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Friday, July 20, 2018

CESSONS DE PROFANER «LA DESSALINIENNE »

Par: Eddy Cavé et Louis Carl Saint Jean
PREMIÈRE PARTIE
« La Dessalinienne  »
Par les vertus de l’internet, le spectacle désolant d’un groupe de compatriotes entonnant en chœur « La Dessalinienne »  pendant l’envoi d’un drapeau brésilien a vite fait le tour du monde. Il a en même temps provoqué une vague de réactions allant de la complète indifférence à l’indignation intempestive; d’un simple haussement d’épaules à des cris d’indignation en passant par les « oui, mais » bien connus et bien commodes par lesquels on condamne et absout du même souffle.

Les poussières n’étaient même pas encore tombées qu’un autre scandale éclatait avec l’interprétation rocambolesque de l’hymne national qu’une chanteuse sortie d’une boîte à surprises donnait au Champ de Mars à un public incapable de contenir son étonnement. Cela se passait sous les yeux du couple présidentiel, visiblement amusé par un spectacle qu’il aurait dû, au moins par respect pour nos Aïeux, condamner sévèrement. Le clou de cette ronde d’inepties sera une danse indécente d’une fillette de 6 ans  qui fit un tel effet sur le président de la République qu’il lui donna immédiatement en cadeau une voiture neuve stationnée à quelques pas du podium. Que faut-il penser de ces profanations de l’hymne national et de cette banalisation de l’art haïtien? Et surtout quoi faire à la vue de ces dérapages et des réactions d’indifférence, d’approbation et de colère qu’ils ont provoqués?

Avant de répondre à ces questions, il convient de rappeler la valeur de symbole de  La Dessalinienne et les circonstances dans lesquelles elle a été composée.

Un important rappel historique
En dépit de mille et un reproches que l’on peut adresser au président Pierre Nord Alexis, l’impartialité d’esprit invite à saluer en lui le chef d’État haïtien qui a doté le pays de son hymne national. Au terme d’un concours organisé à l’approche des célébrations du premier centenaire de l’Indépendance, le 1er janvier 1904, Tonton Nò nous léguait un hymne que nous avons aujourd’hui le devoir d’honorer et de conserver jalousement. Le texte était de Justin Lhérisson, la musique de Nicolas Geffrard.

   Nord Alexis    Justin Lhérisson    Nicolas Geffrard
(1810-1920)       (1872-1907          (1871-1930)
Et il n’a pas fait que cela, le général-président. Il a réalisé également le procès de la Consolidation, qui est une référence incontournable quand on parle de blanchiment d’argent,  de détournements de fonds publics, d’éradication de la corruption au pays. Il a également créé plusieurs écoles, dont le lycée de Jérémie, qui a été rebaptisé Lycée François Duvalier en 1963 pour redevenir le  Lycée Nord Alexis en 1986 après la chute du régime.

Dr Rosalvo Bobo
(1874 - 1929)
Il est intéressant de rappeler qu’au moment où ce petit-fils d’Henri Christophe se préparait à célébrer dans le faste le premier centenaire de l’Indépendance, le Dr Rosalvo Bobo, lui-même issu de la noblesse de Faustin 1er et grand musicien, invitait plutôt la nation à la réflexion et à la méditation. Devant la mauvaise gestion des affaires publiques au cours de nos 99 ans d’histoire et les menaces d’occupations étrangères qui pesaient sur nos têtes, le Dr Bobo invitait les Haïtiens, en novembre 1903, à s’asseoir pour réfléchir sur leur présent et sur leur avenir de peuple et pour se fixer des objectifs dignes d’une nation libre. Il les encourageait surtout à se mettre au travail pour pouvoir célébrer dans la dignité et la prospérité le deuxième centenaire qui serait celui de 2004. On connaît la suite.

Les occupations, déclarées et non déclarées, que nous avons connues depuis, ainsi que la catastrophe du 1er janvier 2004 aux Gonaïves sont là pour nous rappeler la clairvoyance de l’illustre nationaliste et du martyr qu’a été le Dr Bobo (lire Les cent-jours de Rosalvo Bobo ou Une mise à mort politique de Roger Gaillard). Ces gifles à notre fierté de peuple libre soulignent aussi l’inanité d’un hymne national quand il est chanté seulement du bout des lèvres et en l’absence d’un civisme inculqué à l’école et à la maison.

