Par Hugues Saint-Fort
Dans le récent ouvrage collectif qu’ils ont dirigé,
« Le Prix du Jean-Claudisme. Arbitraire, parodie, désocialisation »,
Pierre Buteau et Lyonel Trouillot ont réuni un peu plus d’une
demi-douzaine d’intellectuels et d’universitaires haïtiens parmi
les plus incisifs et les plus lucides pour réfléchir sur ce qu’ils appellent le
« jean-claudisme ». Y a-t-il ici un abus d’-isme ? Pourquoi
devrions-nous considérer le « jean-claudisme » comme le « duvaliérisme
dans sa deuxième phase », (pg.13) ainsi que Trouillot le définit peut-être
un peu trop vite dans son introduction ? Etant donné la fortune de ces
termes en –isme dans le vocabulaire politique en général en tant qu’ils
désignent un corpus d’idées, de valeurs, et de comportement politique, parler
de « jean-claudisme » renvoie à un imaginaire philosophique
rationnel, cohérent et porteur d’une stratégie.
C’est dans ce sens qu’on peut parler de
« gaullisme », de « mitterrandisme »,… Or, ce
« duvaliérisme dans sa deuxième phase », pour répéter Lyonel
Trouillot, pendant les quinze années où il a sévi en Haïti s’est révélé
d’une inanité, d’une incompétence à gouverner, et d’une médiocrité à tout point
ridicule. Il n’a fait que perfectionner une entreprise
de corruption et de pillage du Trésor public qui a préfiguré ce que nous
vivons actuellement en 2013 sous le régime du musicien indécent, obscène et
sans vergogne, devenu depuis son accession à la présidence le fier et conscient
destructeur du prestige de la fonction présidentielle.
En questionnant la définition du jean-claudisme proposée par
Lyonel Trouillot, je ne préconise nullement une défense ou un retour à
l’orthodoxie du duvaliérisme. Loin de là. Mon point de vue est le
suivant : le duvaliérisme a représenté un totalitarisme et un fascisme
tropical (Pierre-Charles 1973 ; M-RTrouillot 1990) dont les marqueurs de
reconnaissance sont les suivants : un faux et virulent nationalisme, un
anticommunisme et un antimarxisme primaires, la haine de la démocratie et du
régime parlementaire, le culte du parti unique et du chef suprême possédant des
qualités charismatiques et des pouvoirs dictatoriaux, l’établissement de la
violence et du mysticisme vodou érigé en force de manipulation des masses
paysannes (Cf. mon texte « Qu’est-ce que l’extrême-droite
haïtienne ? » (3ème et dernière partie, février
2013).
Face à cette perspective sur le duvaliérisme (1957-1971), il est
difficile de parler d’un « jean-claudisme ». En effet, le régime du
fils (1971-1986) n’a pas élaboré ni laissé un corpus d’idées et de valeurs.
Pire, le changement de cap que le fils a prétendu inaugurer :
« Mon père a fait la révolution politique, moi, je ferai la révolution
économique » s’est révélé un échec total dans la perspective d’un réel
développement économique.
Si je questionne l’utilisation du terme
« jean-claudisme » implicitement présenté en tant que doctrine alors
que ce régime devrait être considéré comme un régime nul, un vulgaire
ramassis d’individus incompétents réunis autour d’un soi-disant chef,
chroniquement dépassé par les enjeux de la présidence, il reste que les
contributeurs à l’ouvrage collectif dirigé par Pierre Buteau et Lyonel
Trouillot ont produit des textes d’une rare lucidité qui décortiquent un
pouvoir incompétent et aveugle.
Leurs contributions peuvent être divisées en deux grandes
catégories : une catégorie d’analyses relevant de l’éducation, du
développement économique, de l’idéologie et de l’évolution de la société
haïtienne dans son ensemble d’une part ; et d’autre part, une
catégorie de narratives ou de portraits qui examinent le fils du
dictateur , les séances de torture auxquelles lui et ses comparses ont présidé,
ou qui interrogent l’homme lui-même revenu récemment au pays pour narguer ceux
et celles qu’il a fait tant souffrir, ou encore qui mettent en perspective le
dictateur et son gouvernement.
