, tel était Antoine Jean pour Jérémie en son entier.
    Venu de loin, il a posé sa besace dans la cité et y construit son nid pour le reste de sa vie. En réalité, on vivotait. Nous, la jeunesse de l’époque, ne possédions rien, à part une salle de cinéma et une place (Le Carré) terne et morne pour une promenade vespérale. Devant ce vide sidéral, Antoine Jean, l’étranger venu de loin, a enrichi notre patrimoine avec des créations, des monuments avant-gardistes qui ont apporté un peu de baume dans le devenir d’une génération vouée à l’oisiveté et à la dégénérescence.
    Aujourd’hui, il vient de fermer ses paupières, pour la dernière fois, dans la cité tant aimée. En attendant l’arrivée d’un prochain visionnaire, tissons pour Antoine, ce dernier héros des héros, un laurier de feuille d’or qui indiquera à Saint-Pierre, dès son arrivée, sa place à occuper à la droite du Seigneur.

    MaxD

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    1. Merci mon grand Max! Tu as toujours les mots qu'il faut pour apaiser les maux.

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  4. Mes sincères condoléances à la famille Antoine Jean. Ce fut un grand entrepreneur. Que Dieu l'accueille dans sa maison.
    Merci Herve pour le partage.

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