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Thursday, November 15, 2018

IPHARÈS BLAIN ENTRÉ DANS L’IMMORTALITÉ


IPHARÈS BLAIN
(22 mars 1926 - 2 août 2018) 

Par Louis Carl Saint Jean

À un moment où certaines de nos valeurs se trouvent galvaudées et d’autres reléguées dans les oubliettes de l’histoire, la mort de toute personne âgée, surtout octogénaire ou nonagénaire, me jette toujours dans une extrême affliction. Et quand il s’agit de celle d’un compatriote du quatrième âge connu pour son patriotisme, sa compétence, son sérieux, son talent, son éducation soignée, il m’arrive de « me nourrir du pain des larmes », selon le mot de mon ancien pasteur, l’inoubliable Naasson Bélizaire-Prosper. Quand cette personne aura servi honorablement notre pays, cette douleur devient pour moi encore beaucoup plus aiguë.

J’ai connu cette épreuve le dimanche 7 octobre dernier quand,  aux alentours de 21 heures, mon amie Gladys Blain m’a appelé pour m’annoncer le départ pour l’au-delà de son père, l’ex- colonel-maestro Ipharès Blain. En effet, m’a appris Gladys, le célèbre musicien s’est éteint le jeudi 2  août dernier, à l’Hôpital Saint Luc, situé à Tabarre. Il y a rendu l’âme après une dizaine de jours d’hospitalisation, m’a précisé Ipharès Blain, Jr., le fils du défunt, directeur des études à l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS). Toujours, selon ce dernier, ce grand coryphée a succombé, à l’âge de 92 ans, des suites d’une insuffisance rénale et de certaines autres maladies liées à son âge avancé.

Ipharès Blain faisait partie de ces Haïtiens de valeur qui, au plus fort de l’orage, ont apporté, avec les moyens du bord, une quote-part des plus louables à l’avancement de la barque nationale. Par sa mort, surtout en ce « temps déraisonnable » et dans le contexte d’incertitudes dans lequel se trouve plongé notre pays depuis ces deux à trois dernières décennies,  c’est un grand pan de l’édifice artistique, musical et culturel d’Haïti qui s’est effondré.

Lorsque, le 8 de ce mois, j’ai appris à Alphonse Jean-Louis, ancien clarinettiste de La Musique du Palais et ancien saxophoniste du Jazz des Jeunes, la nouvelle de la mort de son ancien chef, il m’a rappelé: « J’ai joué pendant 25 ans sous la baguette d’Ipharès Blain. Je ne dirai jamais assez de bien de lui en tant qu’homme et en tant que chef d’orchestre…C’était un homme de principe, discipliné et talentueux…Ipharès était un géant ! » Du maestro défunt, le regretté clarinettiste et saxophoniste Fritz Ferrier m’avait appris : « Ipharès acceptait tout, sauf la médiocrité. Il n’admettait pas l’erreur, surtout dans l’exécution des pièces d’Occide Jeanty. Même s’il était à cheval sur les principes, il n’avait rien de ces maestros dictateurs devant qui devaient trembler ses musiciens… » (Entrevue de Louis Carl Saint Jean, LCSJ, avec Fritz Ferrier, 17 février 2004). Luc St. Albord, ex-trompettiste de La Musique de la Garde Présidentielle surenchérit en ces termes: « Ipharès Blain était l’un de nos meilleurs chefs d’orchestre. Sa mort représente une grande perte pour la musique de notre pays. C’était un homme de grande valeur… » (Entrevue de LCSJ avec Luc St. Albord, le 14 octobre 2018).

L’ex-colonel Ipharès Blain a marqué plusieurs générations d’Haïtiens, surtout ceux qui sont nés dans les années 1960 et 1970. Je me souviens que vers le milieu de la décennie 1970, nous étions un groupe d’adolescents à déjouer parfois  la vigilance de nos parents pour nous rendre presque tous les dimanches après-midi au Champ-de-Mars. La raison primordiale de ces promenades dominicales, à part d’aller conter fleurette  aux jolies jeunes filles, consistait à assister à l’un des concerts bihebdomadaires  que La Musique du Palais donnait  au Kiosque Occide Jeanty.  Certains amis d’enfance, dont Jacques Patrick Glaure, Claude Parola, Rodney Maignan, Jr. y allaient surtout pour admirer l’élégance du major Ipharès Blain, le leader de ce merveilleux orchestre militaire.

