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Sunday, April 12, 2020

La mort est devenue tangible, l’humanité éteint ses lumières

Questions pour temps d’épidémie
Par David Grossman, écrivain 

La mort est devenue tangible, l’humanité éteint ses lumières. L’écrivain israélien sonde nos consciences face à l’épidémie. La briéveté de la vie et sa fragilité inciteront-elles des hommes et des femmes à adopter un nouvel ordre de priorités ? A s’efforcer davantage à distinguer l’essentiel et l’accessoire ?

Tribune. Elle nous dépasse, cette épidémie et, en un certain sens, elle reste insaisissable. Elle est plus forte que n’importe quel ennemi de chair et de sang auquel nous avons été confrontés, et aussi de tout super-héros que nous avons inventé en imagination et au cinéma. Parfois, l’idée glaçante s’insinue en nous que peut-être, cette fois, nous allons perdre, perdre vraiment, notre guerre contre elle. Une défaite mondiale. Comme au temps de la «grippe espagnole». Idée balayée aussitôt : comment pouvons-nous être vaincus ? Nous sommes l’humanité du XXIe siècle ! Nous sommes sophistiqués, informatisés, équipés d’une infinité d’armes et de moyens de destruction, d’antibiotiques, de vaccins… Malgré tout, quelque chose en elle, dans cette épidémie, dit que, cette fois, les règles du jeu sont différentes de tout ce à quoi nous avons été habitués jusqu’ici, au point même d’affirmer que, pour l’heure, ce jeu ne connaît plus de règles. Terrorisés, nous comptons d’heure en heure les malades et les morts d’une extrémité à l’autre de la planète. En revanche, l’ennemi qui se dresse devant nous ne trahit aucun signe d’épuisement ou de ralentissement, tandis qu’il nous anéantit sans entraves et se sert de nos corps pour se propager.

Quelque chose dans l’invisibilité de cette épidémie, dans sa vacuité violente, semble menacer d’aspirer en elle toute notre existence qui nous paraît soudain fragile et sans défense. De même, les tombereaux de mots déversés à son propos au cours des derniers mois n’ont pas réussi à la rendre un peu plus compréhensible ou prévisible.

Roulette russe

Dans la Peste, Albert Camus décrit une humanité qui croit vivre un cauchemar. Un cauchemar voué à s’évanouir. Mais il ne disparaît pas toujours, et d’un cauchemar à l’autre, ce sont les individus qui disparaissent. Ceux-là croient encore que tout reste possible et que l’épidémie est inconcevable en raison. Ils vaquent donc à leurs occupations, font des projets… Comment pourraient-ils penser que la peste liquide l’avenir ?

Nous, nous savons : une partie de la population va être contaminée par le virus. Une partie va mourir. Aux Etats-Unis, on avance le chiffre de plus d’un million de décès futurs. La mort est devenue très tangible. Celui qui le peut refoule ce fait. Mais celui dont l’imagination est très active - comme l’auteur de ces lignes, par exemple, aussi faut-il envisager ses propos avec circonspection et défiance - devient la victime de chimères et de scénarios qui se démultiplient à une vitesse qui ne le cède en rien à celle de la propagation du virus. Chaque individu croisé me révèle, en un éclair, les différentes virtualités de son avenir à la roulette russe de l’épidémie. Et ma vie en son absence. Et sa vie en mon absence. Chaque rencontre, chaque discussion peuvent être les dernières.

Le nœud se resserre de plus en plus : au début, on nous a dit : «On boucle les cieux» (quelle expression extravagante !). Ensuite, on a fermé nos chers cafés, les théâtres, les terrains de sport, les musées, les jardins d’enfants, les écoles, les universités. Les unes après les autres, l’humanité éteint ses lumières.

Brusquement, un drame catastrophe intervient dans nos existences avec un écho biblique : «Et l’Eternel châtia le peuple» (Exode XXXII, 35) après le péché du Veau d’or. Aujourd’hui, c’est tout l’univers qui est châtié. Chaque homme est un acteur de ce drame. Nul n’en est exempté. Nul ne voit l’ampleur de son rôle inférieure à celui des autres. D’un côté, par la nature même de cette extermination massive, les défunts inconnus de nous ne sont qu’une statistique, ils demeurent anonymes et sans visage. D’un autre côté, lorsque nous regardons aujourd’hui nos proches, nos êtres chers, nous ressentons à quel point chaque homme incarne une civilisation entière, illimitée, dont la disparition dépouillera l’univers d’une composante irremplaçable. Le caractère unique de chaque individu émane soudain de lui, et de même que l’amour nous incite à distinguer un individu au milieu des masses qui croisent nos existences, de même la conscience de la mort provoque en nous le même sentiment.

Miracle de la survie

Grâces en soient rendues à l’humour, le meilleur moyen d’affronter tout cela. En réussissant à rire du corona, nous affirmons qu’il n’est pas parvenu à nous paralyser totalement. Que nous bénéficions encore de notre liberté de circuler face à lui. Que nous continuons à lutter contre lui et que nous ne sommes pas uniquement ses victimes désemparées (pour être précis, nous sommes réellement ses victimes désemparées, mais nous avons trouvé un moyen de contourner l’horreur de cette réalité et même de nous en amuser).

Pour beaucoup, cette épidémie est susceptible de se transformer en événement fatidique et fondateur. Lorsqu’elle retombera enfin, et que les gens sortiront de chez eux après un confinement prolongé, il se peut que de nouvelles et surprenantes opportunités se fassent jour : peut-être que le contact avec ce fondement de l’existence le produira. Peut-être que le caractère concret de la mort et le miracle de la survie ébranleront et bouleverseront des femmes et des hommes.

