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Thursday, August 1, 2019

L’éloge du chaos en Haïti 


Haïti s’enfonce dangereusement dans une crise sociale, politique et économique qui menace d’aggraver davantage la situation déjà tragique du pays, considéré comme le plus pauvre de l’hémisphère sud. Dans cette « jungle » des Caraïbes, plusieurs dizaines de morts par balle ont déjà été enregistrées cette année, les dernières victimes ayant été recensées du 5 au 13 juillet 2019 dans le bidonville tristement fameux de La Saline, où un groupe de bandits lourdement armés a tué une vingtaine de personnes, parmi lesquelles des femmes et des enfants.

Le risque qu’Haïti sombre dans le chaos est si réel que des voies autorisées de la société civile nationale, des milieux religieux et du secteur des affaires se relaient à réclamer la démission de Jovenel Moïse, qui s’accroche à un pouvoir dont le contrôle paraît lui échapper irrémédiablement.
Allégations de corruption


La crise actuelle en Haïti a des racines profondes. Elle a toutefois été exacerbée avec la publication en juin dernier d’un rapport accablant pour le chef de l’État par la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif, l’équivalent du Bureau du vérificateur général au Canada. Les juges ont trouvé qu’avant de devenir président, Jovenel Moïse recevait des millions de dollars de l’ancien gouvernement du président Michel Martelly pour des projets de construction / réparation de routes qui n’ont en fait jamais abouti.

M. Moïse aurait ainsi servi de prête-nom dans ce qui s’apparente à un vaste plan officiel ayant permis le détournement d’une partie des 4 milliards de dollars des fonds PetroCaribe, une aide pétrolière du Venezuela destinée en principe aux pauvres. En 2017, Moïse, déjà élu président, avait également fait face à des allégations de blanchiment d’argent par l’Unité centrale du renseignement financier (UCREF), un organisme gouvernemental enquêtant sur les crimes financiers.

Ces accusations ont plongé Jovenel Moïse dans une grave crise de légitimité. Le pays est « verrouillé » depuis plusieurs mois par une série de manifestations antigouvernementales gigantesques, auxquelles le régime en place a répondu en utilisant des tueurs d’élite étrangers et des gangs armés locaux pour massacrer ses opposants dans les multiples bidonvilles du pays, l’exposant à une dangereuse guerre civile.

Inapte à présider
Dans un article publié dans l’édition du 12 juillet 2019 du journal américain Miami Herald, M. Moïse n’a proposé à ses millions de compatriotes affamés et en colère aucune solution crédible pour les sortir de l’impasse actuelle. L’article révèle en revanche le total cynisme et la terrifiante mégalomanie d’un homme dont chacune des sorties en public offre une preuve supplémentaire de l’inaptitude à présider.


M. Moïse y annonce son intention de demander à l’Organisation des États américains (OEA) de procéder à un audit des fonds PetroCaribe, confirmant son mépris pour les institutions haïtiennes. Le fait de recourir à un journal étranger, plutôt qu’à un média haïtien, témoigne d’une suffisance et d’une manière presque désinvolte du président de se prononcer sur la calamité en cours dans son pays, et ressemble à un exercice de déni contre-productif.

Qui pis est, M. Moïse n’a adressé le moindre mot d’empathie à l’endroit des populations que les bandits continuent de massacrer dans les zones de non-droit, laissant des régions entières, en particulier de la capitale Port-au-Prince, dans un état de ruine totale qui rappelle fort bien certaines des pires horreurs vécues en ce début du XXIe siècle.

Son acte de communication malencontreux peut enfin être interprété comme venant d’un leader déconnecté des masses pauvres haïtiennes, mais qui se sent, ou veut paraître se sentir, encore capable de discuter de la situation de son pays avec les puissances étrangères, dont il n’a cessé ces derniers temps d’arpenter les ambassades en Haïti en guise d’actes présidentiels visibles.

La « tyrannie des cousins »
Une bonne moitié de la population haïtienne de 11,4 millions d’habitants vit en dessous du seuil de pauvreté (avec 2,41 $ par jour), tandis qu’un quart vit dans l’extrême pauvreté (avec moins de 1,23 $ par jour). Dans un récent rapport, l’ONU estime que le nombre de personnes touchées par l’insécurité alimentaire en Haïti entre mars et juin 2019 est d’environ 2,6 millions, dont 2 millions en situation de crise et 571 000 en situation d’urgence.

Sans gouvernement fonctionnel ni nouveau budget, le pays connaît une croissance économique anémique et affiche un taux d’inflation qui a atteint 18,6 % en juin 2019. Derrière les gesticulations du président Moïse, c’est donc tout un pays qu’il est méthodiquement et impitoyablement en train de sacrifier à ses intérêts personnels et à ceux de son clan, c’est-à-dire un secteur influent et réfractaire au changement de la bourgeoisie haïtienne, dont il a transformé la présidence haïtienne en un secrétariat privé.

Cette impression fait de la question du départ de Jovenel Moïse un problème mineur par rapport à ce que le politologue américain Francis Fukuyama appelle la « tyrannie des cousins » : pour ces gens qui l’ont porté au pouvoir et contribuent à l’y maintenir, le chef de l’État est prêt à faire n’importe quoi, mais rien pour la population civile qu’il livre aux viols, aux pillages et aux meurtres.

C’est pourquoi, advenant une transition politique en Haïti qui paraît inéluctable, le pays serait mieux aidé par un dialogue politique serein que par des élections hâtives. L’histoire récente démontre en effet que celles-ci étaient loin d’être l’élément le plus essentiel à l’éclosion du printemps démocratique haïtien. Un pacte de gouvernance, négocié entre toutes les élites du pays et assorti de mécanismes convenus de mise en œuvre, serait une stratégie bien plus crédible.

S’agissant d’Haïti, on sait bien qu’il n’y a pas de solution facile. Encourager la politique du pire du président Jovenel Moïse, ou espérer que les tonnes d’aide au développement suffiront à ramener la stabilité politique et une paix durable au pays serait toutefois une approche aussi décevante que délirante.

Source : Le Devoir Canada

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