Jacques m’a justement rappelé au cours d’une récente conversation téléphonique: « Si d’aventure, un dimanche, un autre maestro tenait la baguette, c’était une déception totale. Ipharès Blain était l’élégance personnifiée. » En effet, on dirait qu’il s’était créé une sorte de complicité entre chacun des exécutants de cet orchestre avec leur maestro, toujours tiré à quatre épingles. Chacun d’eux paraissait lire sa partition au coin du sourire contagieux du maestro ou d’un simple mouvement de sa tête. C’était enivrant de le voir de très souvent esquisser de manière furtive des compliments à l’un ou plusieurs dans une rangée par un clignotement de ses sourcils. Parfois même, l’exécution de certaines pièces, surtout les anciens « zizipans » d’Occide Jeanty ou les anciennes méringues gaies d’Augustin Bruno (ses deux compositeurs haïtiens préférés) semblait  mettre des fourmis  tant dans ses jambes que dans celles de chacun des spectateurs alors enthousiasmés  jusqu’au délire. Et presque toujours, le sourire désarmant d’Ipharès mettait fin au concert avant l’exécution de  La Dessalinienne, notre hymne national.

Iphares Blain est né à Port-au-Prince le 22 mars 1926 de l’union bénie du sergent et musicien Duly Blain et de Dégrâce Blain, née Lacombe. Il a fait ses études primaires à l’Annexe de  l’Ecole Normale des Instituteurs. C’est justement cet établissement scolaire, à part les instructions reçues au foyer, qui lui a donné  goût pour les choses de l’esprit et  qui a en même temps allumé en lui le feu sacré du  patriotisme. En effet, des éducateurs et intellectuels tels que Léonidas Caroux Lhérisson, Luc Grimard, Edner Brutus, Dominique Hyppolite et d’autres encore y sont souvent invités à présenter des causeries sur ces sujets combien importants dans la formation de tout jeune citoyen.

Ipharès grandit dans  un foyer où la musique est comme un pain quotidien. Son père, musicien haut de gamme, est joueur de baryton au sein de  La Musique du Palais, dirigée alors par l’immortel général Occide Jeanty (de son vrai nom Occilius Jeanty). Presque tous les jours, des virtuoses tels que David Désamours, Georges Franck, Myrthil Ancion, Camille Noël  et d’autres encore viennent chez lui pour pratiquer leur instrument ou pour parler de musique. Sa mère, Dégrâce Lacombe-Blain, nièce de l’inoubliable compositeur Augustin Bruno, est une fervente mélomane. Le maestro se souvient: « Tous les vendredis soirs, je restais auprès de ma mère pour écouter une émission de musique classique que diffusait  la station de radio HHK. »

Dans la même veine, le colonel Blain m’a confié: « Contrairement à ce que pense plus d’un, ma passion pour la musique ne m’est pas venue de mon père.  C’est plutôt ma mère qui m’y a surtout poussé. D’ailleurs, c’est après avoir vu avec elle le film Symphonie inachevée au Ciné Paramount que j’ai commencé à m’intéresser de façon plus sérieuse à la musique. J’avais alors huit ou neuf ans. » En effet, ce film, sorti en 1933, qui relate l’amour de Schubert pour une jeune comtesse, est montré pour la première fois en Haïti – au Ciné Paramount - le dimanche 29 septembre 1935.

Les concerts dominicaux offerts par La Musique du Palais au  Champ-de-Mars viennent ensuite orienter ses goûts musicaux. « Ma mère m’emmenait au concert que donnait tous les dimanches régulièrement la Musique du Palais au Kiosque du Champ-de-Mars…C’est de là que j’ai commencé vraiment à apprécier les autres compositeurs étrangers.» Trois pièces vont stimuler encore davantage sa passion: Marche du sacre du prophète de Giacomo Meyerbeer, II trovatore, une sélection d’opéra de Verdi et Faust, un opéra de Charles Gounod.