Avant de terminer ce survol de l’histoire de La Dessalinienne, il y a lieu de souligner ici qu’avant son adoption  comme hymne national, plusieurs autres chants patriotiques ont joué ce rôle. L’un des premiers a été « La Marseillaise », introduite  à Saint-Domingue dans les années 1790 comme chant révolutionnaire et que les soldats prirent l’habitude de chanter quand ils défilaient ou luttaient sous les ordres de Toussaint Louverture, de Dessalines, etc. Un tournant décisif sera franchi avec la création de l’Armée indigène, l’adoption du bicolore au Congrès de l’Arcahaïe, en mai 1803, et l’adoption de « Grenadiers à l’assaut » comme principal chant de ralliement et de guerre. Thomas Madiou rapporte que, dans presque toutes les batailles livrées contre l’armée expéditionnaire en 1803, les soldats des deux camps portèrent le même drapeau, le tricolore, et entonnèrent  le même chant, La Marseillaise. L’histoire rapporte aussi que, même durant la marche triomphale de Sylvain Salnave sur Port-au-Prince en juin 1867, ses partisans enflammés entonnaient La Marseillaise et d’autres chants patriotiques.

Dans un désir de doter le pays d’un hymne national à la fin du 19e siècle, les poètes Robert Geffrard (1860-1894) et  Oswald Durand (1840-1906)  composèrent respectivement  les sublimes poèmes « 1804 » et  « Quand nos aïeux brisèrent leurs entraves». Le premier texte a été mis en musique par l’auteur lui-même en 1890, le second, en 1893 par Occide Jeanty ( de son vrai nom Occilius Jeanty). Dix années plus tard, La Dessalinienne les éclipsait pour devenir officiellement notre chant national. Quant au chef d’œuvre conjoint Durand- Jeanty il deviendra l’hymne présidentiel à la fin de l’occupation américaine. À noter que la proposition du chant « 1804 » avait été rejeté par le président Florvil Hyppolite qui en trouvait les strophes trop violentes ( Histoire de la musique en Haïti, Constantin Dumervé, p. 122),

De son côté, « Grenadiers à l’assaut », que l’on chantait déjà à Vertières et qui n’a jamais bénéficié d’un statut officiel, demeure un chant très populaire et très appropriés aux combats politiques.  Il a fait l’objet d’une adaptation magistrale du musicien américain Louis Moreau Gottschalt, « Le bananier, chanson nègre », qu’on peut écouter sur Youtube et qui a été reprise par d’excellents pianistes.
Qu’y a-t-il de tellement sacré dans cette chanson et pourquoi faut-il la vénérer et la préserver à tout prix?
On a souvent entendu, en particulier dans les écoles congréganistes de l’ancien clergé breton, que La Dessalinienne tenait plus des hymnes de guerre que des chants patriotiques et qu’il y avait même lieu de remplacer le « Dans nos rangs point de traîtres » par une consigne moins belliqueuse, mais plus humaniste et plus inclusive. Ce type de remarques repose sur l’hypothèse que le texte faisait allusion à la France et aux guerres gagnées par l’Armée indigène sur le corps expéditionnaire de Napoléon. Il y a là une double fausseté : Haïti avait racheté son indépendance avec l’ordonnance de Charles X depuis 1822 et indemnisé les anciens propriétaires d’esclaves. Elle n’était donc plus en guerre avec la France. Mais elle était  en guerre avec les puissances colonialistes et impérialistes du monde entier, dont elle menaçait l’hégémonie, ce qui était encore plus grave.

Écrite dans un style qui rappelle beaucoup le discours farouchement nationaliste de Boisrond Tonnerre, La Dessalinienne  porte la marque des circonstances dans  lesquelles elle a été créée, ainsi que celle des humiliations infligées à Haïti au cours des décennies précédentes, soit en 1872, en 1897 et en 1902.

