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Monday, May 6, 2013

UN CINQUANTENAIRE COMMÉMORÉ DANS LE DEUIL À MONTRÉAL

26 avril 1963 - 26 avril 2013
Par Eddy Cavé, eddycave@hotmail.com 


Eddy Cavé 
Il y a environ une semaine, les paroisses catholiques de toutes les grandes villes du monde hébergeant une communauté d’origine haïtienne chantaient des messes de requiem en mémoire des victimes du vendredi noir haïtien de 1963. Les associations haïtiennes éparpillées d’un bout à l’autre de la planète se mobilisaient dans un même élan de solidarité avec les victimes, les survivants et leurs descendants. Elles ont contribué ainsi à entretenir un souvenir qui, même à l’intérieur du pays, risque de s’estomper si l’on n’y prend garde.

En Haïti, la société civile, mobilisée depuis plus d’une semaine, organisait partout des manifestations de sympathie et de solidarité. En donnant la parole aux survivants et à leurs proches, les médias sont parvenus à recréer la prise de conscience qui s’imposait. Devoir de mémoire face aux risques d’amnésie collective qui guettent à chaque pas une population constituée en majorité de citoyens de moins de 30 ans! Une semaine complète consacrée à expliquer ce qui s’est passé, à rappeler les faits, à pointer du doigt les tortionnaires, à faire la lumière dans l’espoir que cela ne se répètera pas.  
Après les nombreuses activités organisées en Haïti par la société civile, c’était au tour de la diaspora d’exprimer sa douleur, ses sentiments de révolte. Et aussi de prier pour le repos des centaines de victimes fauchées en plein jour par une meute de criminels répondant aux ordres d’un dictateur assoiffé de sang. Dans les diverses villes où la diaspora haïtienne a élu domicile, le glas a sonné dans le cœur de centaines de compatriotes réunis pour se souvenir d’une des journées les plus sanglantes de l’histoire récente de ce pays.

L'équipe de tirs d'Haiti recevant le deuxième prix
 au concours de tirs à Panama en 1963.
De G à D : Monod Philippe,Claude Edeline, François
Benoit, Guy Marcel, Sgt Pompée, Sgt Géralus Mondé

 
Jamais depuis les massacres commandés par Vilbrun Guillaume Sam en 1915 et la pacification du pays par les forces de l’occupation américaine, l’Haïtien n’avait autant fait couler le sang de ses semblables. L’impulsion une fois donnée, la machine à tuer refusera de s’arrêter, forçant à l’exil des centaines de milliers de citoyens incapables de respirer dans cette prison à ciel ouvert qu’était devenu le pays. Ce sont précisément les générations de l’exil qui se recueillent cette semaine dans le deuil.  De New-York à Los Angeles, de Chicago à Miami, de Paris à Dakar, de Montréal à Vancouver, de la Havane à Buenos Aires, c’est la même tristesse qui se lit sur les visages. Le même sentiment d’impuissance qui s’exprime dans les homélies des officiants et dans les prières des fidèles. À Montréal, la fin de semaine a été marquée par plusieurs manifestations, dont une messe chantée à la demande de Marie-Alice Marcel, sœur du sous-lieutenant Guy Marcel, exécuté ce jour-là. J’ai eu le privilège de converser ce jour-là avec elle et avec Liliane Coupet Dominique, la veuve de l’officier, venue spécialement d’Haïti assister à la messe de requiem.
  
Parmi les fidèles réunis à l’église Notre Dame des Neiges se trouvait Marie-Claude Argant, dont le fiancé Lionel Bance a été assassiné le même jour. C’était la première fois que je la revoyais depuis l’entrevue que j’ai relatée dans l’article publié dans Le Nouvelliste du 24 mai 2012 sous le titre : « Un
certain 18 mai, Marie-Claude Argant… » Que d’anniversaires douloureux! Dans la nef et sur le parvis de l’église, la plupart des conversations semblent commencer par les mots : « Il y a 50 ans… », par « Ce 26 avril… » ou par un sanglot discrètement étouffé. À mon avis, c’est à cette date que remonte la plus grande vague d’émigration de toute l’histoire d’Haïti. 
Soprano du Chœur de l’Orchestre métropolitain de Montréal, Marie-Alice Marcel a interprété durant la messe des chants grégoriens qui ont ému jusqu’aux larmes : l’Ave Maria de Schubert, le Panis Angelicus de César Franck et Bist du bei mir de Bach… Le témoignage qu’elle a prononcé à la fin de la cérémonie a également secoué jusqu’à l’officiant, Monseigneur Blanchard. :

