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Saturday, June 1, 2013

Mes adieux à Raymond Chassagne
Par:Eddy Cavé eddycavé@hotmail.com

Ottawa, le 29 mai 2013

Le dimanche 28 octobre 2012, je participais à Montréal, aux côtés de Raymond Chassagne  et de Ghislaine Charlier, à une rencontre sur les auteurs jérémiens organisée par le Comité international pour la promotion du créole et l’alphabétisation (KEPKAA en créole). Cette activité à laquelle nous avait conviés Pierre-Roland Bain, le président du Comité, a probablement été une des dernières du genre auxquelles Raymond a participé. Il portait encore bien ses 88 ans et s’était même rendu au KEPKAA au volant de sa voiture.
L’écrivain Josaphat Large, qui devait présenter son dernier livre sur Jérémie n’ayant pu faire le déplacement, le temps qui lui était réservé a été réparti entre nous trois. Comme à l’accoutumée, Ghislaine Charlier séduit l’auditoire  par la puissance de son verbe, l’originalité de ses idées et son franc-parler. Elle donne ainsi le ton à une inoubliable rencontre empreinte d’une douce amitié et d’une grande courtoisie.  Raymond enchaîne, parle de sa poésie, des poètes jérémiens. Je bois littéralement chacune de ses paroles. Naturellement, il ne dit rien de ses déceptions ni des démêlés avec le pouvoir politique qui ont assombri son existence de citoyen et de poète.   
Raymond Chassagne parlant de son dernier recueil de poésie en 2012
Quel naturel et quelle spontanéité dans le langage! Quelle pondération dans le propos! Quelle humilité chez ce géant auquel le bel âge, la stature, l’impressionnant parcours et l’admiration de tous auraient pu facilement donner le vertige! Une seule réserve. J’ai de temps à autre l’impression que l’amour inconditionnel du pays lui interdit une évaluation froide et réaliste de certains de nos maux. Néanmoins, ceux qui connaissent moindrement son passé savent qu’il transporte en stoïque les fragments de nombreux rêves brisés. Et qu’il ne peut vivre dans l’indifférence les dures épreuves rencontrées sur son chemin.  
Durant une de nos récentes conversations, Raymond  me parla avec passion d’Ezer Vilaire à qui il vouait une véritable dévotion. Il me recommanda vivement de relire Les dix hommes noirs pour bien saisir l’actualité de la pensée de cet illustre Jérémien, ce que je n’ai pas  cessé de faire. Cela m’a d’ailleurs permis de saisir la similitude des vues de ces deux auteurs sur un grand nombre de sujets, la poésie, le patriotisme, l’amour du pays, la mort, le suicide. En relisant le poème ce matin encore, j’ai été frappé par ces vers qui me disent maintenant autant, sinon plus, sur Raymond que sur Vilaire : 
« Comment goûterez-vous la douceur de mourir.

Si vous n’avez compris l’extase de souffrir?

Vous ne le savez pas?  Les douleurs sont des ailes

Pour monter et se perdre aux sphères éternelles. » 

Formé à l’école de la douleur, Raymond avait sans doute apprivoisé l’idée de la mort et est entré dans l’éternité en faisant ce vœu stoïque des dix hommes noirs:

« Bienheureux si plus tard nul ne fait à notre âme

L’aumône d’une larme ou l’injure d’un blâme. » 
 
Officier-poète des beaux jours de l’Armée d’Haïti, Raymond Chassagne quitte cette institution après le début de guerre civile du 25 mai 1957. Il se tourne alors vers l’édition, puis connaît la prison. Après sa libération, il s’exile aux États-Unis, puis au Canada où il retourne aux études. Maîtrise en 1975 à McGill et doctorat en lettres à l’Université de Montréal en 1979. La même année, il retourne au pays pour se consacrer aux tâches qui l’attirent le plus. 
 