La remise de l'ultimatum allemand au gouvernement
Sam durant l'affaire Lüders en 1872.
                          
La première de ces humiliations avait eu lieu sous le gouvernement de Nissage Saget qui capitula devant les menaces de deux frégates allemandes exigeant  le versement d’une somme de 15 000  dollars à deux commerçants allemands dont les biens avaient été saccagés sous Salnave et Geffrard. La deuxième humiliation nous avait été infligée sous Tirésias Simon Sam dans le cadre de l’affaire Lüders, du nom d’un ressortissant allemand condamné par la justice haïtienne pour voies de fait sur la personne d’un agent de police. Malgré son bon droit, le gouvernement dut se plier à l’ultimatum  de deux  canonnières allemandes qui lui réclamèrent le paiement d’une indemnité de 20 000 dollars, une lettre d’excuses au gouvernement de Berlin, un salut de 21 coups de canon au drapeau allemand. L’ultimatum était assorti d’un délai de 4 heures seulement accordé au gouvernement pour faire connaître sa décision.  À l’expiration du délai, un drapeau blanc était hissé au mât du palais présidentiel. 

       Anténor Firmin          Amiral Hammerton Killick
(1850 - 1911)                      (1856 - 1902)
La troisième agression s’était produite dans la rade des Gonaïves sous le gouvernement provisoire qui prit la relève du gouvernement Sam.  Il s’agissait en fait d’une tentative d’arraisonnement de l’aviso de guerre Crète à Pierrot par une canonnière allemande agissant à la demande du gouvernement haïtien pour faire échec aux troupes fidèles à Anténor Firmin. Le sacrifice de l’amiral Killick qui, au lieu de se rendre ce 6 septembre 1902,  s’enveloppa du drapeau national et feu sur la poudrière de son navire, enflammait encore les esprits au moment du concours de La Dessalinienne. 

Au vu des considérations précédentes, on comprend aisément que  La Dessalinienne ne soit pas un chant ordinaire  qu’on peut se permettre de tourner en dérision quand on veut et comme on veut. C’est au contraire un hymne qui doit être vénéré, respecté et honoré continuellement.
Notre perception du problème
Nous comprenons parfaitement l’indignation provoquée au pays et dans la diaspora par le spectacle carrément burlesque de l’envoi du drapeau brésilien au son de La Dessalinienne  par un groupe de concitoyens fort mal avisés. Cette grossièreté inqualifiable, faite la semaine dernière dans un lieu non identifié et diffusée partout dans le monde, nous invite à une profonde réflexion pour essayer calmement, mais fermement, de la comprendre et de l’expliquer. Les choses vont décidément trop loin et semblent même s’approcher du point de non-retour.
Une première tentative d’explication

Parmi les raisons qui semblent expliquer cet acte pour le moins irréfléchi, il y a, outre la soif de  minutes de célébrité gratuite garanties par Youtube et Whatsap, une méconnaissance ou une ignorance grave de l’histoire du pays chez les acteurs de ce spectacle de mauvais goût; un mépris de nos valeurs traditionnelles; une incompréhension profonde du texte de l’hymne national. Nous n’avons pas de données susceptibles de nous renseigner sur les véritables intentions de ces passionnés du ballon rond et de ces admirateurs aveugles de la sélection nationale du Brésil. Nous voulons seulement croire qu’ils ont posé ce geste insensé sans trop réfléchir et en se  réfugiant dans le défoulement et la folie passagère de la Coupe du monde. Ils sont d’ailleurs loin d’être les seuls!  
Quelques considérations économiques, politiques et culturelles
Occide Jeanty (1860 - 1936 )
Compte tenu de la misère dans laquelle croupit le peuple haïtien, le loisir devrait, dans notre échelle de valeurs, occuper une place secondaire dans les priorités de tout gouvernement moindrement soucieux de ses responsabilités. Loin derrière l’éducation, la santé, l’investissement dans la production, Si les actuels dirigeants croient nécessaire de consacrer des millions à l’achat de téléviseurs dans le seul but d’anesthésier la population pendant quelques semaines et que cela passe comme une lettre à la poste, comment peut-on attendre un comportement  rationnel d’une population peu instruite et fanatisée par les matches de foot, seuls spectacles dignes de ce nom qu'on met à sa portée?