L’Histoire haïtienne : de la tragédie à la farce
Lyonel Trouillot |
A partir de là, le ton est donné et Trouillot déroule son argumentation :
« En effet, entre François Duvalier, médecin originaire des
classes moyennes défavorisées, bucheur, ascète jusqu’au mysticisme, idéologue
culturaliste, politique patient ayant fait carrière dans la fonction publique,
posé ses bases dans certains milieux en opérant une perversion efficace de la
sensibilité populaire (question de couleur, injustices sociales, contradiction
ville campagne…), dompté les forces armées, levé un corps de Volontaires de la
Sécurité Nationale à sa solde, bataillé contre le Vatican et les Etats-Unis,
réduit à néant toutes les forces politiques et la société civile
haïtiennes ; et Jean-Claude Duvalier, profession : fils de
président ; mérite politique : fils de président ; origine
sociale : fils de président ; manière de vivre : dépenses et
bamboche, il semble bien y avoir un monde. On pourrait donc partir de la
personnalité de Jean-Claude Duvalier, avoir recours à la psychologie ou à une
sociologie des héritiers pour analyser comment et pourquoi, ayant reçu une
dictature en cadeau, Jean-Claude Duvalier s’est contenté d’en jouir jusqu’à ce
qu’un jour l’Histoire vienne lui dire : citoyen, la fête est finie. »
(Pages 9-10).
Si j’ai tenu à citer ce long passage de l’introduction de Lyonel
Trouillot, c’est parce qu’il peint à grandes touches et avec une justesse sans
égale des portraits saisissants des deux dictateurs. Pour Lyonel Trouillot,
« le jean-claudisme a épuisé la pauvreté discursive du duvaliérisme en
gardant quelques slogans démentis par l’évidence des comportements sociaux des
tenants du pouvoir, ou en rompant tout simplement avec ces slogans. Avec
Jean-Claude, le duvaliérisme ne veut, ne peut plus rien dire. Il perd jusqu’aux
prétextes qui avaient fondé sa rhétorique démagogique. Il est fini le temps des
« œuvres essentielles » » Réflexions lumineuses ! Lyonel
Trouillot touche ici le point fondamental que je tache d’exposer qui est la
vacuité du discours jean-claudien, discours qui ne mérite pas qu’on l’érige en
une doctrine en-isme.
Le sabotage de la réforme éducative du ministre J. Bernard
Guy Alexandre |
Le titre du texte de Guy Alexandre « La politique éducative
du jean-claudisme. Chronique de l’échec « organisé » d’un projet de
réforme » explique en quoi le régime de Jean-Claude Duvalier a décapité
une réforme éducative qui s’avérait nécessaire et portait en elle des éléments
de réussite certaine. A mon sens, ce texte s’avère d’une lecture indispensable
pour comprendre les enjeux politiques de toute réforme éducative en Haïti et se
rappeler que la question de l’éducation en Haïti passe inévitablement par
la résolution de la question de la langue. Guy Alexandre sait de quoi il
parle : entre 1979 et 1983, il a été membre de la Direction des
Etudes de l’Institut Pédagogique National (IPN), avec pour responsabilité la
« mise en place d’une unité de recherches en Sciences sociales ».
Entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, l’IPN a joué un rôle
de premier plan dans la mise en place de structures nouvelles destinées à
assurer le succès de la réforme Bernard (une nouvelle orthographe pour la
langue créole, orthographe IPN devenue depuis l’orthographe officielle de la
langue créole, l’officialisation de l’usage du créole dans les écoles
haïtiennes, l’utilisation du créole comme langue d’enseignement et objet
d’enseignement dans les écoles haïtiennes).
Sur la question de la langue et de l’avenir de tout projet de
réforme éducative en Haïti, il est immensément utile de méditer sur l’anecdote
vraie racontée par Guy Alexandre, au sujet du ministre Chanoine narguant une
délégation du ministère de l’Education venue le rencontrer officiellement et
composée de Raymond Chassagne, Guy-Serge Pompilus et lui-même, et
leur déclarant effrontément : « Le message du Président que vous
évoquez …porte de belles phrases pour de beaux discours…La vérité est que,
…dans les avenues du pouvoir, il y a des gens puissants qui sont opposés à ce
projet. » (Page 30).