Sensibilisée par l’ensorcellement  de son fils pour le quatrième art, Mme Blain encourage son mari à en enseigner les rudiments à leur progéniture.  C’est ainsi que, pendant les vacances de Noël 1935, Père Blain commence  effectivement  à  donner  au jeunot ses premières leçons de  musique. Après moins d’un trimestre de solfège, il est initié au baryton. « Une fois mes devoirs faits et mes leçons bien sues, je m’entrainais constamment. J’ai donc appris rapidement cet instrument. À ce moment-là, m’a-t-il dit, j’avais deux livres de prédilection: celui d’Histoire d’Haïti et Le livre de Musique de Claude Augé. »

Un peu plus tard, le jeune Ipharès se rend de très souvent avec son père à des pique-niques qu’anime soit le Super Moderne Jazz Guignard, le Blue Baby Jazz, le Jazz Annulysse Cadet, le Jazz Scott ou  une autre formation musicale. Il devient un enthousiaste du « Blue Baby » à cause des interprétations  des plus belles méringues de l’époque réalisées par cet ensemble. Le morceau qui  retient surtout son attention est La belle Port-au-Princienne, un des joyaux  du génial pianiste et compositeur Ludovic Lamothe. D’ailleurs, ce classique du « Chopin noir » lui a inspiré Pour une fleur, sa première composition.  Il a ciselé cette méringue lente à l’occasion de l’anniversaire de naissance de sa petite amie d’alors, Ida Nazaire, qui deviendra sa première épouse. Il a alors à peine 14 ans et vient d’entamer  ses études secondaires au  Lycée Alexandre Pétion, qu’il bouclera jusqu’à la Philo A.

Enchanté, mais toutefois perplexe quant au résultat, il en confie la partition  à  son oncle Augustin Bruno. Ce dernier, depuis lors, le prend sous son aile et devient son premier professeur d’harmonie et de composition. Sa deuxième création, Pour toi, maman, encore une méringue lente, qu’il compose en mai 1941, lui a valu, m’a-t-il dit, des paroles élogieuses de son mentor. Celui-ci fait aussi découvrir au brillant adolescent des compositeurs tels que Mozart, Chopin, Beethoven, Ludovic Lamothe, Justin Elie dont il est resté un fol admirateur.

Suivant les pas de son père, Ipharès Blain s’enrôle dans la Garde d’Haïti en 1945, vers la fin du cauchemar d’Elie Lescot. Il s’inscrit à La Musique du Palais, orchestre au sein duquel il tient le pupitre d’euphonium. Parmi ses camarades, se trouvent de grosses pointures de la musique haïtienne et de futures gloires nationales: David Désamours, Charles Paul Ménard, Antoine Saint Aromand, Raoul Jocelyn, Georges Franck, Charles René Saint Aude, etc. Peu de temps après, le capitaine-chef d’orchestre Luc Jean-Baptiste, attiré par son sérieux, le propose comme archiviste de cet ensemble musical mythique.

En 1947, les jeunes Ipharès Blain et Ida Nazaire sont conduits à l’autel par l’éducatrice gonaïvienne Marcelle Latortue  au bras du capitaine Luc Jean-Baptiste. Huit enfants sont issus de ce premier mariage : Gérard Elie, Fritz, Suze, Marie Yolène, Gladys, Ipharès Jr., Marie Flore et Duly. Rappelons que six ans après la mort de sa femme survenue le 14 février 1979, il épouse en secondes noces Ghislaine Pierre. Celle-ci, décédée en mars 2007, a donné  trois enfants au maestro: Jean Bernard, Hervé et Régine.