Lina Mathon Blanchet
(1902 - 1993)
Les budgets faramineux et l'énergie énorme consacrés chaque année au carnaval et au rara sont des pertes sèches que peu de gens ont le courage de dénoncer. En outre, le carnaval, les « mascarons » et surtout le rara sont en train de perdre lentement, mais sûrement, leurs dimensions culturelles traditionnelles pour devenir des divertissements insipides et des occasions de détournement des fonds publics. Nous pensons qu’il serait de loin préférable d’investir les sommes élevées qui y sont consacrées dans un type de festivités populaires plus dignes et plus conformes aux valeurs traditionnelles de la nation haïtienne. Pris dans la souricière d’un quotidien sans issue, le bon  peuple d’Haïti n’a malheureusement que très peu de choix : s’adonner, le ventre vide, aux anciens « ludi », ces jeux du cirque qui faisaient les délices des Romains du temps de Néron; s’expatrier en masse sous le regard indifférent de ses élites; mourir de faim et de désespoir dans l’ennui! 

Nos dirigeants ont bien compris qu’ils doivent détourner périodiquement l’attention de la population des misères du quotidien pour réduire les risques d’une explosion sociale dans les milieux défavorisés ou dans les zones de non-droit comme Grande Ravine, Cité de Dieu, Sous Dalles, etc. Dans ce contexte, le mouvement politique Konekte, qui préconise une alliance entre les quartiers défavorisés de Port-au-Prince et qui  faisait récemment les manchettes à Matin Débats, n’a rien de rassurant pour les défenseurs du statu quo.

Micheline Laudun Denis (1929) - 
Si nous comprenons le comportement irréfléchi des compatriotes qui ont choisi de vénérer « La Seleção » au son de La Dessalinienne, nous devons craindre que ces admirateurs du Brésil ou de l’Argentine n’aillent un jour jusqu’à hisser notre bicolore en entonnant l’ Hino Nacional Brasileiro ou de l’Himno Nacional Argentino. Cette souillure n’aurait d’égale que les humiliations des affaires Batsch, Lüders et Killick mentionnées précédemment.  On notera, pour clore cette section, que c’est  l’affaire Lüders qui a inspiré à Occide Jeanty le joyau musical justement intitulé « Les vautours du 6 décembre ». 

DEUXIÈME PARTIE
L’apport de la musique dans la formation de l’âme nationale

Ludovic Lamothe
(1882 - 1953 )
La seule mention du nom d’Occide Jeanty nous amène à souligner que seule une infime minorité de notre jeunesse, sans repères et  abandonnée à elle-même, est consciente de la valeur de symbole de notre bicolore, du sens profond de « La Dessalinienne ». Il faut dire à sa décharge qu’on ne lui a pas inculqué l’admiration ni le respect que méritent les auteurs, compositeurs et interprètes qui ont contribué à la formation de l’âme nationale. Des musiciens hors pair comme Occide Jeanty, Justin Elie, Ludovic Lamothe, Théramène Ménès, Sara Schomberg Bobo (la femme du Dr Rosalvo Bobo), Carmen Brouard, Augustin Bruno, pour ne citer que ceux-là, sont complètement inconnus des moins de 50 ans. Or, Dieu seul sait combien de  piètres et de grossiers personnages notre pays a déifiés depuis la fin de « La Belle Époque (1946-1956).
Micheline Laudun Denis à l'oeuvre...

Nous ne sous-estimons la contribution d’aucun musicien, ni dans le registre classique ni dans le populaire. Qu’il s’agisse, dans la première catégorie, de personnalités comme Othello Bayard,

Franck Lassègue, Valério Canez, Jules Héraux, Carmen Brouard, Frantz Casséus, Micheline Laudun Denis ou Lina Mathon-Blanchet et, dans la seconde, d’interprètes-compositeurs comme Guy Durosier, Raoul Guillaume, Gérard Dupervil, Ernest Lamy, Michel Desgrottes, Nemours Jean-Baptiste ou Webert Sicot, nous sommes en présence de noms qui sonnent fort et dont personne ne doute des compétences. 