Guy Alexandre ne s’en tient pas à ce seul témoignage. Dans un
texte intitulé « Matériaux pour un bilan de la réforme éducative en
Haïti » (1989), il écrit ceci : « Ce qu’il faut voir en
termes concrets, c’est que voulue, passionnément voulue, par le ministre
Bernard, portée avec enthousiasme par les techniciens de l’Institut Pédagogique
National (IPN) et du ministère de l’époque ; appuyée par les institutions
de coopération ou d’assistance internationale, cette réforme n’a pas été
désirée par l’Etat et le gouvernement. Qui, au contraire, de diverses manières,
passeront leur temps, de 1979 à 1986, à la saboter proprement de façon plus ou
moins ouverte ou plus ou moins larvée, selon les moments. »
Aujourd’hui, près de trente ans après l’échec
« organisé » de la réforme éducative initiée par le courageux
ministre Joseph Bernard, le système éducatif haïtien reste dans un état
déplorable et la question de la langue, malgré les initiatives héroïques
tentées par des linguistes haïtiens de l’intérieur et de l’extérieur, fait
toujours face à une impasse. Il est temps que les Haïtiens comprennent
que les retards de toutes sortes accumulés par la société haïtienne
depuis plus de deux siècles persisteront et s’aggraveront tant que l’Etat
haïtien n’aura pas donné à la langue maternelle de tous les locuteurs haïtiens
la place qu’elle doit occuper dans notre système éducatif.
L’aggravation de la pauvreté sous Jean-Claude
Duvalier
Dans sa contribution intitulée Les stratégies de développement
du régime des Duvalier, (pages 65-93), Frédéric Gérald Chéry, universitaire et
professeur d’économie à l’Université d’Etat d’Haïti, entreprend de faire le
point sur les conditions d’une certaine « croissance » en Haïti au
cours du régime de Jean-Claude Duvalier, les contraintes politiques qui ont
sous-tendu les éléments de cette « croissance » et le contexte
international dans lequel tout cela s’est développé. Selon le professeur Chéry,
il y a eu des avancées qui ont été réalisées dans la gestion de l’économie
nationale, comme la création du Ministère du Plan en 1978 soutenu par le
renforcement d’un institut haïtien de statistique, indispensable dans la
« collecte et le traitement de l’information économique ». Cependant,
le professeur Chéry nous met tout de suite en garde : « Il ne s’agit
pas d’affirmer que les statistiques haïtiennes étaient de bonne qualité, mais
d’admettre qu’une certaine routine s’est instituée autour du traitement des
données statistiques afin d’orienter les choix économiques. » (page 71).
Selon le professeur Chéry, le régime de Jean-Claude Duvalier,
sur le plan économique, a voulu combiner deux stratégies de
développement : « la promotion des exportations à laquelle était
adjointe une stratégie de substitution aux importations » (page 72). D’après
le professeur Chéry, ces deux stratégies représentaient en fait deux politiques
tout à fait opposées. On était alors en plein conflit qui se traduisait par une
concentration de la richesse en faveur des capitalistes couplée avec
l’aggravation de la pauvreté dans le pays.
Pour le professeur Chéry, les choix économiques du régime de
Jean-Claude Duvalier ont généré des obstacles qui perdurent et scellent jusqu’à
ce jour l’insuccès des politiques économiques en Haïti. Il identifie
ces obstacles comme : le poids de l’héritage du noirisme, le ciblage
inadéquat des porteurs du développement, le poids écrasant du président au cœur
des décisions économiques, et finalement l’absence de politique de formation de
la main d’œuvre de la part de l’Etat. (page 80). Plus d’un quart de siècle
après la chute de Jean-Claude Duvalier, ces obstacles jouent encore un puissant
rôle dans l’évolution de l’économie nationale.