Notre prodigieux artiste  n’aura pas que la musique comme passion. Vers la même époque, au cours donc des 45 mois de miracle et de magie de l’Honorable Dumarsais Estimé, la vie intellectuelle bouillante de la Capitale rend insatiable sa curiosité. Il commence à fréquenter certains cercles  littéraires, artistiques et mondains port-au-princiens. À cause de son entregent naturel, il y est accueilli les bras ouverts en dépit de la stigmatisation dont sont victimes à l’époque les militaires et les musiciens. De très souvent, le journaliste et musicien Vianney Denerville, trésorier de La Mission Patriotique des Jeunes, ami de son père, invite Ti Blain (ainsi que l’appellent affectueusement les collègues de son père) à participer aux différentes manifestations culturelles mises sur pied  par cette association. Il développe alors un amour sans mesure pour l’Histoire d’Haïti et  pour la Littérature Haïtienne. Dans notre histoire, il ne jurait que par Dessalines tandis que Carl Brouard et Dominique Hyppolite étaient ses héros dans  nos lettres. C’est d’ailleurs le génie de Cormiers qui lui a inspiré sa pièce Le chant de Vertières, initialement  baptisée  L’Hymne de l’Empereur.

Curieux au possible, il ne reste  nullement non plus indifférent à celles du « Faisceau » et de l’« Union des Jeunes ». On se souviendra qu’au cours d’une séance littéraire tenue en 1948 (ou en 1949) dans les salons de Mme Christian Coicou par les membres de l’« Union des Jeunes » il rencontrera  l’illustre  compositeur et folkloriste Werner Anton Jaegerhuber. Ce dernier l’invite à participer à titre gracieux aux cours de musique et de folklore qu’il donne à son domicile. Ce grand maître lui fait alors découvrir, du propre aveu d’Ipharès, « la richesse harmonique, mélodique et rythmique de la musique folklorique haïtienne ».

En janvier 1953, Ipharès Blain devient membre des « Jeunesses Musicales Haïtiennes », cercle présidé  alors par Charles Emmanuel Miot. Il fait  partie des musiciens choisis par cette association pour la promotion de la musique dans les écoles à travers notre  exceptionnelle  République. À la même époque, le jeune artiste  compose Apothéose du Tricinquantenaire. Cette marche, jouée aux Gonaïves  par La Musique du Palais, est vivement applaudie aux festivités du 1er janvier 1954  marquant le cent cinquantenaire de notre Indépendance. C’est l’apothéose! Le tout Port-au-Prince artistique commence à murmurer le nom du jeune sergent-musicien.

Indiscutablement, c’est à Marcel Van Thienen qu’Ipharès Blain doit le tournant décisif de sa carrière musicale. Moins de quatre mois après s’être couvert de gloire à la Cité de l’Indépendance, le jeune compositeur soumet au maestro français, nouveau directeur technique de La Musique du Palais, sa pièce Symphonie de Noël. Fasciné par cette œuvre, l’ancien chef d’orchestre de la Radiodiffusion Française en fait jouer l’andante par son orchestre le jeudi 3 juin 1954 au Théâtre des Casernes Dessalines au cours d’un concert auquel assiste le couple présidentiel. Le chef de l’Etat,  sa distinguée épouse, les officiels du gouvernement, les maestros Van Thienen et Luc Jean-Baptiste et d’autres grosses légumes sont épatés !

Un bonheur ne venant jamais seul, le sergent Ipharès Blain est, dès lors, fortement pressenti pour succéder au capitaine Luc Jean-Baptiste qui se prépare à tirer sa révérence après une carrière militaire et musicale mythique de  plus de cinq décennies. En vue de mieux affûter les armes du jeune prétendant devant la tâche immense qui l’attend, le président Magloire, pariant sur l’avenir, lui offre une bourse d’études pour se spécialiser dans la direction d’orchestre dans une prestigieuse école de musique à l’étranger. « Je ne m’en revins pas, m’a avoué le maestro, car je ne faisais pas partie du cercle privé du président. » Ce n’est pas sans raison qu’Ipharès Blain m’a révélé que, à part à ses père et mère, il doit sa carrière à Augustin Bruno, à Marcel Van Thienen, au capitaine Luc Jean-Baptiste et au président et Madame Paul Eugène Magloire.
Tandis qu’il attend impatiemment cette rêveuse promesse, en février 1955, Ipharès Blain, en compagnie de Serge Villedrouin, de Yanick Coupet, de  Fritz Benjamin et de quelques autres jeunes, fait partie des premiers élèves admis au Conservatoire National de Musique inauguré en décembre 1954 par le colonel-président. Il s’inscrit au  cours d’harmonie et d’analyse musicale du professeur belge Karel Trow.  À la fin de l’épreuve, le jury composé des professeurs Marcel Van Thienen, Bertin Dépestre Salnave et Mme Carmen Brouard  attribue la première mention avec félicitations à Ipharès Blain, Paul Perpignan et Gérard Souffrant. (Référence : Dépliant du Conservatoire de Musique datant de juin 1955)