Justin Élie
(1883 - 1931 )
Mais si l’on demande à des gens qui connaissent la musique et l’histoire multiséculaire de la musique haïtienne et sont dépourvus de tout esprit de fanatisme quel  musicien mériterait d’avoir une statue sur une place publique de la Capitale ou d’une grande ville de province, il y a de bonnes chances qu’ils répondent Occide Jeanty, qui a fait chez nous ce que Chopin a fait en Pologne et Béla Bartók, en Hongrie. Il se pourrait également que d’autres mentionnent  aussi le nom de Nicolas Geffrard, l’auteur de la partition musicale de La Dessalinienne. Ces deux auteurs, nationalistes jusqu’à la moelle, auraient d’autant plus mérité cet honneur qu’ils ont excellé également dans la musique populaire. En témoignent les merveilleux  « zizipan »,  « polkas créoles » et les « mereng demonte moulen » que nous a laissés Occide Jeanty. Ces genres allaient plus tard inspirer des compositeurs comme Augustin Bruno, Luc Jean-Baptiste, Ipharès Blain, Charles Paul Ménard, etc.

Carmen Brouard               Frantz Casséus            Guy Durosier
    (1909 - 2005 )                 (1915 - 1993)              (1931 - 1999)


Nous avons immortalisé des artistes vulgaires et misogynes, tandis que les noms de gloires nationales comme Lumane Casimir, Matha Jean-Claude, Ti Roro, Frantz Casséus, Antalcidas Murat, Werner Jaegerhuber, Lina Mathon Blanchet, Emerante de Pradines Morse,  etc., qui ont tellement travaillé pour la promotion de la culture haïtienne, ont disparu de la mémoire collective. Rien de surprenant donc qu’à 72 heures d’intervalle, notre hymne national ait été profané trois fois la semaine dernière. Cela nous fait penser à cette devise d’un journal haïtien: « Lè pa gen gid, pèp la gaye ». Et la Bible de nous dire mieux dans le livre d’Osée : « Mon peuple périt faute de connaissances. » 

Une deuxième tentative d’explication
Les raisons pour lesquelles les jeunes du pays affichent depuis un certain temps un mépris total pour les choses de l'esprit sont nombreuses et assez faciles à cerner. Certes, l’instinct de la facilité, tout comme la loi du moindre effort, a toujours existé,  mais l’argent facile, les diplômes au rabais et les raccourcis qui mènent à la réussite économique et à la reconnaissance sociale sont des réalités relativement récentes dans notre société. Il suffit d’entendre prononcer le slogan « Nou pa egare » pour savoir à quelle enseigne loge votre interlocuteur.  Plus besoin de s’armer d’un laborieux bagage intellectuel, de potasser  un tas de manuels d’économie, d’histoire, d’ethnologie, d'anthropologie culturelle, de sociologie pour réussir dans la vie.

Inutile aussi de passer des soirées entières à étudier sous les lampadaires ou de passer ses fins de semaine à la bibliothèque de la Faculté. « Nou pas egare! »! Et, de nos jours, les réseaux sociaux, surtout « Facebook », ont métamorphosé Bouki en héros national, en professeur. N’importe qui s’exprime avec autorité sur la culture haïtienne et il ou elle trouvera toujours malheureusement un auditoire attentif ou complaisant. Au moment où l’on s’y attendra le moins, on entendra un excentrique habillé à la fine pointe d’une mode d’un goût douteux mettre fin à une discussion en disant « Nou pa egare! »

  Pradel Pompilus                 Marcel Gilbert         Max Chancy
    (1914 - 2000)                 (1926 - 2001)          1928 - 2002)
En outre, nous vivons une époque dominée par un laisser-aller dangereux. Il y a trois ou quatre décennies, ceux et celles qui parlaient de la culture haïtienne dans nos stations de radio et qui prononçaient des conférences sur ce sujet à l’Institut Français, dans nos lycées ou ailleurs, s’appelaient Pradel Pompilus, Lamartinière Honorat, René Piquion, Ulysse Pierre-Louis, Franckétienne, Hubert de Ronceray, etc. Dans nos journaux, on se régalait des écrits de Gérald Merceron, de Webert Lahens, de Carlo Désinor, de Wilhem Roméus, etc. Longtemps avant ces derniers, ceux qui dissertaient sur ce sujet délicat s’appelaient Jean Price Mars, Louis Mars, Lorimer Denis, Mme Suzanne Comhaire-Sylvain, Leslie Manigat, Marcel Gilbert, Max Chancy, Jean Brierre, René Depestre, Mme Yvonne Hakim-Rimpel, Jacques Stephen Alexis, Jacques Roumain, Émile Roumer, etc.