La contribution de Guy Gérard Ménard intitulée Aksyon
patriyotik : Yon mouvman politik e kiltirèl (pages 143-167) tranche de deux
façons : d’abord, elle est rédigée en créole ; ensuite, elle présente
et analyse un aspect de la lutte contre la dictature des Duvalier que des
Haïtiens ont menée dans l’émigration. Ménard rappelle le contexte national (les
débuts de la répression menée par François Duvalier contre la population
haïtienne, l’exil forcé des cadres haïtiens vers l’Afrique et l’Amérique du
Nord) et international (l’émergence des mouvements armés de gauche dans le
Tiers-Monde en général, la guerre du Vietnam et les répercussions qu’elle a
eues sur le monde étudiant de la majeure partie des pays occidentaux…) dans
lequel a pris naissance Aksyon patriyotik. Loin d’être déphasé par
rapport aux objectifs du livre, le texte de Guy Gérard Ménard se présente comme
un excellent rappel du rôle qu’ont joué les opposants haïtiens à la dictature
des Duvalier au cours des années 1960-1970.
Qu’est-ce que la petite-bourgeoisie
haïtienne ?
Il est évident pour tous les lecteurs de l’historien et
anthropologue Michel-Rolph Trouillot récemment décédé que son texte intitulé
Pour une Anthropologie du Jean-Claudisme (pages 190-227) est un texte de
jeunesse, à l’époque où il commençait sa carrière de brillant universitaire
qu’il est devenu. Les références des chercheurs contemporains qu’il cite ne
vont pas au-delà des années 1980 et le texte lui-même se ressent de certaines
avancées pas toujours très assurées. Malgré cela, on perçoit clairement
la profondeur de l’analyse, la solide argumentation, les nuances superbes de
l’exploration sociale haïtienne caractéristique de M-R Trouillot, telles que
révélées au grand jour dans l’un de ses plus grands textes, State Against
Nation : The Origins and Legacy of Duvalierism (1990).
Dans ce texte, Pour une Anthropologie du Jean-Claudisme, M-R
Trouillot tache de mettre en lumière les conséquences du dépérissement
des valeurs et des pratiques bourgeoises haïtiennes à la fin du dix-neuvième
siècle. Trouillot souligne le nombre alarmant des familles d’affaires
haïtiennes à faire faillite au cours des deux dernières décennies du
dix-neuvième siècle, et en même temps la pénétration au sein de la hiérarchie
commerçante haïtienne des hommes d’affaires allemands ou «syriens ».
(Ici, je signale la note citée au bas de la page 199: « En
langage haïtien, le terme « syrien » recouvre bien plus que des
originaires de la Syrie. Il embrasse toute une gamme d’immigrants
Levantins : Palestiniens, juifs ou catholiques Libanais, Syriens,
etc. »).
Central dans la thèse de M-R Trouillot est l’argument selon
lequel la référence constante aux pratiques et aux valeurs bourgeoises ne
résiste pas au comportement de « l’élite » haïtienne que Trouillot
définit ainsi : C’est « le chevauchement socio-culturel et
politique de la bourgeoisie des comptoirs et de ses alliés petit-bourgeois. En
tant que tel, l’élite est un ensemble toujours ouvert et changeant. Il inclut
ceux qui par leur position dans la structure économique (commerçants, industriels),
leur couleur, leurs souches généalogique, leur localisation spatiale et sociale
dans la République de Port-au-Prince, leur mode de paraitre (fréquentation,
« gros frottement », école, langage, tenue vestimentaire ont droit à
la nomination de « bourgeois » au sens Créole-Haïtien du
terme ».