Beaucoup perdront leurs êtres chers. Beaucoup, leur emploi, leur gagne-pain, leur dignité. Mais lorsque l’épidémie s’achèvera, il y en aura peut-être d’autres qui ne voudront plus revenir à leur vie antérieure. Certains - ceux qui en auront les moyens, bien sûr - quitteront leur lieu de travail où, pendant des années, ils ont été étouffés et opprimés. Certains décideront d’abandonner leur famille. De se séparer de leur conjoint. De mettre un enfant au monde ou, au contraire, de s’en dispenser. Certains «sortiront du placard» (de toutes sortes de placards). Certains se mettront à croire en Dieu. Et des religieux perdront la foi. Peut-être que la conscience de la brièveté de la vie et de sa fragilité incitera des hommes et des femmes à adopter un nouvel ordre de priorités. A s’efforcer davantage à distinguer l’essentiel et l’accessoire. A comprendre que le temps - et non l’argent - est leur bien le plus précieux.

D’aucuns se poseront pour la première fois des questions sur leurs choix, leurs renoncements et leurs compromis. Sur les amours qu’ils n’ont pas osé nouer. Sur la vie qu’ils n’ont pas osé vivre.

Nouveau souffle

Ceux-là se demanderont - brièvement, mais cette possibilité surgira en eux - pourquoi ils gaspillent leurs journées dans des relations qui gâchent leur existence. D’autres encore s’apercevront brusquement que leurs opinions politiques sont erronées, fondées uniquement sur des frayeurs ou des valeurs balayées par l’épidémie. Certains remettront peut-être en cause les raisons pour lesquelles leur peuple continue à être en guerre avec son ennemi, pendant des générations, et à croire que la guerre est une fatalité décidée au Ciel. Il se peut que l’expérience d’une épreuve humaine aussi terrible et profonde conduise certains à se dégoûter des positions nationalistes et de tout ce qui entretient la séparation, la xénophobie, la haine et le retranchement.

Il y en aura peut-être certains pour se demander, pour la première fois, pourquoi Israéliens et Palestiniens continuent à se combattre et à ruiner leurs existences depuis plus d’un siècle dans un conflit qui aurait pu être résolu depuis longtemps ?

Le recours à l’imagination au cœur même de l’abîme de désespoir et de peur actuels possède sa propre dynamique. L’imagination n’est pas uniquement capable de «broyer du noir», mais aussi de préserver la liberté de l’âme. Pendant cette période tétanisante, l’imagination est comme une ancre que nous lançons des profondeurs du désespoir vers l’avenir, et nous commençons à la tirer vers nous afin d’avancer dans sa direction. Le fait même d’imaginer une situation meilleure signifie que nous n’avons pas encore permis à l’épidémie, à la peur qu’elle provoque, de réduire notre être au silence. A partir de là, l’on peut espérer que, peut-être, lorsque l’épidémie sera derrière nous et que l’atmosphère se chargera du sentiment de la guérison, de la convalescence et de la santé, un nouveau souffle animera les individus, un souffle de légèreté et d’une sorte de renaissance. Peut-être quelques signes grisants de candeur sans une once de cynisme. Peut-être que la tendresse deviendra soudain, pendant quelque temps, une consigne inscrite dans la loi. Peut-être comprendrons-nous que cette épidémie meurtrière nous offre l’occasion d’extirper de nous-mêmes des couches de graisse, d’avidité bestiale. De réflexion obtuse et aveugle. D’une abondance devenue un gâchis qui a commencé à nous étouffer (et pourquoi diable avons-nous accumulé tant d’objets ? Pourquoi avons-nous à ce point bourré et enterré nos existences sous des montagnes d’objets superflus ?).

Bien à tous

Il se peut que certains regarderont toutes sortes de produits trompeurs de la société d’abondance avec l’envie de vomir. Peut-être que les saisira l’idée banale, simple, qu’il est horrible que certains soient si riches et d’autres si pauvres. Qu’il est épouvantable qu’un monde riche et si repu n’offre pas une chance égale à chaque enfant qui naît. Ne sommes-nous pas un même tissu humain qui nous unit, comme nous le découvrons en ce moment ? Le bien de chaque être humain n’est-il pas, en fin de compte, notre bien à tous ? Le bien de la planète sur laquelle nous vivons est notre bien, l’air pur que nous respirons, et l’avenir de nos enfants.

Il se peut aussi que les médias, dont l’influence est presque écrasante dans l’écriture de nos vies et de notre époque, s’interrogent honnêtement sur leur rôle dans le sentiment de dégoût généralisé dans lequel nous étions plongés avant l’épidémie. Quelle est leur part dans notre sensation que, sans cesse, des gens aux intérêts absolument flagrants nous manipulent pour laver nos cerveaux et piller notre argent ? Qu’ils nous racontent notre histoire tragique et complexe avec cynisme et vulgarité. Je ne parle pas de la presse sérieuse, d’investigation, courageuse, mais de cette «communication de masse» qui, depuis longtemps, a perdu sa vocation d’informer les masses mais a transformé les êtres humains en masses. Et, plus d’une fois, en populace.

Quelque chose de ce que je viens de décrire se produira-t-il ? Qui sait ? Et même si cela devait se produire, je crains que cela ne se dissipe rapidement et que tout reprenne son ancien cours avant que nous ne soyons contaminés, avant le Déluge. Tout ce que nous allons traverser jusque-là, nous avons du mal à le pressentir. Mais cela vaut la peine de continuer à nous poser ces questions, comme une sorte de remède jusqu’à ce que le vaccin contre l’épidémie soit trouvé.

Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche.



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