Les choses ont changé en un clin d’œil! De nos jours, qui est-ce qui contribue à la formation de la jeunesse? Des gens qui sont loin d’être à la hauteur de cette tâche combien importante et délicate. Il suffit que l’un d’eux soit l’ami d'un haut placé qui le couvre de dollars, le fait  « sucer un os », le place sous la mamelle, presque sèche, de la vache. Mais, on oublie qu’« à vouloir traire une mamelle sèche, on obtient souvent un coup de sabot en plein visage ». 

Retour sur la profanation de La Dessalinienne
Haïtiens entonnant la Dessali
nienne pendant l'envoi du dra
peau du Brésil.                     
Autrefois, les parents interdisaient aux enfants de s’amuser à chanter « Soulye peyi chire chosèt/ Machann diri, machann diri »,  cette pittoresque et innocente déformation des vers « Pour le pays, pour les ancêtres/ Marchons-unis, marchons unis » de ce beau poème de Justin Lhérisson. Nos professeurs nous encourageaient à maitriser les notions de civisme enseignées dans le cours d’instruction civique et morale. L’envoi des couleurs chaque matin dans nos écoles inspirait l’amour et le respect de notre drapeau et de notre chant national. Tous ceux et celles  qui ont fait leurs études primaires avant les années 1980 connaissent encore par cœur  les cinq versets de La Dessalinienne. Cela a été assez facile, car, chaque jour, à la montée du drapeau, il fallait en chanter un.

À cette étape de notre réflexion, il y a lieu de rappeler un phénomène qu’ont bien connu les gens qui ont vécu en Haïti sous François Duvalier. Quand, pour impressionner les Américains, ce dernier a commencé à exploiter le symbole du drapeau et les fêtes nationales, il a fait un tort immense à la conscience nationale. Jusqu’au milieu des années 1950, les Haïtiens arboraient spontanément les couleurs nationales à l’occasion de ces fêtes et ils participaient dans la joie à toutes les manifestations populaires. On l’a vu à l’époque du bicentenaire de Port-au-Prince sous Estimé et jusqu’au renversement de Paul Magloire en 1956.

Il y a une quinzaine de jours, le psychothérapeute Georges Bossous, Jr. racontait à l’un de nous comment, vers le début des années 1980, ses camarades et lui, dans leur Limbé natal, se rendaient tous les après-midis à la caserne de la ville pour assister à la descente du drapeau, au son de  La Dessalinienne! Voilà que moins de quatre décennies plus tard, ce chant sacré est utilisé à des fins nettement antinationales! 

Loin de nous l’idée  que les gens de notre génération soient de plus ardents patriotes que les jeunes d’aujourd’hui. Par instinct et par conviction, l’Haïtien, toutes  générations confondues, qu’il se trouve au pays ou à l’étranger, est un fol amoureux de sa terre natale. Tout simplement, nous avons bénéficié, jusque dans les années 1970, grâce à nos anciens professeurs, de la connaissance de certains aspects de notre histoire et de notre culture. Ceux-ci nous auraient interdit de hisser un drapeau étranger, fût-il brésilien, au son de notre chant national. Même dans les moments d’effervescence extrême!

