Ce 8 octobre 2016 marque le soixantième anniversaire de l’électrification de la ville de Saint-Marc (8 octobre 1956- 8 octobre 2016). Pour les Saint-Marcois qui avaient vécu cette inoubliable journée de bonheur indicible, cette inauguration revêtait le caractère d’une véritable apothéose, une sorte d’assouvissement sublime, indéfinissable, qu’aucun autre événement, avant celui-ci, ne leur avait jamais communiqué.
Place Philippe Guerrier de saint-Marc |
Ainsi, l’histoire qui se dégage de cette marche passionnée vers «la lumière» mérite d’être racontée, à l’occasion du soixantième anniversaire de son aboutissement. Tout compte fait, le 8 octobre 1956 symbolisait à la fois la fin d’un long cauchemar et la concrétisation d’un rêve obsessionnellement entretenu. Il représentait également la fin d’une inlassable quête collective d’une «reconnaissance de statut» jonchée de déceptions, de découragement, de «rendez-vous manqués», imaginaires ou réels et de reprises de souffle difficiles.
En effet, la saga de l’électricité à Saint-Marc remonte au moins à la fin du 19e siècle au moment où certaines villes du pays commençaient à être électrifiées. Une information tirée du livre de Daniel Supplice sur les personnalités politiques d’Haïti nous apprend que l’industriel saint-marcois, Jean-Baptiste Estime dit Estime Jeune, qui fut respectivement député de Saint-Marc et sénateur de l’Artibonite aux 20e, 21e et 22e législatures, obtint par contrat avec l’État haïtien, en date du 10 septembre 1894, l’exclusivité de l’exploitation de l’éclairage électrique de la ville de Saint-Marc. (1) La mort subite du président Florvil Hyppolite, survenue le 24 mars 1896, mit sans doute fin au projet, dans une Haïti où rares sont les chefs d’État qui reconduisent les programmes de leurs prédécesseurs. Amèrement déçue, la ville a repris son bâton de pèlerin en espérant, dans un avenir rapproché, d’autres considérations du genre.
Plus tard, le gouvernement du président Sudre Dartiguenave (1915-1922) fera naître à nouveau de grands espoirs par la mise en œuvre à Saint-Marc de grands travaux d’infrastructure : la construction du marché public(Place Dartiguenave) comprenant les Halles, les deux boucheries, l’abattoir, des caniveaux avec système d’évacuation des eaux usées ainsi que le percement d’une nouvelle route, l’Avenue Fleurenceau, communément appelée «Chemin neuf»(2), sans compter l’instauration du Service d’Hygiène sur des bases modernes. Tout au cours des travaux, de fortes rumeurs laissaient accroire que l’électrification de la ville faisait partie d’un plan d’ensemble. Malheureusement, le gouvernement de Dartiguenave n’avait jamais eu pareil projet dans son programme(3). Déception une nouvelle fois! Mais le découragement n’allait pas jusqu’à l’abattement. La population et les notables parmi les plus entreprenants se ressaisirent.