De retour en Haïti, Raymond enseigne à l’Université d’État et participe en 1983 à la réforme du système scolaire connue sous le nom de réforme Bernard. C’est avec beaucoup d’émotion qu’il nous parlera de cette expérience pendant la rencontre du KEPKAA.
  
Durant des vacances passées en Haïti il y a une trentaine d’années, j’ai reçu un jour la visite d’un vieil ami de la famille, Michel Mézile, qui voulait savoir si je connaissais bien Raymond et si je le voyais au Canada. Il me demanda alors de transmettre ses bons souvenirs à cet ami d’enfance avec qui il avait partagé une cellule au Pénitencier national, à Port-au-Prince, en 1958.

Le souvenir que ce compagnon d’infortune avait gardé de Raymond était celui d’un être exceptionnel, dont le courage, la détermination et le mépris de la mort, la foi dans l’avenir du pays ne se voyaient plus que dans les livres d’histoire. Je n’oublierai jamais l’admiration avec laquelle il décrivit les réactions qu’eut Raymond le 29 juillet 1958 en apprenant que ses anciens frères d’armes Alix Pasquet, Henry  Perpignan et Fritz Dominique avaient pris d’assaut les casernes Dessalines et sommé François Duvalier de se rendre. « Si l’affaire échoue, nous avait-il dit avec tout son calme,  ne soyez pas surpris qu’on vienne me chercher pour me fusiller… »

Une quarantaine d’années plus tard, en 2007, des déboires d’un autre type venaient assombrir de nouveau son existence. Saccage de sa résidence de Port-Salut; attaque à main armée du camion transportant à Port-au-Prince sa bibliothèque et sa riche collection de peintures; retour à l’étranger, décès de son épouse, etc. 

En octobre 2012, cet homme n’a plus 20 ans et vit son crépuscule avec courage et dignité. Assis 
près de lui à la rencontre du KEPKAA, je l’observe discrètement en train de dédicacer avec affection les exemplaires du Dernier des paladins, son plus récent recueil de poésie. Il répond avec grâce et sagesse aux questions d’une assistance attentive et partage avec nous son expérience du terrain. Pendant que je regarde les photos que j’ai prises de lui ce soir-là, il me vient à l’esprit une phrase lue la semaine dernière dans une des revues thématiques du GRAHN : « On ne peut aimer Haïti sans souffrir. »

Au moment de rééditer mon livre de souvenirs De mémoire de Jérémien, il y a environ deux ans, je lui ai demandé une photo de l’époque où il portrait l’uniforme. C’était pour illustrer l’idée que l’amour de la poésie était si fort chez certains Jérémiens qu’ils ne pouvaient la contenir même quand ils optaient pour le métier des armes. Les deux autres exemples retenus étaient Hamilton Garoute et Paul Laraque. L’idée lui plut et il m’envoya la seule photo qui lui restait de son passage dans l’Armée, celle du superbe saut à cheval réalisé quand il étudiait à l’Académie de cavalerie de Saumur, en France. Cette photo, celles de Ghislaine Charlier aux côtés de Fidel Castro et de la religieuse Ludovique Marc avec le pape Jean-Paul II sont les préférées des lecteurs de mon livre.  

La recommandation que m’a faite Raymond de relire Les dix hommes noirs m’a  aidé non seulement à décoder les messages dissimulés dans l’œuvre de Vilaire, mais aussi à comprendre sa propre angoisse. Ce poème et le suicide d’Edmond Laforest dans les premières années de l’occupation américaine de 1915-1935 sont les meilleures preuves de la conscience sociale et politique de nos poètes et du sens profond de nombreuses œuvres trop souvent considérées comme des exercices d’évasion pure et simple. À l’image de ces devanciers, Raymond Chassage était un poète qui s’est toute sa vie efforcé d’associer l’action politique, la création littéraire, l’expression des sentiments et le combat pour la justice sociale.
Je salue en lui un des derniers paladins de son temps. 




Eddy Cavé eddycavé@hotmail.com

 

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