Nous avons toujours été un peuple très hospitalier. Par exemple, en février 1971, nous accueillions royalement les joueurs de l’équipe brésilienne « Santos Futebol Clube » qui venait  se mesurer à notre onze national. C’était le délire! En quittant le pays le 19 février 1971, le roi Pelé avait déclaré: « J’ai beaucoup voyagé à travers le monde, mais j’ai rarement vu un peuple aussi chaleureux, aussi sympathique que l’Haïtien… Je suis un nouveau fils d’Haïti… Je pars en laissant une moitié de mon cœur ici… » (Le Nouveau Monde, vendredi  20 février 1971, page 1). Dans nos écoles, on en parlait, on était fous de joie. Mais on n’aurait jamais pensé à hisser le drapeau brésilien en entonnant  « La  Dessalinienne ».

Eddy Cavé et Hakime Altiné appuyant la sélection na
tionale haïtienne de football à Munich en 1974 durant
le match mémorable (
Haïti-Italie                        
Nous pouvons prendre également comme exemples les joueurs de l’équipe nationale de Trinidad-Tobago. Le 14 décembre 1973, dans le cadre du championnat de la CONCACAF 1973 organisé en Haïti, cette équipe bat celle du Mexique sur le score de 4 à 0. Cette victoire garantit alors la participation de notre pays à la Coupe du Monde de Football 1974 qui se tiendra en Allemagne de l’Ouest. C’est l’explosion de joie à travers la République! À la Capitale, « Mini Minuit du Bel Air », « Le Peuple s’amuse » et d’autres bandes à pied gagnent les rues. Dans la première, les fêtards manifestent leur joie en brandissant notre bicolore d’alors et en entonnant des morceaux populaires du pays. Le seul refrain dans lequel était cité le nom d’un étranger était: « Archibal O! Gade sa ou fè Meksik O! Kat a zewo O! Kat a zewo sa-a ap mennen pitit Desalin yo Minik! Warren Archibal toup pou yo! » Nous n’avions ni chanté « The Love of Liberty », l’hymne national de Trinidad-Tobago, ni hissé le drapeau de ce pays frère! Donc, par où sommes-nous passés pour tomber si bas?

Notre ami l’économiste et historien Leslie Péan a apporté un premier élément de réponse à cette question dans un ouvrage à paraître intitulé Essais sur le blocage du développement en Haïti. S’inspirant des théories exposées par le philosophe canadien Alain Deneault dans La médiocratie, Leslie Péan s’insurge contre les populismes de gauche et de droite qui ont parachevé en Haïti l’institution de la bêtise et de la médiocrité commencée avec le régime des Duvalier. «  Nous assistons, écrit-il, aux conséquences néfastes, aujourd’hui et pour l’avenir, d’une posture qui consiste à refuser de stigmatiser la bêtise. Avec réserves et retenues, nous avons passé sous silence les manipulations de la médiocrité à un tel point qu’il faut maintenant se demander si une modification du comportement populiste est encore possible. » 

En guise de conclusion
Outre la formation dispensée dans les bonnes écoles du monde entier, la jeunesse du pays a grandement besoin de cours sur l’histoire du pays, ses musiques, ses danses, sa peinture, sa sculpture, etc. Mais cela doit être fait par des gens qui maîtrisent le sujet et leur métier d’enseignant, en plus d’être convaincus de l’importance du savoir dans le vivre ensemble. Il ne servirait à rien de laisser une tâche si importante à des professeurs improvisés ou motivés par des considérations autres que le bien commun et l’amour de la patrie.

Il y a péril en la demeure, et nous ne le savons que trop bien! En aucun cas, nous ne saurions prétendre que les choses vont bien. Si personne ne dénonce la corruption et la médiocrité, ce sera encore pire dans les prochaines décennies. Il est temps que nous tous, au nom de nos Aïeux, fassions le nécessaire pour empêcher de  nouvelles profanations de La Dessalinienne . Tous ensemble, comme nous l’avait si justement suggéré Dr Clément Lanier, « nous devons honorer la mémoire de Justin Lhérisson dont le patriotisme fervent a su trouver les paroles en qui s’incarne l’âme nationale et celle de Nicolas Geffrard dont l’inspiration musicale par des accents appropriés s’est intimement liée à ces paroles. »

Auteurs : Eddy Cavé, Louis Carl Saint-Jean
Illustrations : HCC

      Eddy Cavé,       Louis Carl Saint Jean
         Ottawa               New York


Ottawa/New York, le 3 juillet 2018

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