Hôtel La Colline (Saint-Marc) |
La déception fut alors grande et ressentie comme une injustice, d’autant que plusieurs autres villes comme Port-au-Prince, Jacmel, Petit-Goâve, Cayes, Jérémie, Gonaïves, Cap-Haïtien, etc., avaient longtemps déjà été électrifiées. De plus, certaines localités plus petites, et en superficie et en population, le furent aussi avant Saint-Marc. De plus en plus de gens, préoccupés par la question, étaient convaincus du fait qu’au centre du dispositif d’État de la prise de décision à Port-au-Prince, Saint-Marc n’avait pas de «poids lourds, nou absan, nou pa gen mou’n pou plede kòz nou»(5)
L’heure de vérité approche
De longues années d’attente se sont écoulées. Entre-temps d’autres villes comme Port-de-Paix par exemple, s’affichèrent au tableau des gagnants de la loterie de l’éclairage électrique. Et… le 6 décembre 1950, Paul Eugène Magloire accéda au pouvoir. Dès son envol, son gouvernement conçut un Plan quinquennal (1er octobre 1951 au 30 septembre 1956)(6). Celui-ci «prévoyait, entre autres, dans le train de travaux d’urbanisme projetés, l’électrification de certaines villes«(7). Il était donc permis d’espérer. Dans cette conjoncture particulière, les astres semblent avoir été alignés pour que cette fois-ci soit la bonne. Des autorités de la ville, certains notables et des personnalités en vue à Saint-Marc proches du pouvoir, des représentants du peuple à Port-au-Prince, mirent tout leur poids dans la balance en se mobilisant pour« la cause». Ils décidèrent de jouer à fond l’instrument politique pour que Saint-Marc reçoive sa juste part des «Grands travaux» édictés par le Plan quinquennal dont le président Magloire dévoila quelques grandes lignes dans son discours-programme livré au Cap-Haïtien le 11 mars 1951(8). Les gens étaient confiants et optimistes. On répète souvent, c’est très vraisemblable, que les frères Jumelle (Ducasse et Clément) surtout, alors ministres, poussaient très fort en ce sens compte tenu de «ce qui se dessinait dans un horizon rapproché». Pour faire une histoire courte, peu de temps après, le ministère des Travaux publics était saisi du projet. En plus de l’électricité, la ville bénéficia de deux autres grands projets : un nouvel édifice du Service des télégraphes et l’École Antoinette Dessalines, reconnue pour dispenser une éducation de qualité aux jeunes filles.
L’Affaire est dans l’sac
D’entrée, disons tout de go que c’est M. Raoul Saint-Lô qui était l’ingénieur en charge du projet d’électrification. Un projet qu’il réalisa, disait-on, avec la compétence d’un professionnel accompli. La construction de la future usine électrique se déroula rondement et simultanément avec celles des autres. Ensuite, l’arrivée en ville de plusieurs centaines de poteaux, le creusage des trous, les travaux de fixation de ces poteaux au sol, de tension des fils électriques et de pose de réverbères et d’ampoules se déroulèrent très bien et même en mode accéléré. Il fallait faire vite, car le régime Magloire n’avait plus que quelques mois à courir encore. Tout le monde connaît le sort réservé aux projets non complétés à temps avant la fin d’un mandat présidentiel dans notre pays. Entre-temps, l’usine et ses dépendances étaient complètement achevées. Et finalement en semaine et en plein jour arrivèrent, au siège de l’usine, les quatre génératrices géantes de marque FAIRBANK MORS, dans une opération de visibilité exceptionnelle. Les autorités de Port-au-Prince et de Saint-Marc le voulurent ainsi. Politique oblige!
Coup de théâtre
Tout était fin prêt pour l’inauguration. Mais on devait procéder à des essais pour vérifier l’efficacité et la fiabilité du produit fini. Alors en pleine nuit, sans avertissement aucun, la belle lumière blanche jaillit dans tout son éclat sous les réverbères. Ce fut le délire partout en ville! Les portes s’ouvraient, les gens envahissaient les rues dans un vacarme indescriptible. On entendait : Leve, leve, parete nan kaban’n, Yo bay li, Yo bay li, Anmwe-e, Anmwe-e. Nou fout pran yo ! Nou fout pran yo fwa sa-a! Quelques personnes folles de joie disaient même;«Mwen mèt mouri kounie-a». L’excitation était au paroxysme. C’était indescriptible, inimaginable. On s’attardait longtemps dans les rues, même après que les lumières eurent été éteintes devisant sur la portée et l’importance de cette réalisation pour l’ego des Saint-Marcois, car on nous le lançait souvent en pleine face:« Senmak pa gen limiè» et tout ce qui vient avec. Ce ne fut jamais un compliment.