Vers 1975, explique Trouillot, à partir de l’Affaire des
Timbres, un changement s’effectue dans le contenu généalogique de l’élite,
« mais aussi dans ses critères de sélection de plus en plus
accommodants ». Le déclin bourgeois s’accélère et, nous dit Trouillot,
« contribue autant à des changements de pratiques économiques, politiques
et socio-culturelles qu’à des changements dans la perception et la valorisation
idéologique de ces pratiques. » La source du « jean-claudisme »
se retrouve « dans la continuité d’un déplacement qui commence avec
la grande Dépression 1873-1896 et se vérifie avec les années folles du début de
ce siècle. »
Trouillot pose en toile de fond de la structure sociale
haïtienne la faiblesse structurelle de ce qu’il appelle la bourgeoisie
des comptoirs. Cette bourgeoisie est incapable, selon Trouillot, de reproduire
en son sein ou d’imposer pleinement au reste de la nation les codes
idéologiques et culturels qui caractérisent les bourgeoisies du Centre. Pour
Trouillot, « la bourgeoisie haïtienne n’a jamais été hégémonique au sens
où elle n’a jamais conquis le droit moral et social de diriger ce pays. »
Dans ces conditions, c’est la petite bourgeoisie qui va prendre la relève de
l’idéologie bourgeoise. Elle va le faire avec conviction et foi dans des
valeurs qui ont nom : culture, éducation, intellectualisme. Trouillot
explique : « Des individus sortis du gros des classes moyennes –donc
à deux naissances près d’un passé paysan –se battront pour devenir des hommes
de culture, une appellation qui leur donne droit au statut d’élite. »
(page 207). L’histoire de l’éducation formelle en Haïti se confond ainsi avec
les mécanismes de reproduction des valeurs et des codes bourgeois dans la
société haïtienne. « L’émergence de la petite bourgeoisie intellectuelle
et professionnelle comme un secteur particulier de la population urbaine va
créer « l’élite », lieu de rencontre de la bourgeoisie et des
« brillants » de la petite bourgeoisie. » (page 212). L’institution
scolaire et la culture qu’on y acquiert deviennent ainsi les facteurs les plus
sûrs de la mobilité sociale en Haïti. Mais, explique Trouillot, « en
renforçant ses propres mécanismes de promotion sociale, la petite bourgeoisie
établit aussi un mécanisme puissant de reproduction de l’idéologie bourgeoisie
relativement indépendant de la bourgeoisie elle-même. » (C’est moi qui
souligne).
Le changement du jean-claudisme tel que le perçoit M-R Trouillot
consiste en ceci : « quelque part entre la fin de la Dépression et la
mort de François Duvalier, le gros des classes moyennes a cessé de croire aux
valeurs bourgeoises et le secteur-guide de ces classes (la petite bourgeoisie)
a cessé de les reproduire. Le Jean-Claudisme, c’est aussi la déprime
intellectuelle et culturelle au sein de la petite bourgeoisie, déprime qui
contraste avec l’élan et la fougue qui marquent ce secteur de 1915 à 1965
environ. » (page 222).
Il est regrettable qu’on n’ait pas accès à la deuxième partie de
ce texte de M-R Trouillot qui est pourtant annoncée dans le corps de l’article.
J’ai placé dans la même catégorie les contributions de
l’historien Pierre Buteau (M. le Président, pages 39-61), et de Mme Magali
Comeau Denis (Pour lui, pour elles et pour eux, pour tous nos enfants…, pages
117-123). Dans ces deux textes en effet, les contributeurs décrivent,
interrogent et apostrophent le dictateur qui est revenu au pays pour se la
couler douce après tant d’années de répression politique, d’enrichissement
personnel, de silence imposé.
La contribution de Patrice Dumont intitulée Le Jean-claudisme ou
idéologie du paraitre, pages 125-139 caractérise ainsi le régime :
« Le jean-claudisme fut une mystification du peuple haïtien par
l’affirmation d’un mode d’être et de faire clinquants, superficiels et
corrompus de ses tenants au mépris du peuple souffrant. » Pour exacte
qu’elle soit, cette description de Dumont est dépassée par le
comportement actuel du régime du musicien devenu président. Haïti, c’est
le pays où l’histoire bégaie continuellement.
Les deux dernières contributions, celle de Marvel Dandin (28
novembre 1980 : le dernier tango du « Prince », pages 97-113) et
celle de Michel Soukar (Le Gouvernement de Jean-Claude Duvalier (22 avril
1971-7 février 1986) , pages 171-189) sont consacrées, l’une à un
travail de mémoire , l’autre à un travail d’historien. Comme on le sait,
histoire et mémoire relatent chacune à leur manière leur impression du passé.