En voici quelques extraits : 
« En octobre 1957, la Perle des Antilles changeait brusquement de visage avec l’arrivée au pouvoir des sanguinaires du régime Duvalier. L’une des premières victimes du nouveau régime fut Antoine Marcel, Tonton Tatane, cousin germain de mon père et père de Raymond Marcel. Sa disparition plongea la famille dans une profonde douleur. L’année d’après, Guy passe son baccalauréat et entre à l’Académie militaire où il se signale déjà par ses qualités de franc-tireur. Une fois commissionné officier, il participe à Panama aux concours militaires panaméricains de tir à titre de membre de l’Équipe nationale haïtienne, Le mercredi 24 avril 1963, il vient à la maison pour annoncer à ma mère qu’on vient de le révoquer des Forces armées avec plusieurs officiers du Grand Quartier général. Maman et les autres étant absents, je suis la dernière personne de la maison à qui il a parlé. 
Informée de la nouvelle de sa révocation, je lui pose la question tout spontanément : " Est-ce que tu vas gagner une ambassade?"
Il me répond : " Non, si mwen pran anbasad yap touye nou tout"
(Si je gagne une ambassade, ils vont tous vous assassiner!). Cette phrase résonne dans ma tête depuis 50 ans…
Mon frère venait de se marier. À peine 4 mois. Aussi est-il reparti chez lui à la Boule où il venait de s’installer. 

Guy Marcel en 1963
Ce 26 avril 1963, des centaines d’innocents ont péri à Port-au-Prince dans une folie meurtrière dont on n’arrive toujours pas à expliquer la violence. Comme bien d’autres militaires démobilisés, mon frère aurait pu gagner une ambassade et avoir la vie sauve... Guy, tu resteras toujours dans mes pensées, ne serait-ce que pour cet acte de courage et d’abnégation digne d’un héros cornélien […].
Le 26 avril 1963, on lui a enlevé jusqu’à la joie de fonder une famille.
Et dire que hier encore, un des petits-fils du dictateur publiait dans un quotidien de la capitale haïtienne un article commémorant l’anniversaire de la mort du criminel et soulignant ses grandes qualités de cœur[…] Aucun respect pour la mémoire des victimes et la douleur des survivants!  
Les forces de la répression ont alors exécuté sans pitié des centaines d’innocents qui vaquaient paisiblement à leurs occupations. Par le fer, par le feu et par leurs balles assassines, ils ont enlevé la vie à une multitude d’honnêtes citoyens dont le seul crime était de n’être pas des amis du régime. 
Au renversement de la dictature en 1986, le peuple haïtien avait de bonnes raisons de croire qu’il était pour toujours à l’abri des fusillades gratuites et des assassinats collectifs. Mais ne voilà-t-il pas qu’un autre vendredi 26 avril les mitrailleuses d’une dictature en gestation semaient de nouveau la mort à l’entrée de la même prison. C’était le 26 avril 1986. Vingt-trois ans plus tard, François Benoît et des milliers de citoyens se dirigeaient paisiblement vers le Fort Dimanche pour aller fleurir les fosses communes des martyrs de ce 26 avril 1963. À l’entrée du tristement célèbre Fort, une fusillade éclata, tuant un nombre indéterminé de manifestants […] »  
La messe de requiem a produit un véritable effet d’apaisement sur la sœur et la veuve de Guy Marcel. Durant la réception offerte à l’issue de la célébration, elles racontent avec une sérénité retrouvée les événements qui ont bouleversé leur existence et coupé leur vie en deux tranches : l’avant et l’après 26 avril. 
Marie-Alice était alors étudiante en pharmacie, n’ayant pu entrer en médecine à cause du système de patronage mis en place par le régime. Par la suite, elle devra abandonner ses études, la faculté étant devenue un enfer pour elle. De son côté, Liliane avait seulement 20 ans quand sa vie a basculé dans l’horreur. Elle raconte : 
« J’avais â peine quatre mois de mariage quand Guy a été révoqué des Forces Armées. Cela faisait à peine 10 jours qu’il revenait d’un concours de tir à Panama où l’équipe s’était signalée en se classant deuxième, après les États-Unis. Nous habitions alors
à Laboule, et Guy prenait ses dispositions pour s’orienter vers une nouvelle carrière. Ce vendredi-là, nous avons déjeuné tranquillement et nous nous apprêtions à descendre en ville.
Il était 10 heures environ quand nous avons entendu des vrombissements de moteur. En un clin d’œil, la maison a été encerclée d’hommes en tenue de combat armés jusqu’aux dents : pistolets, fusils mitrailleurs, grenades, etc.        