La journée du 8 octobre 1956
Quelques semaines plus tard, après la rentrée scolaire d’octobre, suivie de la traditionnelle messe du Saint-Esprit, soit le 8 octobre 1956, tout était fermé pour la circonstance : écoles, services publics, magasins, etc. Toutes les rues étaient décorées aux couleurs nationales pour la circonstance. C’était le grand jour tant attendu, celui de l’inauguration. Ce matin-là, très tôt, le président Paul Eugène Magloire, accompagné de son cabinet ministériel au complet et de tout le gratin politique de Port-au-Prince, se présenta à l’entrée Nord de la ville sous un Arc de triomphe commandé par l’inoubliable Magistrat Phèn( Stéphen Léonard). Le président vint inaugurer ce jour-là, non pas une seule réalisation mais bien trois. Il est à noter à ce propos que, mis à part les grands travaux d’utilité publique réalisés dans la ville par les gouvernements Dartiguenave et Borno, il faudrait remonter loin dans l’histoire de la ville avant d’y trouver en simultanéité une triple action gouvernementale d’envergure, en termes de travaux d’infrastructure. En effet, le chef de l’État inaugura le même jour le Service des télégraphes qui n’a jamais pris son envol, même si tous les équipements (modernes pour l’époque) étaient déjà sur place, ensuite l’École Antoinette Dessalines et tard dans l’après-midi, au crépuscule, ce fut le tour de l’usine électrique. Il est utile de rappeler, pour l’histoire, que l’électrification de la ville survint exactement deux mois avant la chute de Magloire et seulement huit jours après la date officielle d’expiration du Plan quinquennal, prévue au 30 septembre 1956. Situation qui fait dire que c’est à l’arraché et in extremis que la ville obtint son électricité.
Conclusion
Le 8 octobre 2016 devrait en principe représenter l’une des dates importantes dans l’histoire de la ville, en raison de la charge émotive qu’elle charriait pour des dizaines de milliers de Saint-Marcois (population de la ville à l’époque). Ce fut, à n’en pas douter, la concrétisation d’un grand rêve qui n’avait pas de prix pour tous ceux qui l’avaient vécu. Il est malheureux, très malheureux que cette «belle réalisation», pour tout ce qu’elle symbolisait, soit ternie par les longues années ponctuées de coupures sauvages de courant, de noirceur imposée à la population, souvent pour de très longues périodes. Ceux et celles qui s’étaient battus pendant des années avec acharnement et détermination pour l’obtenir pour la ville doivent se retourner plusieurs fois dans leur tombe. Je désire simplement par ce texte faire un rappel de cette date significative, un grand moment dans l’histoire de la ville, non pas pour fêter . . . l’électricité. Ce n’est pas possible dans ces conditions. Au demeurant, je ne suis même pas sûr que les Saint-Marcois ne connaîtront pas le «Black out» le 8 octobre prochain, jour du soixantième anniversaire de l’éclairage électrique de la ville. Aussi, nous n’allons pas conclure ce texte sans mentionner les noms suivants : Messieurs Roland Éluma et Lewis D’Méza, respectivement chef des opérations électriques et Directeur général qui, en dépit des contextes difficiles et contraintes de toutes sortes, avaient fait de leur mieux pour fournir à la population le service auquel elle avait droit au cours de leur passage dans la compagnie.
1 Supplice, Daniel, Dictionnaire biographique des personnalités politiques de la République d’Haïti, Imprimerie Lanno, 2001, p.337.
2 Destin, Lemarec, La ville de Saint-Marc, histoire, économie, politique et société : des origines à 1971,Les éditions DAMI, Montréal, 2011,pp.297-298.
3 Ibid., p. 298.
4 Dorsainvil, J. C., Histoire d’Haïti, Cours supérieur, éd. Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1934, p. 294.
5 «Nous n’avons pas de représentants de premier plan pour porter nos revendications et faire valoir nos droits, là où les grandes décisions se prennent.»
6 Dorsainvil, J. C., op. cit., p. 301.
7 Destin, Lemarec, op., p. 298.
8 Bernadin, Raymond, Général Paul Eugène Magloire. Une biographie politique, Éd. Du CIDHICA,
Montréal, 2000, p. 117.
Par Lemarec Destin
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