La mémoire, territoire du collectif, instance du vécu, est traitée
littérairement par le journaliste, tandis que l’histoire telle qu’elle est
comprise par les historiens, mobilise un savoir, une connaissance qui s’attache
à restituer le passé en se pliant aux exigences des faits, de la vérité, grâce
au recul et à une distance par rapport à la mémoire personnelle.
Marvel Dandin remplit merveilleusement bien sa tache de
journaliste dans une contribution dominée par le souvenir, les sentiments, les
réactions des protagonistes. Les points de vue, souvenirs, et prises de
position qu’il a laissés conservent encore plus de trente ans après les
événements, une formidable source de reconstruction de ce qui s’est passé en ce
jour de novembre 1980 et durant la période de la dictature du
président-dictateur. Le texte de Dandin constitue un modèle de journalisme
littéraire que devraient lire tous les aspirants journalistes haïtiens vivant
en Haïti.
Quant à la contribution de Michel Soukar, c’est une présentation
en raccourci de ce qu’a été le régime de Jean-Claude Duvalier :
l’homme d’abord, son adolescence étouffée « dans un milieu composé surtout
des valets et des sbires de son dictateur de père », « dernier en
classe », « propulsé au pouvoir contre sa volonté ».
L’Héritage de son père ensuite. Soukar expose en quoi a consisté la fameuse
promesse du jeune président à vie : « Mon père a fait la révolution
politique, je ferai la révolution économique. » : d’abord, des
micro-projets économiques, des milliers de tonnes d’équipements divers et de
surplus agricoles, « une circulation artificielle d’argent,
[une] animation et [une] prospérité apparentes, [des] commerçants
satisfaits… » ; ensuite, toujours selon Soukar, la création d’une
zone d’industrie de sous-traitance dans les environs de la capitale. En fait,
malgré la soi-disant relance de l’économie accompagnée d’un semblant de
libéralisation dictée par les Etats-Unis, le régime de Jean-Claude Duvalier
fonctionnait encore comme une dictature. En témoigne ce qui s’est passé le 28
novembre 1980 (cf. la contribution de Marvel Dandin) et les assassinats de
journalistes comme Gasner Raymond ou Ezéchiel Abellard.
Un documentaire reflétant la vraie signification du Jean-Claudisme...
Soukar considère le mariage de Jean-Claude Duvalier avec Michèle
Bennett comme l’ouverture d’une brèche dans l’édifice du pouvoir. Cette union
permit « l’instauration des monopoles des Duvalier/Bennett sur le café, le
sucre, le transport, les allumettes, le cacao, etc… D’où mécontentement d’un
secteur de la bourgeoisie d’affaires qui avait pactisé avec le régime. La base
sociale du « jean-claudisme » se réduisit. Le pouvoir se mit à couver
un conflit interne, la mouvance démocratique s’étendait, la crise économique
s’aggrava. Choc pétrolier : escalade des prix du transport et de la
nourriture, chute des prix du café sur le marché mondial, baisse des rentrées
en Haïti. »
Dans la mesure où cette contribution de l’historien Soukar ne
visait nullement à l’exhaustivité (sans quoi, l’auteur ne l’aurait pas publiée
dans le cadre d’un ouvrage collectif mais en aurait fait un plein volume), on
peut dire que c’est un bon texte d’exploration historique haïtienne contemporaine.
Mais, nous souhaitons tout de même une étude historique fortement documentée de
cette période qui puisse rendre intelligible ce passé récent qui continue
encore avec le régime du musicien d’extrême droite devenu président.
Hugues Saint-Fort
New York, août 2013
Références citées:
Le Prix du Jean-Claudisme. Arbitraire, parodie,
désocialisation
Sous la direction de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot – C3 éditions,
2013, Port-au-Prince, HAITI
1.
Marx, Karl (1852)
[2007] Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte. Paris : Flammarion.
2.
Pierre-Charles, Gérard
(1973) Radiographie d’une dictature: Haïti et Duvalier. Montréal :
Editions Nouvelle Optique.
3.
Trouillot,
Michel-Rolph (1990) Haïti: State Against Nation. The Origins and Legacy of
Duvalierism. New York: Monthly Review Press.
Un documentaire sur les déboires de J-C Duvalier en France
No comments:
Post a Comment