Parlant de ce Conservatoire, il sied de mentionner que, bien qu’on attribue au président Paul Eugène Magloire le mérite de cette judicieuse initiative,  la personne qu’on aurait dû élever au pinacle est bien Mme Yolette Leconte Magloire. En effet, c’est grâce à la vision et à la bonne influence de cette première dame élégante et raffinée qu’a été fondée cette institution. (Référence: Conversation téléphonique datant du 15 juin 2017 avec le maestro Julio Racine, ancien chef d’orchestre de l’Orchestre Philharmonique Sainte Trinité).

Trois mois avant son départ pour l’exil, le président Magloire tient sa promesse. En effet, le 9 septembre 1956, Ipharès Blain franchit les portes de  la Schola Cantorum de Paris, l’une des plus célèbres écoles de musique du monde. Trois mois plus tard, plus précisément le 28 décembre, pendant qu’il se trouve dans « La ville lumière », le Palais National, sous la présidence de Me. Joseph Nemours Pierre-Louis, l’élève au grade d’adjudant. À La Schola, il étudie la composition, le contrepoint, l’harmonie et la morphologie musicale. Parmi ses maîtres, il compte: Jean-Yves Daniel-Lesur pour le contrepoint, Pierre Wissmer, Léon Barzin, etc.

De tous ses anciens enseignants, Léon Barzin, qui lui dispense des cours de direction d’orchestre, est celui de qui Ipharès a gardé le meilleur souvenir. En effet, ce célèbre chef d’orchestre belgo-américain, qui vient de monter l’Orchestre Philharmonique de Paris, y offre à son jeune étudiant un pupitre de cor d’harmonie. Ces concerts offerts par cet orchestre au Théâtre des Champs-Elysées lui inspirent Symphonie de Paris, œuvre (sa quatrième symphonie) qui lui vaut en été 1960 la deuxième place aux examens de sortie à « La ruche bourdonnante ».
En septembre 1960, Ipharès Blain retourne au pays. Moins de deux semaines plus tard, il est promu sous-lieutenant et remplace le lieutenant Charles Paul Ménard comme chef d’orchestre de La Musique du Palais. Patriote farouche, le nouveau leader, suivant la tradition initiée par le général Occide Jeanty, à côté des créations des grands compositeurs occidentaux, favorise l’insertion de morceaux typiquement haïtiens dans le répertoire de son orchestre. Non seulement, il met à l’honneur des chefs-d’œuvre de nos distingués maîtres – les Occide Jeanty, Augustin Bruno, Ludovic Lamothe, Justin Elie, Anton Jaegerhuber, O’Firmin Savaille, Solon Verret, Oscar Bernier, Antalcidas Murat et j’en oublie -, il fait jouer également des pièces populaires telles que  Avadra,  Ti ZoSouvenir des zizipans et d’autres qu’il aura  magistralement orchestrées.