Papa Doc le 26 Avril 1963, un fusil entre les
jambes pour entretenir la peur et la terreur
Des macoutes en bleu et des militaires en treillis vert olive débarquent des camions de l’Armée par dizaines, grimpent sur le toit de la maison, tirant dans toutes les directions. On eût dit une guerre civile. Se rendant compte de la gravité de la situation, Guy décide de sortir de la maison. Il le fait, les deux mains en l’air criant à tue-tête : « Pa tire, pa tire, pa tire, mwen pa ame (De grâce, ne tirez pas je ne suis pas armé.)  
Guy parti, j’essaie de retrouver mes esprits et je décide de me rendre en ville prévenir sa mère. Les rues sont complètement désertes… Le vendredi noir avait commencé…» 

Sa voix s’est éteinte dans un sanglot. Par respect pour sa douleur, nous essayons de parler de banalités qui manifestement n’intéressent personne. Puis, la conversation dérive vers l’inévitable sujet du bilan des cinquante dernières années de notre vie de peuple, des désillusions de l’après 1986, du 10 janvier 2010, de l’après-séisme, de la reconstruction, etc. Des illusions perdues, des espoirs déçus, des rendez-vous manqués

Initiation au tir et à la dictature
La salle de réception ayant été retenue pour quelques heures seulement, il faut bientôt mettre fin aux conversations qui s’animent au rythme des retrouvailles, des témoignages et des confidences des soixante ans et plus. On se sépare dans la tristesse, évitant de prendre rendez-vous pour la ronde des cinquantenaires qui vient de commencer : l’affaire Hector Ryobé au début de l’été de la même année; les invasions avortées de l’ex-général Léon Cantave à Fort Liberté et à Ouanaminthe, ainsi que celles de Fred Baptiste dans le Sud-Est; l’épopée de Jeune Haïti qui déclenchera les massacres de Jérémie en 1964; la tentative de déstabilisation du régime par Gérald Brisson et les camarades du Parti unifié des communistes haïtiens (PUCH) à partir de 1967; la mutinerie du corps de Gardes-côtes avec le colonel Octave Cayard en 1970. 
Le dictateur étant décédé dans son lit en 1971 après avoir désigné son successeur, Haïti semblait entrer dans une ère de dynasties. Comme celle des César à Rome, des Ptolémée en Égypte, des Bourbons en France. Quelle aberration! Le peuple haïtien méritait mieux que cela.
Une question absurde, défaitiste sans doute, revient d’elle-même chaque fois qu’on essaie de scruter le proche avenir à la lumière d’un passé récent peu reluisant et d’un présent peu prometteur : Tout ce sang a-t-il été versé pour rien?

Par Eddy Cavé, eddycave@hotmail.com   
 

2 comments:

  1. Merci de partager cette tranche importante de notre histoire de peuple. On ecrase une larme pour ces coeurs meurtris, ces vies brisees et on entrevoit les fantomes du passe dans la realitie quotidienne du pays. Indifference ou ignorance, culture de sans foi, ni loi, pauvrete et desespoir... Est ce que l'on pourra un jour vaincre les demons de notre histoire?

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  2. nterpeller vos gouvernement afin qu'il n'encourage pas les dictatures. Le Canada a toujours été complice des Duvalier, Namphy, Cedras, etc. et s'emploie jusqu'à maintenant à bloquer la démocratie en Haiti.

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