En supplément de  ses compositions haïtiennes préférées - 1804 de Robert Geffrard, Souvenir de la classeL’entrée à Jérusalem d’Occide Jeanty, Vaillance de Mombrun Basquiat, etc.-, il introduit dans le répertoire du corps de la musique du Palais national une ribambelle de ses œuvres, qui sont accueillies d’ailleurs favorablement par nos plus fins connaisseurs. Par exemple, le maestro et pianiste Emile Désamours, fils du chef d’orchestre David Désamours, m’a affirmé: « Certainement, Occide Jeanty reste et demeure le plus grand de nos chefs d’orchestre et notre plus grand musicien. Cependant, dans le domaine de la composition, Ipharès Blain est allé un peu plus loin que presque tous ses prédécesseurs. Il a laissé au répertoire national des messes, des requiem, des symphonies, des marches militaires, des marches processionnelles et même un opéra… En ce sens, je pense qu’Ipharès Blain a beaucoup de mérites. » (Entrevue de LCSJ avec Emile Désamours, le 8 octobre 2018).

En effet, pour corroborer cette lucide observation du maestro Désamours, je rappelle qu’Ipharès Blain a laissé une œuvre musicale digne d’éloges: quatre symphonies, sept messes en français, en créole et en latin, des méringues lentes, des gravotes, une polka, etc. Parmi les grands titres qu’il a sculptés, citons, en vrac : Le chant de Vertières, Opération combite, La voix du peuple, la voix de Dieu, Mariaj Lenglensou, etc. Rappelons que cette dernière pièce, le premier opéra créole, est tirée d’un livret du poète et dramaturge Rassoul Labuchin, de son vrai nom Joseph Yves Médard.

Ne reculant jamais devant la tâche, en juin 1972, en dépit de ses lourdes et multiples charges, Ipharès Blain devient chef d’orchestre de La Musique de  la Garde Présidentielle, une nouvelle formation comptant plus de 70 exécutants. Un peu plus tard,  ce bûcher fonde et dirige le Chœur National, assisté de Wilfrid Estaing. Parmi ses choristes, citions: Suze Blain, Gladys Blain, (filles du maestro), Duly Racine, Laura Lafontant,  Cham François, etc. Cette belle aventure prendra fin vers la fin des années 1980.

Ipharès Blain, soucieux de la formation complète de la jeunesse haïtienne, s’était également consacré  à l’enseignement de la musique. Moins d’un trimestre après son retour au pays, en compagnie de Me. Solon Verret, de Mme Lina Mathon-Blanchet, de Férère Laguerre et d’autres grands musiciens, il fait partie du corps enseignant du Conservatoire National de musique, son Alma mater. Peu après, il ouvre au Champ-de-Maris l’Ecole de Musique Sainte Cécile.

En plus, c’est spontanément qu’il accepte, en  juillet 1983, à l’ouverture de l’ENARTS, dont il est l’un des pionniers, le titre de professeur, y enseignant la théorie musicale et le chant. Peu de temps après, il dispense des cours d’analyse musicale et de différentes disciplines de l’écriture musicale, dont l’harmonie et le contrepoint. Parallèlement, il prête également ses services au Centre d’Accueil Duval Duvalier. Après un semestre, son fils Ipahrès Blain, Jr., qu’il a en grande partie formé, le remplace à ce dernier poste.

Puisque toute chose a une fin, le colonel Ipharès Blain part à la retraite quelques années après avoir été nommé coordonnateur de toutes les fanfares militaires de la République, soit le 1er avril 1991. Il aura ainsi passé 45 années à La Musique du Palais, dont 31 comme chef d’orchestre. Par la suite, il a occupé le poste de conseiller culturel à la Mairie de Port-au-Prince et au Théâtre National. En dépit de son grand âge, Ipharès Blain n’a jamais fait  un retrait définitif de la vie musicale. Il a continué à enseigner à l’ENARTS  jusqu’en avril 2016, alors âgé de 90 ans.

Pour avoir consacré plus de 70 années de sa vie à l’épanouissement de notre musique et à la défense de nos valeurs culturelles et laissé à la postérité un héritage qui se distingue tant par la quantité que  la qualité des créations, Ipharès Blain est immédiatement entré dans l’immortalité. J’emprunte le mot de la fin à mon ami et ancien condisciple, le poète gonaïvien Ronald Jean-Baptiste -  un mot plein de pertinence et qui exprime mon vœu : « Que les cendres déposées sur son corps ne recouvrent jamais sa mémoire ! »

Louis Carl Saint Jean
22 octobre 2018

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